...
« Ah ? Vous êtes nouveau vous. Je ne vous ai jamais vu par ici. Mais venez, venez, installez vous confortablement. Vous vous ennuyez ? Ou vous voulez simplement du calme, de la sérénité, loin des Hommes et de tous leurs problèmes ? Loin du monde qui se détériore chaque jour un peu plus. Loin de la réalité.
Vous voulez quoi ? De l'amour ? Des rires, des sourires, des souvenirs ? Des larmes, des crises de folie ? Des câlins, de la tendresse plutôt ? Venez, venez ! J'ai de tout... Ah ? Vous partez déjà ? Bon, très bien, ce n'est pas grave, j'ai l'habitude... C'est toujours la même chose, toujours le même refrain monotone. C'est fatiguant au final.
On pose les yeux sur moi, on me détaille, on me contourne et on m'observe ostensiblement. Certains me regardent d'un air las, comme si le simple fait de me voir les ennuyait. D'autres, au contraire, me contemplent, et une étincelle de joie s'allume parfois dans leurs pupilles. Et puis, il y a ces gens qui s'éloignent en m'apercevant, me fuyant comme si le simple fait de me regarder pouvait les changer. Mais vraiment, c'est toujours pareil. Qui que vous soyez, vous ne valez pas mieux les uns que les autres. J'ai vu tellement de personnes dans ma vie que je peux me permettre de l'affirmer. On m'examine, on me détaille sous toutes les coutures, on se délecte du plaisir de me scruter sans gêne. Puis on m'oublie, telle une star démodée. On m'abandonne, on ne fait plus attention à moi qui prends la poussière, recroquevillé sous ma vieille couverture usée. C'est tout le temps pareil, quoi que vous puissiez dire, vous êtes tous identiques. Et moi, moi qui vous observe inlassablement depuis si longtemps, je connais tout de vous. Vos petites manies, vos mimiques, vos tics, vos habitudes. Celles des jeunes filles un peu rebelles, celles des vieillards bigleux. Celles des mères de famille nombreuse, tout le temps pressées et angoissées. Celles des hommes d'affaires, calmes et réfléchis. Je sais tout, même si vous ne me voyez pas observer, vous observer. Vous ne vous en apercevez jamais. Ni quand je vous espionne à travers la fenêtre lorsque vous êtes au jardin, ni quand vous êtes juste à côté de moi. Et pourtant... Et pourtant je suis bien là. Mais vous m'ignorez. Vos regards passent sur moi sans s'arrêter lorsque vous vérifiez, chaque matin, de ne rien avoir oublié avant de partir. Même lorsque vous partez en voyage, je suis au courant de tout votre programme, mais vous ne pensez pas à m'emmener. Car, moi aussi, j'aimerais voyager. Pas forcément loin, juste partir, voir autre chose que ce quotidien identique et banal. J'aimerais vibrer, vivre d'autres histoires que la mienne.
Ah... Voyager... Comme vos yeux sautant d'un mot à l'autre, parcourant inlassablement les pages d'un livre pris au hasard. Ralentissant si le texte est trop complexe, et accélérant lorsqu'il y a du suspense, dans une danse obnubilante, presque hypnotisante. Vous ne vous êtes pas aperçu de cela n'est-ce pas ? Il y a encore une foule d'autres détails, insignifiants comme celui-ci, que je pourrais vous donner. Mais pas aujourd'hui, pas maintenant. Là, j'en ai assez voyez vous. J'en ai assez d'être seulement observateur. J'aimerais partir...
Oui, un jour je partirai. J'embarquerai pour de nouvelles histoires plus palpitantes. Je prendrai le bateau, une petite barque sans doute. Rien de bien exceptionnel. Mais, seul, je quitterai cette monotonie. J'irai là-bas, explorer les contrées reculées, celles dont vous vantez les mérites. J'écouterai le chant des oiseaux exotiques, je me poserai dans l'herbe verte et je laisserai sa délicieuse odeur m'imprégner. Je resterai là, à contempler la danse délicate et silencieuse des cumulus. Je resterai immobile jusqu'à ce que la nuit étoilée succède au coucher du soleil rougeoyant. J'attendrai, je m'abandonnerai à cette sensation de sérénité que seules les nuits d'été peuvent apporter. Je m'endormirai sûrement, bercé par les chants des animaux nocturnes.
Peut-être même aller plus loin que la prairie que je peux distinguer par la fenêtre. Gravir les chemins ancestraux jusqu'au sommet. Petit à petit, avancer sans rechigner, toujours plus haut, avec pour seule compagnie la falaise qui descend à pic jusqu'à la vallée, l'entourant d'une muraille protectrice. Je cheminerai sur une piste sinueuse et maintes fois centenaire, foulée par d'innombrables pattes, pieds et sabots avant moi. Un rapace tourbillonnera dans le ciel bleu azur, cherchant sans cesse un nouveau courant d'air chaud pour s'élever toujours plus haut parmi les nuages. Je le contemplerai sûrement, subjugué par cet animal qui allie puissance et grâce dans un ballet aérien de haut vol. Et moi, vissé à mon chemin rocailleux, incapable de m'envoler, je grimperai inlassablement, ignorant la fatigue, jusqu'à atteindre le sommet de la montagne. Jusqu'à parvenir, moi aussi, dans les nuages. Pas aussi facilement que l'oiseau, mais qu'importe puisque le résultat sera le même, je verrai ce qu'il a déjà contemplé, et lui connaîtra ce que je suis en train de regarder. De tout là-haut, je verrai la vallée s'étendre à perte de vue, ponctuée de bâtisses ridiculement petites d'aussi loin, mais pourtant si majestueuses de près. Oui, un jour, je serai là. J'observerai la forêt des Origines, celle où toute l'Histoire à commencé. Celle où mes racines on poussé, celle où j'ai grandis, comme vous dans une autre. Je me poserai le long de la paroi de roche, je fermerai les yeux et je laisserai le calme m'envahir, faire place nette en moi. Peut-être pourrai-je alors réécrire mon histoire depuis le premier mot, la première lettre. Tout changer pour le meilleur, ne plus refaire les mêmes erreurs qu'au début.
Ou alors je descendrai le fleuve, au gré du courant paresseux. Le vent se faufilera délicatement entre les arbres , jouant avec leurs feuilles bruissantes. Ma barque glissera sur l'eau, au même rythme que les poissons argentés s'amusant dans l'onde vagabonde. Tantôt ils se laisseront porter par le courant, et l'instant d'après ils bondiront à la surface, cabrioleront dans un élégant ballet semi-aquatique. Le long des berges, les grenouilles donneront de la voix, accompagnées par quelques oiseaux inconnus. Et moi, allongé sur le ponton de mon embarcation, le dos appuyé aux planches de bois humides, je me laisserais voguer, dériver jusqu'à la mer. Là, je m'échouerai sans doute sur une plage de sable fin, détrempé, frigorifié et désespérément seul. Mais apaisé.
Mais voilà :
J'aurais aimé voyager, voir autre chose que ce quotidien lassant.
J'aurais aimé que quelqu'un me sorte de ma prison de bois.
J'aurais aimé vivre autre chose qu'une unique histoire.
J'aurais aimé ne pas toujours faire pleurer aux mêmes phrases.
J'aurais aimé être tout autre chose.
Mais je ne suis que moi, vous me voyez tous les jours et pourtant... Et pourtant vous ne me regardez plus.
Car je ne suis qu'un livre après tout »
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