Chapitre dernier

Jeanne gara sa voiture le long d'un antique talus, dans un renfoncement gravillonné près d'une clôture de bois vermoulu. Elle poussa une barrière vétuste de fer forgé et m'invita à la suivre.

Un gigantesque oiseau menaçant vint se poser sur la barricade, sitôt que nous nous engagions sur le frêle chemin de terre battue.

« Un autour, m'indiqua-t-elle, sans être surprise par la présence de l'animal. »

L'ancien corps de ferme était bas de plafond et n'avait sans doute pas été réaménagé depuis sa construction, plus d'un siècle plus tôt. La jeune femme s'empressa d'allumer un feu dans l'âtre avant de préparer le lit clos massif avec des couvertures propres sorties d'un coffre de chêne sculpté. Elle alluma ensuite plusieurs lampes à pétrole, car la lumière du soir déclinait et ne filtrait qu'à peine à travers les étroites fenêtres. Une plainte stridente et répétée nous parvint du talus ; l'oiseau hurlait aux derniers rayons du soleil.

« Viens, me dit Jeanne en me tendant une lourde vareuse de pêcheur. Je dois te montrer quelque chose avant la tombée de la nuit. »

Nous parcourûmes en silence les sentiers froids qui longeaient le marécage littoral dans le crépuscule.

Au-dessus de nos têtes, des nuées d'autres oiseaux noirs, plus petits que le rapace qui nous avait accueillis plus tôt, voletaient dans le soir terne. Leurs cris étaient désagréables et leurs ailes noires battaient l'air immobile.

« Les choucas se réunissent à la tombée du jour. »

Jeanne me sourit et m'expliqua qu'elle avait longtemps pratiqué la fauconnerie, à l'époque où elle vivait encore dans cette contrée.

Nous arrivâmes en bordure d'une falaise basse, sur laquelle mouraient en éclaboussures résignées, les vagues rejetées par l'océan.

Je remarquai que les petits corvidés évoluaient en couples bien distincts. Tantôt ils plongeaient derrière les arbustes épineux de la lande et tantôt ils s'élevaient en ondes ascendantes vers le ciel bas.

Au loin, la brume couvrait l'étendue sombre d'une île. Aucune embarcation ne naviguait sur les eaux calmes alentours.

Je m'avançai, le cœur vide de toute émotion, sur la sente sèche et craquelée, entre l'ajonc et la bruyère. Les couleurs autour de moi, se fanaient petit à petit, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'une lueur bleutée.

Les choucas avaient disparu, éparpillés par l'arrivée menaçante de l'autour. Je sentais sa présence planer au-dessus de moi, silhouette indiscernable et silencieuse.

Le terrain s'affaissait et le dénivelé me conduisit à une grève de galets et de laminaires échoués. Le parfum de l'iode s'élevait des langues d'océan qui léchaient l'anse d'une écume placide et rythmée.

L'atmosphère primordiale qui régnait en ces lieux me rappela un autre rivage ; une lagune lointaine, à des éons de ma vie chancelante.

Jeanne m'attendait sagement assise sur une embarcation recrue. L'autour se posa au sommet de la carène, une proie morte dans son bec. Elle m'attendait là depuis des siècles, cette Demoiselle d'Ys. Son visage paisible scrutait l'horizon ; sa main caressait la surface de l'eau du bout de ses doigts fins.

Sur le bord de la grève, les sandales au sec, Cassilda patientait. Les deux femmes voulaient connaître ma réponse, mais elles ne souhaitaient pas me brusquer.

Le clapotis des eaux du Lac Hali résonnaient contre le bois de la barque.

L'Hyade tenait dans sa main droite une longue lance dont la lame ciselée dépassait sa chevelure blonde.

Derrière moi, les galets crissèrent sous les pas du Roi en Jaune.

Hastur portait le masque blême, mais sa voix était parfaitement audible. Il s'approcha et se posta à quelques pas de moi. Les yeux tournés vers les limites de la nuit, au-delà des deux femmes et de l'horizon, il demeura à contempler son royaume un long moment.

Je pouvais entendre sa respiration calme et sentir son haleine tiède, chargée d'un délicat parfum d'épices sucrées.

Dans une délicatesse infinie, il passa son bras autour de mes épaules. Je ne ressentais plus aucune douleur ; seulement une triste hésitation face à l'embranchement de mon destin.

« Tu as bien joué, Étranger. Les Hyades et les Pléïades sont ravies de ta performance. Mais ta virtuosité ne pourra te libérer. Le rideau doit tomber cette nuit, et, déjà, je peux percevoir les premières lueurs de l'aube.

»Regarde ! Regarde, Étranger. Les étoiles et les univers brillent pour toi. Ce sont les applaudissements des âges.

»Tue Cassilda comme le veut la tragédie.

»Ou bien épargne-la et rejoins la sorcière terrestre.

»Tu as le choix entre l'oubli absolu de tout ce que tu aurais pu être et la damnation éternelle sur son île.

»Choisis, mais choisis vite. Bientôt les deux soleils jumeaux se lèveront sur les murailles de Carcosa. »

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Seul, dans l'immensité de mon palais, je revêts mon masque et choisis entre l'oblitération et la tourmente. L'autour crie ; les masques tombent.

Le rideau se lève.

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« Au long du lac se brisent les vagues de nuages

Les deux soleils jumeaux meurent sur les rivages

Et les ombres s'allongent

sur Carcosa

Si étrange est la nuit sous les étoiles noires

Si étranges les lunes tournant au ciel du soir

Mais plus étrange encore

Est Carcosa

Les chansons qu'aux Hyades un jour on chantera

Là où flottent en bruissant les guenilles du roi

Doivent mourir sans bruit

Dans Carcosa

Ma voix déjà se meurt et le chant de mon âme

Doucement s'évanouit comme sèchent les larmes

Qu'on a n'a jamais versées

À Carcosa »

Chanson de Cassilda, Le Roi en Jaune, acte I, scène II

The King in Yellow - Robert W. Chambers - Chicago, 1895

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