Chapitre 2

De retour dans son lit, durant tout le jour et jusque tard dans la nuit, Dulcie se refit la scène plusieurs fois dans sa tête. C'était si perturbant de se sentir aussi proche d'une parfaite inconnue.

Elle avait eu comme un coup de chaud en l'entendant rire. Cela venait sans doute du contraste entre la froideur des hôpitaux et l'ardeur juvénile de cette si charmante brune. De son regard brun plein de promesses, qui lui avait curieusement laissé entrevoir un bel avenir. Ou peut-être était-ce son timbre, doux et puissant, comme un éclat de soleil, qui lui avait fait autant d'effet. Dulcie ne pouvait être sûre de rien, excepté de la confiance inopinée, quasi foudroyante, qu'elle ressentait envers Bonnie.

Bien que cette dernière lui eût révélé quelques bribes importantes sur ce qu'il s'était passé, l'amnésique resta telle quelle.

De ce fait, l'aube parut éclore en avance et Dulcie, les mots de cette admirable jeune femme toujours dans les oreilles, ne prêta pas tout de suite attention à ce qu'il se déroulait dans le couloir juste devant sa chambre. Encore trop obnubilée par ce nouvel arôme rassurant, enveloppant comme celui d'une gousse de vanille, l'irréductible distraite observait, par la vitre, la silhouette imprécise d'un volatil au loin.

Lorsqu'elle se soucia enfin de ce qu'il se discutait de l'autre côté de la paroi, elle agrippa son fauteuil pour se remettre en selle et se hâta en discernant un homme, dont elle ne reconnaissait pas l'intonation stricte, prononcer son nom. Elle s'approcha discrètement de la porte entrouverte, puis se concentra pour écouter du mieux qu'elle pouvait les paroles de moins en moins chuchotées du médecin avec qui l'autre semblait en désaccord.

― C'est vous qui ne comprenez pas officier...

― Lieutenant, coupa-t-il sans que cela ne déstabilise l'élan de l'expert.

― Elle n'est pas en état, continua ce dernier d'un ton plus décidé encore, d'être gardée à vue, ni même d'être interrogée. Elle a besoin de soin, de temps, et surtout de calme.

― Docteur, je ne remets pas en doute votre avis médical, je cherche simplement à faire mon travail.

― Et moi, j'essaie de veiller sur ma patiente. Ce qui ne manquera pas de vous aider si votre objectif est de recueillir un témoignage fiable. Il va falloir faire preuve de patience.

― Si j'attends plus longtemps, il n'y aura bientôt plus rien à recueillir justement.

― C'est ce que je me tue à vous expliquer, lieutenant. La mémoire est une chose très fragile, et extrêmement sensible. Si elle subit la moindre perturbation trop forte, vous pourrez dire adieux à sa version des faits.

― C'est bien pour cela que je dois m'entretenir avec elle au plus vite !

Il y eut un soupir, dont Dulcie ne sut de qui il provenait. Puis le chef de service reprit d'un volume plus prudent.

― Elle souffre d'une amnésie rétrograde partielle. Elle est incapable de se rappeler des évènements sur lesquels vous enquêtez. Ses souvenirs ne résident pour le moment que dans son inconscient. Vous n'en retireriez rien, même si je vous laissais tenter le coup... Plus que tout, conclut-il, pour son bien comme pour celui de vos investigations, ne tirez pas sur la corde. Elle risquerait de perdre l'intégralité de ce qui vous intéresse.

Le cœur de Dulcie frappa douloureusement dans sa poitrine. Son angoisse des derniers jours bondit en elle aussi rapidement qu'une attaque de vipère. Elle eut à nouveau du mal à respirer, et elle regagna son matelas, péniblement, le venin lui resserrant déjà la trachée.

La sensation accentua l'ébullition dans son crâne. La menace du néant qui l'avait engloutie au réveil perdurait. Elle grossissait même. Et si sa mémoire restait en ruine ? Et si elle finissait enfermée, un trou noir comme seul vestige de son passé ? Et si elle ne retrouvait jamais ses esprits ? Et si le dernier pan de sa vie en liberté s'effaçait ? Et si elle oubliait tout ? Pour toujours ?

Le niveau d'appréhension ne tarit pas avec les heures. Au contraire, Dulcie eut l'impression que l'obscurité impactait sa vivacité à mesure que le soir tombait. Immobile, comme figée dans une émotion crispée, elle fixait à présent un carreau sombre qui reflétait encore plus toute sa confusion.

Pour son plus grand réconfort, à l'heure où les infirmières devenaient un peu moins regardantes sur les allées et venues dans les couloirs, Bonnie fit secrètement irruption dans la chambre. Elle passa d'abord la tête par le chambranle, afin de vérifier si elle ne dormait pas.

Dans la douce lueur tamisée de la pièce, la joie de la jeune brune ensoleilla aussitôt l'instant. En rencontrant son air ravi, Dulcie se sentit lentement délivrée de la panique qui avait planté si violemment ses crochets dans sa gorge. Il n'y eut plus qu'une tendre chaleur pour lui enrober le torse et le cou.

Leurs prunelles se croisèrent et Dulcie ne put retenir ses pommettes de gonfler d'enthousiasme.

― Salut ! dit Bonnie tout bas. Je te dérange ?

Dulcie répondit que non dans un léger signe de tête, avant de se reculer sous sa couverture pour laisser une place assise sur le lit. Elle tapota dessus d'un geste teinté d'un empressement jovial, et sa jolie invitée surprise s'installa en lorgnant la chaise roulante à côté du chevet.

― Comment tu vas ? demanda-t-elle dans la foulée.

― Oh ! remarqua Dulcie. Ça, c'est rien. Ça fait juste partie de la rééducation... Dis, il t'est arrivé quoi ?

La jeune étudiante s'engagea alors dans le récit de leur aventure, passionnant un peu plus à chaque mot sa complice émerveillée. Elle lui raconta plus en détail toute la situation avec Mr. Laurent, la relation aussi intense que surprenante qui les liaient, et une grande partie de ce qu'elle avait oublié, sans que rien ne lui fût familier.

Dulcie se défit du drap qui lui recouvrait les jambes au fur et à mesure que son engouement pour l'histoire de Bonnie amplifiait. Quand elle eut terminé, l'entaille suturée de la belle aux yeux bleus, sur le flanc de sa cuisse droite, piqua l'intérêt de sa partenaire. Celle-ci ne sut résister à la tentation de glisser le bout de ses doigts sur son genou dénudé, délicatement, comme si la toucher pouvait réveiller une douleur ou un insupportable arrière-goût. C'était en effet ce même genou qu'elle avait embrassé des semaines auparavant, lorsqu'elle avait ramené Dulcie chez elle après son agression.

Elle songea ainsi qu'elle n'avait pas dû suffisamment prendre soin de sa bien-aimée pour revenir à ce même point où elle tentait maladroitement de réconforter Dulcie qui était blessée. Mais, cette fois-ci, cette dernière réagit d'un intense regard intrigué levé vers elle.

― Tu as mal ?

― Un petit peu, avoua Dulcie, mais ça va. Et toi ? dit-elle en indiquant le bandage qui dépassait à peine du pyjama de Bonnie.

― Pareil.

Elles sourirent avec réserve, simultanément.

Puis le quadriceps de Dulcie se contracta et lui arracha une grimace, tandis qu'une décharge lui irradia toute la jambe. Son amie enleva immédiatement sa main, apeurée d'y être pour quelque chose. Ce qui, au fond, n'était pas totalement faux, mais la névralgique n'osa révéler qu'elle venait de faire un faux mouvement en voulant se rapprocher d'elle.

― Désolée, murmura Bonnie, une fossette creusant sa joue à cause de son air navré.

― T'es trop chou, ria-t-elle doucement, t'en fais pas pour ça. Je...

Elle s'interrompit une minute, perplexe, presque gênée.

― C'est pas ça qui m'embête le plus. Tout ce que tu m'as décrit me dit rien du tout... et je sais pas si ça me reviendra un jour...

― Pourquoi tu dis ça ? demanda Bonnie en fronçant les sourcils.

― C'était ce matin je crois... Je les ai entendus parler de mon cas... le médecin et un agent de police.

― Oui, moi aussi, il m'a interrogée toute la journée.

― Pas moi, dit Dulcie en pensant tristement à sa mémoire, et à cette liberté, chose qui lui avait toujours importé plus que tout au monde. Le médecin l'en a empêché. J'ai pas tout compris... à part que ma... enfin, que je pouvais me rappeler de rien.

Bonnie sembla être sur le point de répondre quelque chose, puis se ravisa. Elle se mordilla alors la lèvre inférieure, sa vue zigzaguant sous la réflexion.

― Voilà ! proposa-t-elle soudain. Euh... Il faut... J'imagine que tu dois être stimulée, te replonger dans un environnement habituel. Donc... on va retourner à la maison, toi et moi, et on va reprendre une routine. Ça sera toujours mieux qu'ici, non ?

Légèrement étonnée, Dulcie ne fut pour autant pas mécontente. Maintenant que Mr. Laurent était mort, et ses propriétés interdites d'accès jusqu'à nouvel ordre, elle n'avait plus vraiment nulle part où loger. De toute façon, ça n'était plus chez elle depuis des années. Mais, la véritable idée qui lui traversa l'esprit fut l'opportunité d'explorer ce sentiment inédit de sécurité, et l'improbable certitude qu'elle avait vis-à-vis de cette séduisante et intrépide Bonnie.

C'était une sorte d'intuition que l'ancienne escorte mourrait d'envie de satisfaire. Une évidence s'imposa dès lors. Si la science disait vrai, qu'elle avait, comme une lune sans soleil, besoin de repos et de beaucoup d'attention pour se rallumer, elle devait absolument se tenir auprès de Bonnie. Elle accepta donc avec plaisir.

Dans les jours qui suivirent, elle eut le bonheur de revoir sa lumière quotidiennement. Jusqu'à ce qu'elle-même fût autorisée à s'en aller. Cette matinée-là, Bonnie fut précédée d'un gardien de la paix en uniforme, du docteur qui s'était occupé d'elle, et d'un troisième homme en longue toge noire de magistrat, une pile de gros dossiers dans les bras, qui entrèrent en file indienne dans la chambre. Ils s'alignèrent ensuite au pied du lit, pendant que la jeune métisse, plus sérieuse qu'à l'ordinaire, était venue se poster près de l'oreiller.

― Bonjour, je suis le juge d'instruction en charge de l'affaire concernant le meurtre de monsieur Diego Laurent, déclara-t-il d'une voix aussi ferme que traînante. En raison de votre état de santé, vous êtes assignée à résidence à compter de votre sortie approuvée par le corps médical.

Il fit une pause dans son discours, pivota mécaniquement vers le trentenaire en blouse blanche qui hocha de la tête dans la seconde, et poursuivit d'un même ton :

― Vous serez placée sous surveillance électronique durant l'enquête et dans l'attente du procès. Vous devrez impérativement demeurer dans un périmètre déterminé lors de la pose du dispositif... du bracelet électronique, il compléta en percevant l'incompréhension dans le regard de Dulcie, et en respecter les horaires. À la moindre incartade de votre part, stipula-t-il avec plus de sévérité qui n'entacha pourtant rien à son sang-froid, ou si vous refusez cette mesure, vous terminerez votre mise en examen en détention provisoire et serez immédiatement déférée.

Il s'arrêta de nouveau, puis scruta autour de lui comme pour vérifier qui il y avait dans la pièce.

― J'ai cru comprendre que vous n'aviez pas d'avocat ?

Dulcie confirma d'un silence craintif.

― Il vous en sera donc commis un d'office. Vous donnerez votre accord officiel en sa présence au domicile déclaré par votre personne hébergeante, dit-il en jetant un coup d'œil à Bonnie.

Celle-ci acquiesça et le petit groupe quitta les lieux. Dulcie se rhabilla d'une robe vaporeuse et claire qui voilait largement sa cuisse blessée, avant de boitiller vers la porte, derrière laquelle sa nouvelle colocataire l'attendait impatiemment. Les deux femmes firent le trajet du retour en train, ensemble, parvinrent à destination dans la soirée, et pénétrèrent à la hâte dans le modeste appartement de Bonnie.

Au milieu d'un salon douillet et intimiste, Dulcie, déjà somnolentes, était remplies d'attentes. Sauf que, même en posant les yeux sur la sobre cuisine ouverte, le canapé d'angle sous une large fenêtre, ou les touches de couleur des coussins, lampes et bougies disséminées un peu partout, aucun souvenir ne lui revint, comme elle l'avait tant redouté. De la plus décevante des manières, l'endroit ne lui évoqua absolument rien, et la partie du cerveau qui régissait sa mémoire resta inexorablement vide.

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