🔮 Chapitre 3 : Lilith


J'ai passé plusieurs jours plongée dans une étrange torpeur. Fala me nourrissait, m'habillait, me lavait. Tel un nourrisson, je n'étais plus capable des gestes élémentaires.

Mes souvenirs sont flous, mais je suis certaine d'avoir traversé les mers, ainsi que plusieurs contrées aux paysages variés. Des forêts, des plaines, des étendues arides...

Nous étions sans cesse en déplacement. Des hommes habillés en noir me portaient de cales en chambres d'auberge, de chambres d'auberge en carrosses.

Toutefois, aujourd'hui, c'est différent.

Je sens que le poison qu'ils m'ont administré au quotidien s'estompe. Je parviens à articuler mes membres, et à me concentrer sans avoir constamment envie de dormir.

Cependant, mes forces ne sont pas totalement rétablies. J'imagine qu'ils craignent que je n'use de mes pouvoirs. D'ailleurs, depuis mon enlèvement, mes pieds et mes poings sont liés.

Moi qui espérais fuir les Îles de la Nuit, me voici de nouveau prisonnière.

La rage me dévore les entrailles. Est-ce donc le destin des sorcières de l'ombre ? Se retrouver traquées et asservies en permanence ?

Je commence à comprendre pourquoi maman m'a abandonné. Après tout, ma situation n'était pas si terrible. Au moins, là-bas, j'étais libre de me promener dans le château du seigneur Bardolf, et j'avais des occupations.

Peut-être aurai-je fini par donner un enfant à Bastian. Je me serai accommodée de mon statut de dame des Îles de la Nuit. Un frisson de dégoût me submerge. Non, impossible.

Maintenant, que va-t-il m'arriver ? Serai-je en permanence dans cet état léthargique ? Quelle espèce de Seigneur cruel fomente de m'exploiter ?

Si je me révèle inutile, je n'ose pas penser aux traitements que je subirai. Une larme coule lentement sur ma joue. Mon regard se pose sur Fala, assise face à moi, ses mains calleuses agrippant ses genoux.

Comment a-t-elle pu me faire ça ? Elle, qui était ma seule amie ?

Alors que nous bringuebalons dans un énième carrosse, j'observe son visage rond à la peau lisse, les rides au coin de ses yeux bleus.

Elle n'a jamais eu d'enfants, mais du plus loin que je me souvienne, elle m'a toujours traité comme sa propre fille.

— Vous m'avez trahie, soufflé-je, un goût amer dans la bouche.

Ma gouvernante sursaute, surprise que je puisse parler à nouveau. Ses lèvres tremblent légèrement, son regard exprime un mélange de crainte et de pitié.

Je me redresse avec difficulté sur mon siège.

— Que vous ont-il promis ? De l'or ? Des terres ? continué-je, les joues brûlantes de colère.

Elle secoue la tête, sanglote en cachant son visage entre ses mains.

— La liberté.

J'arque un sourcil. Fala renifle, s'approche de moi et enveloppe mes mains entre les siennes. Son odeur familière de soupe et d'herbes fraîches chatouille mes narines.

— Mademoiselle Lilith, ils m'ont assuré que vous seriez bien traitée. Vous savez, je suis originaire des Terres de la Clarté. Notre peuple est accueillant et bon, je suis sûre que vous ne manquerez de rien.

Les Terres de la Clarté ? Est-ce donc notre destination ?

La nouvelle me prend de court.

Je retire prestement mes mains de l'emprise de Fala, puis recule sur mon dossier. Désormais, elle ne m'inspire plus aucune confiance.

— Les paroles ne sont que des paroles, Fala. Ma mère aussi habitait les Terres de la Clarté. Et leur roi l'a reniée, puis humiliée ! craché-je.

Fala se mord la lèvre inférieure, détourne le regard.

— Elle vous a donc raconté son histoire avec le roi Remfrey, murmure-t-elle.

Je hoche la tête. C'est à cause de lui qu'elle a vécu toute sa vie dans l'ombre. Il lui a brisé le cœur, se révélant indigne de son statut de roi.

Et maintenant, il enlève sa fille. Je ne sais pas de quelle bonté parle ma gouvernante, mais elle ne vient certainement pas de ce roi Remfrey.

Je soupire longuement. Quelle ironie de me retrouver ici après la mort de maman. La curiosité me ronge.

— Pourquoi m'ont-ils enlevée ? Finalement, ils se sont rendu compte qu'ils avaient besoin d'une sorcière ?

Fala me fixe de nouveau, écarquille les yeux. Ses traits se pétrifient. Puis, sa bouche s'ouvre et se referme, comme si elle se retenait de m'avouer quelque chose.

— Je... je ne peux pas vous en dire plus, mademoiselle Lilith. Mais ils m'ont informé que vous serez reçue par le roi Lorgan en personne.

— Comment ? Le roi...

Soudain, le carrosse ralentit et j'entends toquer sur le plafond.

— Nous arrivons bientôt, mesdames, déclare le cocher.

Fala glisse aussitôt sa tête à travers la fenêtre du véhicule pour contempler le paysage. Je l'imite, désireuse de découvrir dans quel pays maman a grandi.

Mon souffle se coupe instantanément.

Je n'ai jamais rien vu de tel.

Un gigantesque château de pierres blanches surplombe la haute colline que nous nous apprêtons à gravir.

Ses nombreuses tours, où s'entortillent des ronces aux roses écarlates, frôlent les nuages. Derrière les remparts, je distingue d'immenses arbres fruitiers, sans doute millénaires. Un frisson parcourt mon échine.

Ce palais doit être au moins dix fois plus grand que celui du seigneur Bardolf.

Alors que nous approchons, j'aperçois deux statues colossales de part et d'autre de l'entrée du château. Je m'oblige à lever la tête jusqu'à en avoir mal aux cervicales pour voir leurs visages.

Elles représentent une femme à l'allure de fée, dont les courbes nues sont recouvertes de roses, et un guerrier puissant dont l'impressionante épée touche le sol. Ils se regardent avec amour.

Est-ce les premiers souverains des Terres de la Clarté ?

Tandis que je détaille ce qui sera ma nouvelle demeure, je réalise qu'ici, la luminosité est d'une intensité surprenante. Je plisse les yeux pour m'y habituer.

Autour du carrosse, les habitations et les individus se font de plus en plus nombreux. De vieilles paysannes au dos courbé côtoient des dames distinguées aux robes éclatantes. Des enfants sales courent dans les ruelles, poursuivis par des marchands qui les traitent de voleurs. Sur les places, les chanteurs, les apothicaires et les musiciens se disputent l'attention des passants.

Des poules, des ânes, et des troupeaux de moutons circulent entre les chevaux, les charrettes et les carrosses.

Nous passons devant des auberges où des fumets de viande et de pain frais s'échappent, ainsi que des tavernes d'où sortent déjà quelques ivrognes titubants.

Ce royaume regorge de couleurs, d'odeurs et de personnes si différentes. Il regorge de vie.

A l'opposé des Îles de la Nuit où tout semblait fade, triste et morne.

— Mademoiselle Lilith, je vous conseille de rester calme, et tout ira bien, murmure soudain Fala, interrompant mes pensées.

Elle replace une mèche derrière mon oreille, resserre la tresse qui fait le tour de mes cheveux lâchés, telle une couronne.

Une multitude de questions traverse subitement mon esprit. Tandis que Fala défait les liens autour de mes chevilles, puis ajuste les plis de ma robe bleu nuit aux longues manches fendues, aucun son n'arrive à sortir de ma bouche. Je me retrouve assaillie par les émotions étranges que m'inspire ce monde inconnu.

Quand le carrosse s'arrête devant les portes monumentales du palais, je n'arrive plus à penser.

Le cocher nous délivre du véhicule. Fala m'aide à en sortir, et des hommes en noir nous escortent.

Mes jambes sont ankylosées, à force d'être restées immobiles des jours entiers. Je m'appuie quelques secondes sur ma gouvernante avant de réussir à marcher correctement.

Alors que je devrais m'enfuir sur le champ, et prier de toutes mes forces pour que mes pouvoirs se déclenchent, la curiosité me pousse à poursuivre ma route sans me rebeller.

Nous traversons des couloirs lumineux aux murs étincelants. Au moment où nous arrivons devant une porte fastueusement décorée, incrustée d'ornements et de milliers de pierres précieuses, je sais qu'il est trop tard pour faire demi-tour.

— C'est ici que je vous laisse, mademoiselle Lilith. Nous nous retrouverons plus tard. Tâchez de faire bonne impression, et tout ira bien, répète Fala derrière mon dos.

La panique me gagne soudain. Mes mains toujours liées tremblent, une goutte de sueur perle le long de mes tempes.

Cependant, pour rien au monde je ne leur montrerai ma peur. Sois forte, ma Lilith.

Je me contente de me tourner légèrement vers ma gouvernante en lui adressant un signe de tête.

Elle affiche un sourire qui se veut rassurant, mais son regard fuyant trahit sa crainte.

— Le roi Lorgan vous attend, déclare soudain un homme à la voix grave, dont la frange châtain barre son œil droit.

Il est posté devant la fameuse porte, les mains sur les hanches, le torse bombé. Les autres hommes en noir s'inclinent légèrement devant lui.

A son attitude presque désinvolte, je comprends que c'est leur chef.

Il me détaille avec un sourire énigmatique, une étincelle brillant dans ses yeux noisette.

Le roi Lorgan... Voilà la question que je voulais poser à Fala avant que nous ne soyons interrompues par le cocher. Pourquoi n'est-ce pas le roi Remfrey qui me reçoit ? Est-il mort ? Sa couronne a-t-elle été usurpée ?

Les portes s'ouvrent d'un coup, mettant fin à mes réflexions.

Au loin, j'aperçois un trône imposant, sur lequel est assis le souverain. Il est si statique qu'on dirait une statue. A part le dais, la pièce est totalement vide. Un silence solennel règne dans l'habitacle.

De nouveaux frissons sillonnent ma peau.

Puis, une main s'appuie sur mon dos pour m'inciter à avancer. Je déglutis, et mes pas me dirigent tant bien que mal vers le trône en marbre blanc qui réfléchit toute la lumière de la salle.

Un puissant parfum de roses envahit mes narines. Comme sur les tours du palais, celles-ci grimpent le long des murs d'un blanc immaculé.

Soudain, un bruissement de tissu attire mon attention. Le roi se lève.

Sa grandeur me frappe. Juché sur son trône, sa taille est encore plus impressionnante.

Mais ce n'est pas ce qui me déconcerte le plus. Je m'attendais à un homme âgé, rompu par les guerres et les complots. Pourtant, c'est un jeune homme qui se dresse devant moi.

Sa peau diaphane brille tel un diamant.

Ses cheveux aux boucles argentées me font penser aux premières neiges qui recouvrent les Îles de la Nuit. Ils reflètent les dorures de son énorme couronne de roses.

Ses iris, où l'opale s'allie au lapi-lazuli, paraissent abriter un ciel orageux.

Ses traits fins et parfaitement symétriques semblent taillés dans de la pierre.

Aucune expression ne se dégage de ce visage sans défauts.

Toutefois, un éclair traverse ses pupilles, et un frémissement agite le coin de ses lèvres ourlées.

Au moment où elles s'ouvrent, mon cœur cogne furieusement contre ma cage thoracique. L'angoisse pétrifie mes membres.

J'inspire un coup et me redresse, tentant de paraître aussi froide que lui. Sois forte, ma Lilith.

— Lilith, fille d'Anémone, sorcière maléfique qui a jeté le malheur sur ma famille. Je ne vous le demanderai qu'une seule fois. Si vous le faites sans résistance, vous serez relâchée. Levez immédiatement la malédiction.

Comment ? Son regard incandescent s'ancre dans le mien. Je sens une fureur certaine en lui.

Celle-ci se diffuse aussitôt en moi. Comment ose-t-il traiter ma mère de femme maléfique ? Et puis, de quelle malédiction parle-t-il ? Maman ne m'en a jamais fait part.

Tout ce que je sais, c'est que le roi Remfrey a brisé son cœur, et son existence par la même occasion.

Voyant que je ne réagis pas, l'homme aux cheveux d'argent avance d'un pas, puis deux. Il descend de son piédestal.

— Levez la malédiction sur mon héritage ou vous en payerez les conséquences, maudite sorcière, souffle-t-il dans un murmure menaçant.

La douleur qui dévore mes entrailles envahit subitement tout mon être. Des larmes de colère inondent mes joues. Je secoue vivement la tête, explosant de rage.

— J'ignore de quelle malédiction vous parlez, mais traitez-moi encore de maudite sorcière, et c'est vous qui en paierez les conséquences ! craché-je, brûlante de hargne.

Ma voix résonne en écho dans les hauteurs de l'immense salle vide.

Je me fiche que ce soit un roi. Il n'a pas à insulter ma mère. Toute ma vie, j'ai été méprisée pour ce qu'ils croient connaître de moi.

Mais ils ignorent qui je suis réellement. Ils ignorent tout de ce que maman était. Une femme forte, indépendante, puissante, et pourtant si douce.

Si je dois mourir parce que je refuse qu'on piétine sa mémoire, qu'il en soit ainsi.

Le jeune roi s'avance encore. Un rire sarcastique s'échappe de sa gorge où s'enroule le col d'une longue cape incrustée de rubis.

— Vous êtes pourtant bien la fille d'Anémone ? demande-t-il avec lenteur, ses yeux bleu-gris s'attardant sur mon visage.

— Oui, et j'en suis fière, réponds-je en soutenant son regard. Vous croyez que les sorcières de l'ombre ne sont que des êtres maléfiques, mais ma mère était tout sauf une mauvaise personne.

Même s'il ne montre rien de ses émotions, ses paupières aux longs cils recourbés clignent plus rapidement.

— Intéressant, susurre-t-il. Vous semblez n'avoir peur de rien, même pas d'un roi. C'est plutôt courageux de votre part. Et totalement inconscient. Vous ne savez pas ce que vous risquez.

Je me mords les joues. Son parfum sucré et floral me prend à la gorge. Sa condescendance me donne envie de vomir.

— Par contre, le courage manque cruellement chez l'homme qui menace une jeune fille aux poings liés, qui a été enlevée et empoisonnée, répliqué-je, tremblant de rage.

Il observe les liens autour de mes poignets. Le coin de ses lèvres frémit de nouveau.

Soudain, il lève les bras dans un geste théâtral. Un courant d'air envahit la pièce, et une scène improbable se joue sous mes yeux.

Les ronces aux murs se meuvent tels des serpents, obéissant aux doigts lourds de bagues du roi Lorgan.

Elles glissent sur le sol de marbre, puis s'incrustent sous mes jupes, s'enroulant autour de mes jambes.

D'autres serpentent sur mon dos, s'entortillent autour de mes épaules.

Leurs épines me griffent, déchirent mes vêtements par endroits.

Je suis terrifiée. Mon souffle se saccade, mes larmes continuent de couler en silence. Mais les mots de maman ne cessent de résonner en moi.

Alors, le dos droit et le menton levé, je continue à fixer le roi sans ciller.

Ses joues s'empourprent, son regard exprime enfin ses émotions : une profonde colère.

Un rictus se dessine sur mes lèvres.

J'ai réussi à briser sa carapace.

Toutefois, ce sentiment de victoire s'évanouit rapidement. Les ronces se resserrent sur mon corps. Je suis étonnée de ne voir encore aucune goutte de sang percer ma peau. Il suffirait que les épines s'enfoncent d'un millimètre de plus.

Le roi semble parfaitement contrôler son pouvoir. S'il voulait me blesser, il l'aurait déjà fait.

— Je vous le demande une dernière fois, sorcière. Brisez ma malédiction ! hurle-t-il, les traits de son beau visage crispés par la haine. Sinon...

— Sinon, vous me tuez ? Allez donc. Faites, votre Majesté. Je n'ai plus rien à perdre, sifflé-je dans un calme plat.

Je jubile intérieurement. Il semblerait que les rôles se soient inversés.

Nous nous observons en chiens de faïence, et l'air se charge d'une insupportable tension.

Soudain, les portes de la salle du trône s'ouvrent dans un bruit sourd.

Un homme à la longue barbe blanche et à la tunique dont les motifs me rappellent un ciel étoilé accourt vers le roi.

— Lorgan ! Cessez cette folie ! ordonne-t-il.

Deux autres personnes le talonnent. Je distingue une femme âgée à la coiffure complexe et un homme de petite taille.

— Je suis désolé Lorgan, je n'ai pas pu les retenir, s'excuse alors le chef des hommes en noir, se cramponnant aux battants de la porte.

Le jeune souverain m'adresse un dernier regard empreint de fureur, puis ses bras s'affaissent en même temps que les ronces qui me retiennent prisonnière.

Haletante, je reprends mon souffle en inspirant jusqu'à emplir mes poumons.

Ma tête tourne, les restes de poison qui coulent encore dans mes veines m'obligent à tomber à genoux.

J'ignore ce qui m'attend, mais une chose est sûre.

Il me hait.


👑🥀✨

Une rencontre explosive, non 🙈?

Merci pour votre lecture 🤗 J'espère que ce chapitre vous a plu 💖N'oubliez pas de cliquer sur la petite étoile pour m'encourager ⭐

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