Chapitre 1
Shamaharit. C'était le nom des prêtresses guerrières aux pouvoirs mystérieux d'un peuple qui parcourait le monde. Les Sorcières se réclament aujourd'hui encore de ces femmes qui, comme elles, vénéraient la Déesse Monde Levahatein.
La lumière transperçait l'atmosphère éthérée, presque poussiéreuse, à travers un vitrail. La rosace colorée donnait sur une mezzanine en surplomb des étagères. Un lieu paisible, empli de bruissements apaisants.
La jeune femme buvait tranquillement son thé, le journal étalé devant elle. Elle avait encore cette nostalgie du papier, en témoignait l'impressionnant nombre de livres qui s'étalait sous ses pieds.
La Bibliothèque Abyssale du Magisterium possédait cette ambiance caractéristique des lieux sacrés. Le rayon de soleil matinal perçait agréablement pour chauffer la chaise sur laquelle notre inconnue était assise.
En réalité, Yuzu n'avait demandé à ce qu'on lui amène la version papier du journal que pour ce moment précis, un moment où les apparences et la pose seraient décisives.
Elle continuait donc de siroter tranquillement son thé, jouissant du privilège d'être la seule à pouvoir manger et boire dans sa - pardon - la bibliothèque dont elle avait la responsabilité. Elle attendait.
Elle reposa sa tasse sur la soucoupe à côté de l'assiette de cookies.
- Une belle journée s'annonce, ne trouves-tu pas ?
Elle tourna la page du journal avec cette même nonchalance qui définissait la plupart de ses gestes et lut avec intérêt l'hystérie journalistique sur l'affaire du « Pendu de Sorreitheia ».
L'homme avait été trouvé hier matin.
Enfin.
Trouvé était un grand mot ...
Pendu à une des grandes arches au centre de la ville par un ingénieux système de poulies - qui avait, en vérité, été ajouté après que les premiers fêtards eurent signalé l'étrange scène à la police.
Le Magisterium avait depuis sa création un système de dissimulation des traces magiques très au point. Son efficacité était renommée et souvent comparée - plus ou moins sarcastiquement - aux impôts, et il était sûrement tout aussi redouté ... Car après tout, le croiser signifiait généralement que des ennuis arrivaient.
Pour en revenir à Yuzu, notre Gardienne des Savoirs - car c'était son titre - se passionnait plutôt pour la déclaration de presse que la police avait faite ainsi que pour la photo de l'inspecteur quadragénaire qui était chargé de l'enquête.
Elle eut une petite moue.
- Je vais devoir travailler avec lui. Ne trouves-tu pas que la courbe de ses sourcils indique tout de suite qu'il va me poser problème ?
Le livre - bien que le terme exact soit grimoire, ne nous faisons pas taper sur les doigts si tôt - auquel elle s'adressait, bruissa pour manifester ... probablement son acquiescement. Les grimoires de la Bibliothèque Abyssale apprennent rapidement à leur arrivée à ne pas contrarier la maîtresse des lieux. Chose des plus aisées lorsque l'on s'attachait à être toujours d'accord avec elle.
Mais revenons à nouveau à notre journal. Les journalistes pensaient que le meurtrier était certainement très ingénieux, malin, avec des ressources très importantes ... Et la police se trouvait bien dans l'incapacité de démentir puisqu'il fallait avouer que c'était une prouesse que de transporter un cadavre à travers la ville avec tout le système de cordes pour le pendre, lorsque les voitures sont interdites à la circulation. Le coup de maître résidait dans le fait de l'avoir pendu à l'une des arches principales, dans le centre très fréquenté de Sorreitheia, de jour comme de nuit. Tout cela sans laisser aucune trace ou ne se faire filmer par une caméra de surveillance sur le chemin, évidemment.
Yuzu aurait pu saluer ce coup de maître à l'instar des journalistes qui enchaînaient avec une diatribe sur l'insécurité dans nos rues, le déficit du service public, l'incapacité de la police ... et aurait même approuvé avec un certain plaisir si elle n'avait pas été consciente de la réalité derrière le mystérieux assassinat d'un obscur marchand d'arts.
Une porte claqua. Le bruit résonna et se propagea dans l'ensemble de la bibliothèque.
Yuzu se cala contre sa chaise et prit une gorgée de thé. Il était exquis, venant directement d'un petit producteur en Inde qui savait toujours satisfaire le palais d'une certaine Gardienne au goût difficile et à la mauvaise foi légendaire. Une faveur d'un ami répondait-elle toujours quand on lui demandait le prix.
Les escaliers grincèrent. La mezzanine était le territoire gardé - sans mauvais jeu de mots - de la Gardienne. Peu y avaient accès ... Encore moins lorsqu'ils claquaient les portes.
Yuzu disposa calmement le journal devant elle. Elle avait lu un livre sur la mise en scène au théâtre récemment - la lumière était parfaitement en place pour mettre en valeur son apparence peu conventionnelle mais qui avait l'avantage de toujours produire son petit effet.
La personne arriva en haut de l'escalier. S'arrêta. Et jaugea prudemment la situation.
Certes, les rôles étaient très clairs. L'une d'entre elles se tiendrait toujours debout, surplombant les autres et jetant le regard du haut de sa position privilégiée. Même dans le lieu où l'autre avait une autorité presque sans partage - à son exception près.
Néanmoins, peu importe la hauteur à laquelle vous vous élevez, quelqu'un doit vous y hisser, vous aider à tenir en équilibre contre les vents qui désirent vous faire chuter et par-dessus tout, doit tenir ce piédestal duquel vous jugez le monde.
La Reine des Sorcières ne pouvait se permettre aujourd'hui de se mettre sa Gardienne des Savoirs à dos. Même si elle était assise.
L'effet avait passé son message. Yuzu en était assez satisfaite. Paraître détachée du monde, indifférente en lisant un article sur un meurtre, sans manquer de respect ni outrepasser sa position mais tout en dégageant une certaine puissance était un exercice plus subtil que l'on ne le croyait. Du thé, le journal et les cookies avaient été les bienvenus pour l'y aider.
Elle consentit enfin à relever la tête qu'elle inclina gracieusement en direction de son interlocutrice.
- Votre Majesté.
Un ton respectueux et formel avec une pointe de contrition. « J'étais si absorbée par ma lecture que je ne vous ai pas vue. Veuillez m'en excuser, loin de moi l'idée de vous manquer de respect. Cependant il est aussi possible que je l'aie fait exprès de manière à vous avertir et à vous faire passer un message. Je vous laisse imaginer lequel. » Plus subtil et complexe que l'on croyait vous ai-je dit.
Mélainaka - un vieux prénom pour une Reine pluri-millénaire - examina sa subordonnée sans sourciller. Voilà 8 ans que Yuzu était entrée au Magisterium. Peu de temps et en même temps, une éternité. Yuzu n'était pas femme facile, elle était femme de pouvoir. C'était ce qui faisait toute sa préciosité et sa dangerosité.
La Reine finit par s'approcher de la table d'un pas lent.
Yuzu ne bougea pas.
- Tu as vu ?
Une fausse question.
- Les journaux ne parlent que de cela en effet.
Yuzu regardait sa Reine, calmement, ses yeux singuliers brillants d'intelligence. Elle attendait encore.
Mélainaka soupira, prit la seconde chaise et s'assit.
Sa robe s'étala autour d'elle, la lumière créant des reflets contre la couleur bronze.
Yuzu s'attarda dessus un instant. Les sorcières avaient beau bien s'intégrer dans le monde humain moderne - bien mieux que certains Célestes bloqués à l'âge de pierre - elles restaient friandes de cérémonial dans l'enceinte du Magisterium. Mélainaka portait toujours des robes princières à la coupe parfois plus moderne en fonction de son humeur. Sans aller jusqu'aux tenues bouffantes du siècle du Roi Soleil, Yuzu savait qu'elle ne verrait jamais sa Reine en jean.
Elle releva les yeux quand elle se rendit compte qu'elle divaguait.
Mélainaka la dévisageait.
Elle avait l'habitude des égarements de pensées parfois brutaux de la Gardienne des Savoirs. Si l'on était mauvaise langue au Magisterium, on disait que c'était une bénédiction pour laisser à ses interlocuteurs le temps de se préparer à la conversation à bâtons rompus qui allait suivre, ou encore de trouver des réparties spirituelles qui garantiraient une sortie digne. L'intelligence acérée de celle qui dominait la Grande Bibliothèque avait fait plus d'une victime au cours de ces cinq dernières années ...
- Quelqu'un doit s'en occuper, déclara Mélainaka d'un ton qui ne souffrait pas la discussion.
Yuzu sourit poliment.
- Certainement, Majesté.
La Reine plissa les yeux. Yuzu avait transmis un avertissement. Elle restait malgré tout prête à obéir, même si cela ne lui plaisait guère, à condition que les règles de politesse s'appliquent. Yuzu était le genre de Sorcière à savoir courber la tête devant les autres quitte à s'humilier tout en conservant soigneusement ce qui comptait le plus.
- Les Inquisiteurs font bien sûr un excellent travail et ce depuis leur création.
Toute autre sorcière présente dans la pièce aurait frissonné. Les Inquisiteurs faisaient partie de ces légendes qui poussent une jeune sorcière à manger sa soupe et à regarder s'il n'y a pas de monstre tapi sous son lit ...
- Ils sont l'élite, Majesté. C'est tout naturel.
Cette politesse à nouveau. Yuzu attendait toujours.
Mélainaka regarda le thé avec insistance et haussa un sourcil.
C'est un jeu que nous pouvons être deux à jouer.
Yuzu esquissa un sourire dénué de chaleur.
- Votre thé, Majesté.
Elle fit apparaître une autre théière avec une tasse et sa sous-tasse.
Elle le servit avec la dextérité de ceux qui ont étudié cet art. En versant, elle fit monter puis redescendre la théière pour laisser le breuvage s'oxygéner un peu et renforcer son goût. De la vapeur s'échappait de la tasse et du bec de la théière.
- Il est brûlant.
Un petit commentaire qui semblait traduire une excuse de la part de la bibliothécaire.
Ou pas.
Mélainaka la remercia d'un sourire poli et but prudemment une gorgée.
- Exquis comme à ton habitude. Même si à force je me dis qu'il ne rivalisera jamais avec l'autre tellement tu te le gardes jalousement.
Une pique.
- Partager un cadeau, en particulier lorsqu'il s'agit de nourriture, est un blasphème dans certaines cultures, répondit-elle en reprenant aussi une gorgée.
Parade.
Le silence s'étira encore quelques minutes, chacune plongée dans sa dégustation.
Mélainaka reprit la parole la première.
- Le Consiliarerum en a discuté à la séance de cette nuit. L'homme que l'on a retrouvé ... Bhuvan Mahto. Un soi-disant marchand d'art pour les humains qui était en réalité un trafiquant d'objets magiques volés. Le clan El Farah prétend avoir déjà eu affaire à lui et à son associé ... un certain Matelson. C'est un renégat connu des Inquisiteurs. Ce ne serait pas la première fois que des trafiquants s'entre-tuent pour je ne sais quel motif. En tant que suspect principal, il est celui que nous devons retrouver.
Ah. C'était donc un rêve du présent et non de l'avenir s'étonna Yuzu.
- Mais tu sais déjà tout, non ? reprit Mélainaka.
Un haussement de sourcil de la part de la Reine. Beaucoup de rumeurs circulaient quant aux capacités particulières de Yuzu mais poser cette question directement était impoli. Mélainaka était peut-être Reine mais elle avait été élevée à une époque de convenances et de manières aristocratiques.
Yuzu ne prit pas la peine de répondre.
Mélainaka sourit, satisfaite de cette absence de réponse qui était éloquente en soi.
- Le Consiliarerum a refusé de placer ce sujet délicat entre les seules mains de ... l'élite, poursuivit la Reine d'un ton provocant. Fort heureusement, il s'est rapidement aperçu qu'il existait une personne haut placée et de confiance qui pouvait solutionner ce problème. Ta formation particulière et tes multiples capacités font de toi la personne idéale pour gérer cette affaire.
- Vraiment ? répliqua Yuzu d'un ton neutre.
- Oui.
Le ton était définitif. Cette partie de la discussion était close.
Mélainaka s'adoucit soudainement.
- Le Consiliarerum a voté. Et je suis allée dans son sens car j'ai foi en tes capacités.
Mes capacités mais pas moi. Jamais moi pensa Yuzu. Heureusement. Cela m'épargne la peine de décevoir.
Elle prit une gorgée de thé supplémentaire. La tasse semblait sans fond ou peut-être existait-il un ingénieux sort qui la remplissait discrètement, épargnant à sa propriétaire le besoin de répondre à certaines questions en continuant à la place à déguster sa boisson favorite ?
- Tu prendras donc la tête de l'enquête et d'une équipe d'Inquisiteurs.
Les joies du travail de groupe.
- J'obéirai, consentit enfin à dire Yuzu, dissimulant une certaine amertume.
Mélainaka hocha la tête. Elle n'en avait pas douté même si l'avertissement lui restait en mémoire. Yuzu avait-elle anticipé autre chose de sa part ?
Elle eut une petite toux.
Ce fut au tour de Yuzu d'hausser un sourcil.
- Y a-t-il autre chose que je doive faire concernant cette enquête, Majesté ?
Un blanc.
- Oui, finit par dire la Reine. Oui, il y a quelque chose. Ton équipe ... ne sera pas principalement là pour t'aider à enquêter.
Vraiment ? Je pensais qu'elle était là pour m'espionner, me surveiller et rapporter mes faits et gestes à qui va leur allégeance respective entre les clans du Consiliarerum et vous-même.
La Gardienne des Savoirs aimait manier le sarcasme à l'occasion.
- Le clan Miller.
- Leur Shawilum siège au Consiliarerum, non ?
- Oui. Aheela est une Shawilum importante et très estimée par ses pairs. Un des membres de son clan entretenait une certaine ... relation avec Matelson. Aheela s'est inquiétée auprès de moi en personne du danger que courait cette jeune personne... Si Matelson a tué une première fois, qui sait ce qu'il pourrait faire ensuite... En conséquence, tu seras chargée de sa protection.
Un autre blanc.
- Je vois.
Les livres s'agitèrent un peu. Le mécontentement était palpable.
Protéger c'est mettre sa force au service des autres.
Protéger c'est être emphatique.
Protéger c'est dédier sa vie à quelqu'un.
Autant dire que ce ne sont pas les qualités qui ressortent en premier lieu chez la dénommée Yuzu Schwartzen.
Mélainaka fixa Yuzu, attendant à son tour une réponse.
Du bout des lèvres, elle parvient à la Reine : « J'obéirai. »
- Bien. J'ai énoncé tout ce que j'avais à dire, Gardienne. Je suppose que nous nous reverrons bientôt lors des prochains Consiliarerums, en particulier avec la sélection des apprentis bibliothécaires qui approche.
Et majestueusement, la Reine des Sorcières se leva, passa la main sur sa robe et descendit l'escalier. La porte s'ouvrit seule devant elle et se referma seule, le bruit résonnant dans la bibliothèque. Le regard de Yuzu avait suivi sa Souveraine jusqu'à la fin, inquisiteur.
Le message était passé et au final, elle avait obtenu ce qu'elle voulait.
Yuzu se retourna donc vers le journal et réexamina une dernière fois la photo de l'inspecteur. Mélainaka n'avait pas parlé de lui, pas plus que le Consiliarerum.
- James Kendricks.
Toutes les sorcières pensaient que l'affaire lui serait retirée et que les choses se règleraient d'elles-mêmes. Entre Sorcières.
Le sourire de Yuzu était fin, ses yeux brillants. Elle gardait une longueur d'avance. Elle gardait toujours une longueur d'avance.
Elle reprit une gorgée de thé puis remarqua la tasse abandonnée de Mélainaka. Elle fronça le nez et la fit disparaître d'un geste.
On pense parfois à deux êtres et une remarque nous vient en tête : « dans un contexte différent, ces deux-là auraient pu s'apprécier en plus de se respecter. »
Certains le diraient à propos de Yuzu et Mélainaka.
D'autres soutiendraient que la Gardienne voue une fidélité indéfectible à sa Reine et qu'elles s'apprécient déjà, bien qu'elles ne se le montrent pas.
Un autre encore, vous regarderait, esquisserait un sourire narquois et vous répondrait :
- Ou pas.
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