Chapitre 10
Les Portes sont vitales au Double Monde. La première chose que fait un représentant après sa consécration, n'est-ce pas d'ouvrir sa Porte majeure pour assurer la stabilité du Ciel ? Sans elles, le Ciel s'effondrerait sur la Terre et le chaos régnerait.
Après son bain de foule forcé, Yuzu était heureuse de retrouver le calme des rues pavillonnaires. Elle marchait d'un pas rapide, ayant souhaité s'éloigner le plus rapidement possible du bruit et des lumières. Les maisons se ressemblaient toutes ici, le genre de quartier où, selon les séries américaines, tout se sait et vos voisins sont probablement des tueurs en série cachés. Cette pensée la fit sourire. Elle arriva enfin devant une maison - identique aux deux qui l'encadraient. Un jardin peu entretenu et un vélo qui avait vu passer de meilleurs jours lui servaient de parure avec comme ornement principal, le panneau indiquant « À LOUER ».
La maison appartenait aux services de la Bibliothèque. Elle permettait de loger discrètement certains de leurs membres et la location servait surtout à ne pas attirer l'attention sur les allées et venues. Les voisins en avaient l'habitude maintenant et même si certains d'entre eux soupçonnaient parfois que des squatteurs y avaient pris leurs quartiers, ils ne se donnaient même plus la peine de prévenir la police. Avec les couches de protection magique soigneusement tissées autour et ses antécédents, la maison représentait une cachette tout à fait décente pour Jessica le temps que les choses se tassent.
Yuzu s'engagea dans l'allée pavée de pierres salies par la poussière et les multiples passages. Elle sortit un trousseau de clés d'une des poches de son long manteau noir qui ne semblait jamais la quitter lors de ses expéditions nocturnes. Elle déverrouilla la porte et monta directement à l'étage. Elle avait repéré la présence de six Inquisiteurs dans la maison et ses alentours. Ils l'avaient réellement prise pour une idiote. Elle avait suivi la même formation qu'eux. À quoi pensaient-ils ?
Chassant ses pensées avant de trop s'énerver, Yuzu sortit délicatement la petite bouteille en verre d'une autre poche. Elle ouvrit avec précaution le bouchon et le laissa flotter dans les airs. Mettant sa paume de main à plat et positionnant la bouteille bien droite en son centre, elle ferma les yeux et souffla dessus. De sa main s'échappa lentement un cercle vert doté de runes sur tout son pourtour. Il s'élargissait, encore et encore jusqu'à atteindre une taille respectable. Yuzu rouvrit les yeux, satisfaite. Le cercle rétrécit alors brutalement, et fit le chemin inverse jusqu'à s'étaler à présent sur la bouteille plutôt que dans les airs. Celle-ci disparut progressivement et Jessica apparut, flottant dans les airs, endormie. Yuzu leva alors la main droite et la referma dans les airs. Elle ouvrit sa paume et sourit en voyant la bouteille à nouveau présente sur ce pan de réalité. Elle repositionna le bouchon, remit le tout dans sa poche et fit un geste de la main gauche. Le corps de Jessica se déplaça docilement vers le lit. Une fois qu'elle fut bien installée, Yuzu rabattit la couette sur la jeune femme et d'un claquement de doigts, ferma également les rideaux de la chambre. Elle repartit enfin sans faire un bruit, renfermant la porte derrière elle.
Yuzu descendit les marches des escaliers, songeuse. Elle choisit de bifurquer vers la cuisine pour retrouver l'homme qui l'avait prévenu de la fuite de Jessica. Valentin était grand, carré d'épaules et les cheveux coupés à ras. Le second de Nathanael avait les bras croisés, son corps appuyé contre la table de la cuisine, les lèvres pincées. Il s'attendait presque à se faire ignorer par la Gardienne des Savoirs. On hésitait souvent à dire si elle avait mauvais caractère ou si c'était de l'arrogance. Valentin pensait que c'était un peu des deux et ne s'était jamais gêné pour lui faire comprendre ce qu'il en pensait. Aux yeux de Valentin, la Gardienne n'avait qu'un seul mérite : elle se salissait les mains, et souvent qui plus est. Elle ne laissait pas les basses besognes à ses nombreux subordonnés, pas toutes du moins.
Yuzu se tenait dans le seuil de la porte de la cuisine et le dévisageait, les bras derrière le dos. Elle décida pour une fois d'ouvrir le bal :
- Les querelles internes du Magisterium ne devraient pas avoir d'incidence sur les gens à l'extérieur de celui-ci et encore moins sur les parrii. Je ne sais pas à quel clan appartient l'homme qui a volontairement laissé s'échapper Jessica dans l'espoir qu'elle se fasse capturer et que je me mette ainsi à dos le clan d'Aheela mais il ferait bien de faire attention à lui, fit-elle remarquer.
- Tout le monde n'est pas d'accord sur la place à accorder aux parrii, rétorqua Valentin. Certains clans sont plus généreux que d'autres envers leurs faibles descendants. Et dans tous les cas, d'une manière ou d'une autre, cette fille est désormais au centre de bien des choses, Madame. Elle a fréquenté Matelson, personne ne sait exactement ce qu'elle sait, sans compter que c'est son fils là-dedans et qu'il veut le récupérer alors que c'est notre seul moyen de pression. Nous pourrions peut-être l'utiliser elle ou même le bébé comme appât pour le capturer.
Yuzu se raidit et répliqua d'une voix glaciale :
- Il y a des lignes qui ne doivent pas être franchies. Et même si on en arrive là, vous ne serez pas impliqués. Si nous devons en venir à menacer un bébé, je m'en occuperai seule. Quant à vous, vous feriez bien de choisir : soit vous vous en tenez à mon plan pour le moment c'est à dire protéger Jessica tandis que je traque le renégat, soit vous me proposez autre chose et vous me dites que vous n'êtes pas d'accord. Je ne pense pas me tromper en affirmant que votre homme a peut-être agi seul mais que le reste de l'équipe aurait bien fait la même chose.
Elle poussa un soupir et fit quelques pas dans la cuisine sous l'œil suspicieux de Valentin.
- Jessica est jeune. Et elle doit être protégée. Il ne s'agit pas seulement d'intrigues politiques mais de la réputation des Inquisiteurs face au clan de Jessica. Ils ont la main haute. S'ils pensent que les Inquisiteurs n'ont pas été à la hauteur, ils peuvent vous faire très mal. La Shawilum Aheela peut se montrer retorse. Et elle a des alliés puissants au sein du Magisterium. Pour garder leur réputation d'assassins implacables mais sous contrôle, les Inquisiteurs doivent être au-dessus des petites luttes intestines du Magisterium, en apparence au moins.
Yuzu se retourna pour jauger la réaction de Valentin face à sa déclaration. Son regard était braqué sur elle, ces sourcils à demi-froncés.
- Qu'y a-t-il ? demanda Yuzu en levant un sourcil. S'était-elle mise à parler en latin brusquement ou Valentin devenait-il lent d'esprit ?
- Jessica...
- Oui ?
- ... que vous...
- Quoi ? s'agaça Yuzu.
Valentin toussota dans sa manche.
- Jessica Miller est plus vieille que vous, Madame.
Yuzu cligna des yeux, fixant un Valentin un peu gêné. Visiblement, elle venait brusquement de se rappeler de son âge, pensa celui-ci, amusé.
- C'est un peu ironique lorsque vous dites qu'elle est jeune et qu'elle doit être protégée. Elle a 26 ans, vous en avez 25. Elle est enceinte, à moitié irresponsable et capricieuse comme un âne alors que vous... Vous avez grimpé les échelons du Magisterium pour occuper l'un des postes les plus importants en quelques années à peine. Vous avez intégré la formation des Inquisiteurs à 16 ans et vous en êtes ressortie à 21 pour devenir la Gardienne des Savoirs. Bon, vous n'avez pas non plus un caractère simple et beaucoup se demandent d'où vous venez, si vous n'avez pas utilisé la magie pour rajeunir et dissimuler votre âge mais...
À ces mots, Yuzu sembla revenir à elle-même et ses yeux lancèrent des éclairs. Elle l'interrompit sèchement :
- Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Et ce n'était pas le sujet initial de notre conversation non ?
Valentin se racla la gorge.
- Je voulais juste vous dire que certains d'entre nous avaient été déçus quand vous êtes partie.
Yuzu esquissa un mince sourire.
- Mon engagement au sein de la formation des Inquisiteurs relevait de la blague d'une personne à l'humour douteux. Je n'ai jamais promis que j'y resterais. Ça n'aurait rien apporté de bon, conclut-elle en se détournant à nouveau.
Valentin haussa les épaules.
- Pour en revenir à notre conversation initiale, il est vrai que les Inquisiteurs n'aiment pas se mêler de politique, ils se contentent de tuer ceux qu'ils doivent tuer. Même Nathanel évite d'aller trop loin dans les intrigues du Magisterium ce qui porte parfois préjudice à l'ensemble des Inquisiteurs. Nous ne sommes pas une faction. Nos membres se contentent de jurer allégeance à leur clan d'origine et les luttes du Magisterium se répercutent sur nous.
- Vous n'êtes plus une faction, corrigea Yuzu. Vous l'avez été et vous devez l'être à nouveau. Les Inquisiteurs sont le contre-pouvoir du Consiliarerum et de la Reine au sein du Magisterium. Je ne pourrai pas toujours être là à assurer vos arrières et à dissimuler vos erreurs, à supposer même que je le souhaite.
Valentin médita en silence les mots de la Gardienne durant quelques minutes.
- Vous nous dites de redevenir ce que nous avons été sous le règne de la Mangeuse de Vie. De reprendre le pouvoir que nous avons progressivement abandonné après la disparition de la fondatrice du Magisterium qui a également créé notre ordre.
Yuzu le regarda, ses yeux insondables plongés dans ceux du second de Nathanaël.
- Peut-être. J'ai prononcé des mots mais ils ne m'appartiennent plus maintenant. Ils sont à vous. Faites-en ce que vous voulez.
Le silence s'étira entre les deux tandis que Valentin fixait Yuzu.
- Quel est le but de tout ça ? murmura-t-il. Que voulez-vous ? Et jusqu'où irez-vous ?
Yuzu battit des paupières et sourit tranquillement.
- Des bouleversements sont toujours à craindre lorsque les relations entre Célestes et Sorcières sont tendues. C'est le cas en ce moment et cette affaire cristallise beaucoup de choses. Mais je suis et resterai la Gardienne des Savoirs, Valentin. Rien de plus et rien de moins.
Valentin ne répondit pas. Y voyant le signe que la conversation était désormais terminée, Yuzu hocha la tête et prit congé :
- Je vous confie Jessica et je compte sur vous pour que l'incident ne se reproduise pas, autant que pour réfléchir à notre conversation. Et pour que vous vous confiiez à qui de droit. Il est temps pour moi de rentrer au Magisterium.
Et sur ce dernier salut, elle sortit de la cuisine et s'en alla. Valentin resta un long moment à fixer le seuil désert. La Gardienne avait eu des mots justes. Des mots que Nathanael et lui avaient maintes fois pensés mais jamais mis à exécution. En parler au grand maître des Inquisiteurs ferait le jeu de la Gardienne mais Valentin avait bien compris que son ordre ne pourrait être respecté en tant que contre-pouvoir qu'en se replongeant au cœur des luttes politiques et en faisant valoir leur droit à la neutralité et leur fidélité à la loi du Magisterium.
Quelques fêtards erraient encore dans les rues à l'heure avancée de la nuit à laquelle Yuzu atteignit enfin le Magisterium mais rien qui ne puisse réellement la plonger dans le même état qu'en début de soirée. Yuzu se sentait d'ailleurs étrangement calme après ces évènements. Sa conversation avec Valentin y était sans doute pour beaucoup : les pièces du puzzle s'assemblaient en douceur et la Gardienne devenait presque fébrile en pensant au dessin qu'il révèlerait.
Chaque chose en son temps, murmura une petite voix, la même petite voix qui murmurait à l'oreille de la Gardienne lorsque le fil du futur se déroulait sous ses yeux ou que les échos du passé venaient troubler son sommeil. Yuzu repoussa méthodiquement la tentation de suivre ce chemin. Ses visions lui en avaient indiqué assez pour l'instant et la route qu'elle avait choisie ne s'était pas encore effondrée sous ses pieds. C'était un bon signe. Elle tirerait les cartes pour apaiser son don capricieux plus tard dans la journée.
C'est avec un certain soulagement que Yuzu atteignit les marches de l'entrée du Magisterium et avec empressement qu'elle gagna sa précieuse bibliothèque. L'endroit était désert et atrocement calme. Elle s'enfonça dans les allées jusqu'à atteindre l'escalier qui menait à la mezzanine et l'emprunta.
La table ronde en fer doré était toujours là, la chaise à demi tirée comme si cette dernière attendait qu'on prenne place. Yuzu ôta son manteau et souleva le couvercle de la théière. Plus d'eau. Elle marmonna quelque chose de peu élogieux puis reposa le couvercle. Elle tapota deux fois sur le couvercle et d'imperceptibles runes se tracèrent rapidement avant de s'effacer. Yuzu regarda à nouveau. L'eau était là, fumante et prête à accueillir le thé. Elle sourit, satisfaite et se saisit d'un des pots soigneusement alignés sur la desserte postée à côté de la table. Elle huma les feuilles à l'intérieur, fronça les sourcils et fit une petite moue en regardant la théière, indécise. Elle finit par se décider et immergea la préparation dans l'eau bouillante à l'aide d'une cuillère spécialement conçue à cet effet.
En attendant que le thé infuse, Yuzu plia sa jambe gauche vers le haut et posa le pied sur la chaise. Elle remonta avec précaution son pantalon en le roulant jusqu'au genou pour découvrir l'enchevêtrement de métal et d'os qui composait sa jambe. Elle passa délicatement sa main sur les armatures métalliques. Elle pencha la tête pour observer le mécanisme de plus près. Le travail était assez incroyable : os, muscles et nerfs se mélangeaient au fer et aux éléments métalliques, les uns prenant le relais des autres. La fusion était certes repoussante puisque tout se voyait mais l'horreur avait quelque chose de fascinant.
La main de la Gardienne des Savoirs finit par s'arrêter sur une vis en particulier, petit élément dissimulé au cœur de la jambe. Cette main agrippa soudainement la pauvre vis et se mit à la serrer, brutalement, sans compromission. Yuzu ferma les yeux sous la douleur mais termina son œuvre. Ça y est. Tout était à nouveau en place et fonctionnel. Elle reposa avec effort sa jambe par terre tandis que son genou émettait le craquement sonore d'une rotule malmenée. Elle prit une grande inspiration et quelques minutes s'écoulèrent avant qu'elle n'expire doucement.
- Est-ce que tout va bien ? s'enquit Lyusha.
Yuzu se tourna lentement vers elle et lui offrit un sourire froid. Lyusha tressaillit.
- Oui, merci. Un petit souci technique. Cela arrive de temps en temps. On s'y fait.
Yuzu s'assit alors et se servit du thé. Elle reprit :
- Tu travailles sur la protection des derniers arrivages ?
Lyusha sembla un instant déstabilisée par la question, ne sachant plus où se mettre. La Gardienne hantait la Bibliothèque au sens propre comme au figuré. On pouvait la trouver à toute heure du jour ou de la nuit à travailler ou à veiller sur livres et grimoires à tel point qu'elle se fondait dans le décor et pouvait vous surprendre au pire des moments. En revanche, on ne la voyait guère être en difficulté. Lyusha n'avait pas voulu l'espionner, disons juste qu'elle voulait voir un instant Yuzu sous la peau de la Gardienne. Pouvoir se targuer de faire réellement partie de ce cercle proche et ne pas simplement en donner l'image aux yeux scrutateurs du Magisterium. Elle ne s'était en revanche pas attendue à la douleur et encore moins à la forme de résignation triste qu'elle avait perçu un instant lorsque la Gardienne avait contemplé sa jambe infirme.
Yuzu prit une gorgée de thé en attendant sa réponse. Lyusha se décida à s'approcher.
- Oui. Le clan Phạm nous a envoyé un vieux grimoire retrouvé dans une des caves de leurs propriétés. Aucune de leur Mar Bani n'a vraiment été en mesure de décrypter la magie qu'il renferme, ils ont donc préféré nous le céder. Je soupçonne que sa rédaction doit remonter au moins aux Terribles Guerres. Je tiens à soigner sa protection.
Yuzu hocha la tête, approbatrice. Elle lui montra la place en face d'elle autour de la table. Lyusha en déduisit qu'elle avait la permission de s'installer. Et que finalement peut-être que Rin et elle faisaient bel et bien partie du cercle intime de la Gardienne, même si elle n'en avait pas eu conscience jusque-là. Et sa manière de le montrer était aussi tordue que son caractère. Un cercle de magie s'épanouit sous ses pieds et une chaise identique à tout point à celle de Yuzu apparut. Lyusha prit place et d'un geste timide, se fit également apparaitre une tasse. Elle regarda du coin de l'œil la Gardienne lui choisir un autre thé sur sa desserte et la laissa lui préparer une nouvelle théière. Elle osa :
- L'orage tout à l'heure ... était-ce de votre fait ?
Yuzu renifla dédaigneusement tout en continuant à s'activer sur la préparation.
- Question inutile et sans pertinence très chère. À mon tour.
Elle posa le couvercle sur la théière désormais prête pour la laisser infuser.
- Quelles nouvelles ? Ne me dis pas que le Magisterium n'était pas sens dessus dessous après les évènements au Consiliarerum de la nuit précédente.
Lyusha soupira mais abandonna la partie pour cette fois. La Fureur du Ciel resterait un mystère encore quelques temps. Le surnom lui avait été donné après une chasse restée dans les mémoires lorsque Yuzu faisait encore partie des Inquisiteurs. Des sorcières renégates s'étaient regroupées pour jeter un sort collectif et l'équipe d'Inquisiteurs dépêchée sur place avait rapidement été débordée avant qu'une tempête d'une rare violence n'éclate. Le ciel avait déversé sa rage sous forme d'éclairs, de trombes d'eau et de tourbillons. A la fin, il ne restait que des cadavres, certaines sorcières ayant été foudroyées, d'autres noyées et pire les dernières avaient, semblait-il, été décapitées par des lames de vents violents. On comptait trois survivants sur la vingtaine de personnes présentes. Yuzu avait déclaré ne rien savoir, que Bouddha ou même le karma s'étaient peut-être décidés à agir. À partir de là, la légende était née. Et elle se poursuivait avec toujours autant de brio et d'énigme.
- Le Magisterium était en ébullition oui. Wai-nui n'a pas été vue depuis quatre siècles. Son existence a d'ailleurs toujours plus tenu du mythe qu'autre chose ! Les recrues parrii en ont parlé toute la journée.
Lyusha s'interrompit pour se servir son thé infusé et souffla dessus pour prendre une gorgée. Elle fit un bruit d'approbation et Yuzu lui fit l'aumône d'un de ses rares véritables sourires, se rengorgeant.
- Après la séance, Mélainaka s'est retirée dans ses appartements et y est restée toute la journée. Elle n'est sortie qu'au crépuscule pour une courte promenade dans les jardins.
- Les Shawilum doivent spéculer de tout côté, commenta Yuzu.
- Certainement. J'en ai croisé plusieurs dans les couloirs du Magisterium et certaines sont même venues ici. Je pense qu'elles cherchaient à savoir ce que vous faisiez.
Yuzu émit un bruit moqueur.
- Elles ont néanmoins raison sur un point, poursuivit Lyusha. La Reine est plus fatiguée en ce moment. Elle se maquille plus et a même usé d'un charme lors de la séance pour s'embellir. Son règne est l'un des plus longs de notre histoire, ne serait-ce pas normal de commencer à vaciller ?
Yuzu jeta à sa seconde un regard noir par-dessus sa tasse, lui intimant de se taire. Lyusha baissa les yeux, penaude.
- Je rapporte les rumeurs. D'aucuns pensent que cela est suspect et on ne leur donnerait pas tort, voilà tout.
Yuzu soupira et haussa les épaules.
- C'est tout ?
- Non. Une délégation Céleste est venue - la Reine ne l'a pas reçue et la faction Azura le lui reprochera sûrement au prochain Consiliarerum. L'Archidémone Kamila a rapporté la situation en Europe au Cénacle. Ils sont furieux et le pendu n'arrange rien. Les tensions entre nos deux peuples s'aggravent - de nouveaux accrochages ont été rapportés en Europe entre des meutes et des sorcières.
- Comme à leur habitude, les Célestes bondissent pour protéger leurs précieux mignons, répliqua Yuzu. Ils prêtent rarement attention à ce qui passe sous leurs pieds sauf lorsqu'on en vient aux Sans-Ailes. Le clan d'Aheela a une Gargouille pour majordome, le savais-tu ? Je me demande ce que ça cache.
Lyusha ne répondit pas tout de suite, méditant cette nouvelle information.
- Le clan d'Aheela n'a jamais rejoint de faction à proprement parler même s'ils se sont rapprochés du clan de Lizbetta ces derniers temps. Mais Aheela est trop vieille pour laisser un espion Céleste aussi près d'elle, la Gargouille doit donc être fidèle au clan. Ça s'est déjà vu ?
- Hum, grogna Yuzu, peu convaincue. A-t-on trouvé plus de choses à propos de la meute d'Ewen ?
- Nathanael a déjà dépêché des Inquisiteurs sur place et nous avons les premières informations. Vous aviez vu juste et les clans pourront s'en souvenir longtemps ! s'exclama Lyusha, enthousiaste comme jamais.
Yuzu sentit à nouveau fleurir un sentiment de satisfaction à l'intérieur d'elle-même. Nathanael avait saisi l'occasion qu'elle lui avait tendue avant même que Valentin ne lui parle et avait apparemment fait un travail merveilleux, alors qu'elle-même avait pu donner une bonne leçon aux clans dans le processus. Ce type de manœuvre lui procurait un plaisir indicible et un sentiment d'efficacité effroyable. C'était si plaisant après la journée qu'elle venait de passer.
- Alors ? Qu'ont-ils trouvé ?
Lyusha afficha un sourire victorieux.
- La meute protège en vérité un ascenseur, chuchota-t-elle, et cela explique le refus catégorique de voir des sorcières s'installer au pied de celui-ci. Elle gloussa. Ils auraient eu peur qu'on sabote leur précieuse œuvre !
Yuzu prit un air songeur.
- Un ascenseur... Cela explique beaucoup de choses. Il doit être étroit si les Célestes ont peur des interférences. Et c'est vrai qu'ils n'ont jamais beaucoup aimé que les Sorcières sachent où étaient les chemins qui permettent de s'élever jusqu'aux portes qui mènent à leur monde.
- Ce qui est idiot. Nous sommes parfaitement capables de voler jusqu'à elles si nous le voulons, répliqua Lyusha dédaigneusement.
- Ce n'est pas si simple, objecta Yuzu. Peu de Sorcières maîtrisent la magie pour s'élever aussi haut, sans compter les protections qui entourent les Portes, les gardes potentiels... Les ascenseurs restent les moyens les plus sûrs, même pour les Sorcières, d'accéder au Ciel. Et les Célestes aiment peut-être ouvrir des Portes à tout va mais ils ne construisent pas des ascenseurs si facilement, même pour permettre aux Sans Ailes de venir les voir. Il doit y avoir un peu de grabuge du côté de la politique Céleste aussi à mon avis, conclut Yuzu avant de prendre une gorgée de thé.
Lyusha fit la moue. Les Célestes n'affichaient pas vraiment leurs divisions de ce côté-là du monde en tout cas.
- Si cela peut nous être bénéfique ...
Yuzu haussa les épaules. Et ajouta l'air de rien :
- Dans tous les cas, tu as effectivement soulevé un point tout à l'heure : la position de Mélainaka est bien précaire ces temps-ci entre les pressions des Célestes et le Consiliarerum prêt à la dévorer vivante au nom de la guerre ou de la paix .... Surtout avec une candidate toute désignée comme Wai-nui à côté.
Lyusha jaugea la Gardienne un moment, se demandant quelle pensée sournoise avait pu motiver cette déclaration.
- Pensez-vous que Wai-nui ferait une bonne Reine ? demanda-t-elle d'un air dégagé.
Yuzu arrêta alors de siroter son thé pour dévisager sa seconde, interloquée.
- Pourquoi me poser cette question ? Wai-nui n'est pas remontée à la surface depuis quatre siècles et je ne me suis jamais rendue au fin fond du Pacifique, là où elle a érigé son palais selon les dires. Je n'ai aucun moyen de la connaître et encore moins de juger si elle ferait une bonne Reine.
- Certainement. Mais l'âge d'une Sorcière est chose complexe à déterminer, vous l'avez vous-même maintes fois affirmé, Madame, insista Lyusha. Nous sommes nombreuses à avoir eu plusieurs identités, plusieurs vies d'une certaine manière.
Yuzu émit un petit rire devant la formule soigneusement tournée.
- Il me semble avoir prouvé suffisamment de fois depuis mon arrivée ici que je n'ai effectivement que 25 ans, ronronna-t-elle. Je sais que les génies sont rarement crus mais il faut parfois se rendre à l'évidence ou refuser de comprendre.
Un nouvel éclat, plus dur, était apparu dans les yeux de la Gardienne des Savoirs. Les deux femmes se dévisageaient maintenant en chiens de faïence, se jaugeant mutuellement, tentant de s'arracher leurs vérités respectives et de faire ainsi plier l'autre. Lyusha finit par incliner la tête la première et éclata d'un rire gêné.
- Mes excuses. C'était excessivement impoli et moi-même n'étant pas toute jeune, il me reprend parfois l'envie de mesurer ma force à celle d'un adversaire. Probablement la déformation d'avoir été au Magisterium si longtemps - ses mains se refermèrent autour de sa tasse et elle en prit une gorgée avant de finir - et puis vous semblez toujours tout savoir, alors cela paraissait naturel de vous poser au moins la question.
Yuzu inclina la tête, acceptant l'explication de bonne grâce.
- C'est vrai que tu n'es pas toute jeune. C'est même un euphémisme et cela rend encore plus insensée ta question puisque sur le peu de Reines que les Sorcières ont eu, Wai-nui a été l'une d'entre elles, la seule à avoir été détrônée et à être encore en vie d'ailleurs. Elle a succédé à notre bien-aimée Sharrum, la Mangeuse de Vie, et une coalition composée de ses anciens partisans l'a renversée. Coalition à laquelle tu as participé non ? Tu seras donc certainement plus à même que moi pour dire si Wai-nui est une bonne Reine ou non ?
Lyusha ouvrit de grands yeux par-dessus sa tasse, prise de court, la garde baissée. Son sourire resta figé, coincé à son image. Elle reposa alors doucement sa tasse et se mit à genoux devant la Gardienne.
- Mes excuses, chuchota-t-elle, ce n'était pas digne de la confiance que vous m'avez témoignée jusque-là.
Yuzu balaya d'une main ses excuses.
- C'est bon, relève-toi. Une déformation dûe au temps passé au sein de Magisterium, à intriguer toujours un peu plus, avons-nous dit. Maintenant, occupe-toi plutôt de trouver les grimoires sur lesquels Matelson aurait pu s'appuyer pour ses recherches. Il était fasciné par nos mythes fondateurs, par le processus durant lequel une sorcière advient et par le fonctionnement intrinsèque de la magie apparemment. Beaucoup de vieux sujets obscurs et complexes. Focalise-toi plutôt sur les ouvrages tardivement arrivés dans la Bibliothèque. Matelson n'est pas aussi vieux que cela je pense.
Lyusha se releva et s'inclina profondément avant de disparaître par l'escalier menant à la mezzanine. Yuzu considéra un moment la chaise restée vide en face d'elle. Elle avait apprécié son thé. Elle avait aussi apprécié cette conversation. Et elle avait même aimé le défi que Lyusha lui avait lancé, son audace à chercher des informations. Et voilà, les intrigues et les rapports de force lui étaient à nouveau rentrés sous la peau. Sur cette pensée, elle se leva et descendit à son tour l'escalier pour se diriger vers les Archives, fermement décidée à s'occuper des sorts qui y faiblissaient.
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