Chapitre 9
De retour sur le lit, Dulcie eut la sensation que Mr. Laurent allait rentrer dans la chambre, sans qu'elle ne s'en aperçoive, et la saisir d'un coup par la taille. Dès qu'elle ferma les yeux, ou qu'elle tourna la tête dans une autre direction que le seuil, son corps se crispa. Plus que tout, elle craignit l'ombre et ce qu'elle ne pouvait discerner.
À cet instant, il fut impossible d'imaginer que l'endroit était vide. Il y avait quelqu'un, silencieux et meurtrier, caché dans le noir, tout près d'elle. Il la regardait avec insistance. Il était prêt à lui sauter dessus, à la seconde où elle baisserait sa garde.
Elle fut attentive au moindre son, au moindre mouvement, à la moindre impression sur sa peau, mais le calme devint trop bruyant, l'obscurité trop profonde, et le contact de l'air trop lourd. Elle n'osa plus bouger, à peine respirer, et la douce chaleur de la paume de Bonnie contre sa hanche devint une pression insupportable.
Dulcie fixait les contours de ce qu'elle jugeait être la poignée de la porte, et les élans du sommeil s'amusèrent à les transformer en arme lustrée accrochée à la ceinture, ou en regard luisant et immobile. Elle le soupçonna à l'affût. Tapit, il attendait son moment de faiblesse pour l'attaquer. Rôdant devant sa prochaine proie. Il foulait le sol de la pièce, son index caressant avidement la détente. Elle se pensa même déjà en joue, là, dans l'invisible qu'elle devinait devant elle.
Un claquement rapide. Tout proche. De petits craquements. Un souffle intrus. D'autres grincements furtifs à deux pas. Un seul bruit inconnu suffisait à captiver toute son attention. Un chatouillis sur le doigt et c'était son assassin qui lui frôlait volontairement la main. Une odeur inhabituelle et il s'était avancé pour l'asphyxier avec un oreiller. Une variation de température au niveau de ses pieds, et c'était lui qui se préparait à les lui attraper. Il jouait à changer de méthode. Il prenait son temps pour sa mise à mort.
Ainsi Dulcie ne laissa plus son bras déborder du matelas. Et s'il le lui agrippait, le lui bloquait, le lui brisait ? Elle ne pourrait rien faire pour se défendre. Comme la dernière fois, elle se ferait massacrer, heurtée par deux colosses en pierre, deux gros blocs de granit. Ses organes vitaux pourraient ne pas tenir. Alors la simple idée qu'on l'effleure fit violemment battre son cœur, dix fois plus fort, dix fois trop vite.
Il n'arriva rien de toute la nuit, mais elle l'avait passée à entendre des pas suspects et à pressentir une agression imminente. L'épuisement la submergea au lever du jour, et elle s'endormit enfin, lorsqu'elle put distinctement voir les couleurs de l'entrée.
Bonnie dormait toujours paisiblement. Dulcie ne lui avait encore rien dit. Elle avait si difficilement fermé l'œil, qu'elle s'était levée au bout d'une courte heure d'inconscience, et avait décidé de faire quelques petites courses pour remplir les placards et le ventre de celle qui avait bien voulu lui ouvrir la porte.
En effet, sa reconnaissance envers Bonnie avait amorcé une forme de culpabilité indéfectible qui, avec les minutes, devenait de plus en plus pesante. Le message de Mr. Laurent la veille n'avait rien allégé du tout. Bien au contraire, elle se sentait étranglée par son étreinte, emmaillotée dans la toile que ses neurones avaient formé par sa faute.
Devant le rayon à découvert des fruits et légumes, elle eut une drôle d'intuition. Il n'y avait quasiment personne mais la quiétude ambiante sembla presque fabriquée. Du moins dans son esprit, parce qu'elle fut aussitôt persuadée d'être surveillée, ou pire, suivie. Elle pivota sur elle-même, guetta dans tous les sens comme un piéton trop méfiant, puis finit par se rendre rapidement en caisse.
Elle déposait ses articles sur le tapis lorsque son estomac se noua. À environ dix mètres sur sa gauche, tourné de dos, la silhouette d'un homme à la carrure massive dépassait de derrière un étalage. Ses yeux ne purent s'en détacher. Plus elle l'observait, plus il ressemblait à l'un des gardes du corps qui lui avaient démoli les côtes à coups de pieds.
― Madame ? retentit une voix. Madame, c'est à vous.
La caissière avait déjà passé la majorité des produits sous son scanner et termina de calculer la somme. Dulcie voulut s'enfuir. Elle regroupa ses achats en vrac, paya sans réclamer sa monnaie, et passa le portique de sécurité à la hâte.
Sur le chemin malheureusement, elle crut perdre la tête. Elle ne retrouvait plus son portefeuille. Elle chercha dans toutes ses poches et autour d'elle, avant de réaliser qu'elle l'avait oublié sur place. Elle fit alors demi-tour et se retrouva nez à nez avec celui qu'elle redoutait. Il feuilletait ce qu'elle était venue récupérer, puis le rangea dans son manteau. Tétanisée, elle eut juste le temps de déguerpir en vitesse, sans qu'il ne la remarque et sans ses papiers.
Elle s'assura de rester à proximité des rares passants qu'elle ne suspectait pas. Elle marcha dans le sillage d'une petite dame aux cheveux gris qui tirait un caddie écossais, puis dans celui d'une poussette qu'une trentenaire remuait parfois comme pour bercer ce qui se trouvait dedans. Soudain, les pleurs criards du bébé retentirent et firent sursauter l'escorte aux aguets. Ils s'éloignèrent ensuite à un tournant, et abandonnèrent Dulcie à elle-même ; sur le qui-vive.
Un peu plus tard, elle examina par-dessus son épaule. Les lieux paraissaient déserts. Seulement elle ne put se défaire de son sentiment. On l'épiait. Elle chercha un raccourci du regard mais le quartier lui était totalement inconnu. Elle écouta les sons qui provenaient des rues adjacentes, sans parvenir à étouffer la crainte qui résonnait en elle. Il ne fallait pas qu'il la retrouve.
Elle accéléra le pas à chaque croisement, jusqu'à se mettre à trottiner, le sac de provisions serré contre sa poitrine. Comme une dernière chance de se tirer de la situation, elle sortit son téléphone et feignit un coup de fil :
― Oui, j'arrive dans moins de deux minutes, articula-t-elle haut et fort. À toute suite !
Ce qui lui parut être un long moment après, elle atteignit enfin le groupe d'immeubles où Bonnie habitait. Elle longea la modeste aire de jeux qui centrait les logements, s'engouffra dans la cage d'escaliers extérieure, et fut de nouveau à vue au palier du deuxième niveau. Elle fonça vers l'appartement du milieu, déverrouilla nerveusement la serrure et se dépêcha d'entrer une fois la porte entrebâillée.
Malgré tout, la panique grimpa en elle comme un geyser bouillant.
― J'ai fait une connerie, dit-elle en se précipitant dans la chambre. Bonnie ! Bonnie, j'ai fait une connerie !
Elle se prenait le crâne entre les mains, tandis que Bonnie se redressa d'un bond, à moitié réveillée.
― Quoi ? marmonna cette dernière. Qu'est-ce qu'il se passe ?
― Je suis désolée ! Je voulais simplement nous prendre de quoi manger. Mais j'ai pas réfléchi ! J'aurai dû rester discrète !
― Enfin de quoi tu parles ?
― Il va pas me lâcher ! Il m'a déjà repérée ! Son homme de main était là, à quelques mètres de moi ! Il m'avait prévenu pourtant ! Je suis vraiment qu'une idiote !
― Holà, doucement Dulcie, souffla-t-elle en balayant son pouce sur la joue de son amie affolée. Rien de tout ça n'est de ta faute, tu m'entends ?
Soudain, un écho s'éleva à leur étage. Elles s'interrompirent net.
― Il arrive !
Bonnie la prit alors par la main et la tira à l'abri, dans la salle de bain, d'où elles n'étaient pas visibles depuis le seuil principal. Pendant qu'elle gardait une oreille attentive vers l'intrus, elle s'agenouilla calmement vis-à-vis de Dulcie, qui s'était recroquevillée contre le meuble du lavabo, l'air terrifié.
Elles attendirent un certain temps, à écouter le chuintement que firent les semelles du type qui semblait inspecter l'entrée. Elles sentirent sa présence près de la fenêtre du séjour quand il se mit à faire les cents pas devant. Puis le bruit s'éloigna et plus rien.
La moins fébrile des deux passa la tête par le chambranle et ne vit personne. Dans un silence tendu, elle s'approcha de la porte, sous laquelle quelque chose avait été glissée. Elle ramassa le morceau de papier avant de découvrir qu'il s'agissait d'une carte postale, celle d'un chaton gris face à un grand tigre blanc.
Elle la retourna lorsque Dulcie la rejoignit sans plus respirer. Celle-ci croisa une seconde le regard rond de l'étudiante, avant d'apercevoir ce qu'elle tenait entre les doigts. Elle la lui saisit en tremblant, puis y lut le message inscrit au stylo :
« Prudence, Dulcie. Ne sais-tu donc pas qu'il est risqué de n'en faire qu'à sa tête ? Tu es du mauvais côté de la balance. Mais je t'ai bien élevée, et je sais que tu ne feras pas le poids. Alors cesse de voir en moi un ennemi. Je ne veux que ton bien, il n'en a jamais été autrement. »
Les nerfs à vif, Bonnie fulmina contre le destinateur.
― Non mais pour est-ce qu'il se prend ! Rassure-moi, tu ne crois pas ce crétin ?
― Il faut le prendre au sérieux, tu sais. Il a mes papiers... et la majorité de mes affaires. Tout ce que j'ai pu sauver tient dans ce sac, dit-elle en le montrant des yeux. Je vois pas comment je pourrais continuer...
― Avec moi. Je suis là, je ne te laisse pas tomber.
En fixant les derniers mots du paragraphe, l'effroi ressurgit et Dulcie crut mourir. Elle commença à suffoquer. Elle n'avait plus confiance en Mr. Laurent depuis longtemps. Alors la seule raison pour laquelle il tenterait de la rassurer, serait pour gagner du temps. Il préparait quelque chose et il préférait l'anesthésier avant, car ce qui l'attendait était grave, irréversible même.
Elle eut très chaud d'un coup, et la bouche sèche. Elle vacilla jusqu'au canapé, où elle extirpa la carte de visite qu'elle avait reçu plus tôt.
― C'était la première, déclara-t-elle en la tendant à Bonnie. Avec celle que t'as, ça en fait une par jour. Tu penses vraiment qu'on va pouvoir lutter contre une menace quotidienne ?
― Tu préfères te renfoncer dans la tombe ?
― Je dis juste..., expliqua-t-elle en déglutissant, qu'au vu de ce qu'il a fait comme simple avertissement... ça serait pas très judicieux de l'ignorer... et encore moins de le négliger.
― Quoi ? Tu crois qu'il serait capable de te faire plus de mal ?
― C'est plus la question, là.
Elle se mit à tapoter rapidement du pied.
― Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda sa complice.
― Quand il nous attrapera, il nous butera Bonnie !
― Non, attend ! On ne va pas se laisser faire !
― C'est bien pire de résister, crois-moi. Il vaut mieux que ce genre de chose dure le moins possible...
Dulcie inspira de plus en plus intensément. Son pouls s'agita, tandis qu'un poids d'une tonne s'abattait sur son thorax. Elle ne savait plus où poser son attention et le salon se mit brusquement à tourner dans tous les sens.
― Eh, là ! réconforta Bonnie, une main posée sur son genoux trépignant. Calme-toi... Il ne nous aura pas.
― Et comment tu comptes t'en débarrasser ?
― Je ne sais pas encore mais on va trouver, dit-elle en prenant son visage transi de peur dans ses paumes. On va s'en sortir.
― J'ai l'impression de devenir folle... Je... j'ai pas dormi... J'... j'arrive plus à rien... J'arrête pas de penser à... à ce qu'il pourrait me faire... à ce qu'il va nous faire...
― Shhh...
Avec un ciel pareil, Dulcie eut du mal à se dire que c'était la saison estivale. Il pouvait pleuvoir d'un instant à l'autre, et elle pourrait succomber la minute qui suivrait. Elle eut la nausée lorsque Bonnie cessa d'aller et venir avec son pouce sur sa joue. Mr. Laurent allait vraiment finir par l'assassiner ; qu'il soit dans la même pièce qu'elle ou non.
Elle eut un moment la sensation d'halluciner. Comment tout cela pouvait-il être réel ? Était-elle sur le point de périr ? Il n'était pas possible de perdre la vie aussi vite, si ? Était-elle dans le bon corps ? Dans la bonne existence ? Ces pensées étaient-elles les siennes ? Ou avait-elle pris possession de quelqu'un d'autre sans le vouloir ?
― Ne bouge pas, annonça soudain Bonnie en s'éloignant.
Dulcie ne comprit pas tout de suite de quoi elle parlait. Que se passait-il ? Elle tenta de se ressaisir mais tout ce qu'elle parvenait à faire était de se concentrer sur sa respiration. Il fallait qu'elle survive.
À cause des palpitations qui cognaient dans son sternum, elle n'était pas en mesure d'apprécier la joie enfantine avec laquelle Bonnie s'affairait. Cette dernière était allée chercher quelque chose dans la cuisine, avant de disparaître dans la chambre.
Au bout de ce qui parut être un bref clin d'œil, elle revint auprès de sa protégée qui avait toujours les poumons écrasés par un danger invisible. Alors, d'une douceur aérienne, elle coulissa ses bras autour de son amante et chuchota :
― Ferme les yeux, j'ai une surprise pour toi.
Elle l'orienta sur le côté, et la conduisit tout droit, jusqu'à ce que Dulcie supposa être la salle de bain. Celle-ci demeura une courte durée dans le noir, puis releva enfin les paupières.
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