Chapitre 8

Elles patientaient dans le hall d'accueil, bizarrement assez modeste. Les grandes vitres dans leur dos illuminaient les lieux, à l'inverse du sol marron foncé qui les rendait plutôt chaleureux. Un carré de sofas sans prétention sur la droite, à gauche un long escalier en verre, et en face, le large comptoir de la réceptionniste. La décoration sobre aurait pu donner un style impersonnel mais pas du tout. On pouvait sentir tout le raffinement et l'élégance de l'endroit. Bonnie trouva cette idée écœurante de fausseté.

L'assistante, une femme enceinte que son gros ventre rapetissait légèrement, réapparut par une ouverture derrière son plan de travail. Tout sourire, elle s'excusa de ne pas pouvoir les accompagner, et leur expliqua qu'une collègue les recevrait à l'étage. Dulcie ferma la marche, les mains moites et le souffle irrégulier.

Qu'allaient-elles raconter ? Quel mensonge serait efficace sur Mr. Laurent ? En existait-il même un au monde capable de le convaincre ? Comment le prendrait-il ? Est-ce qu'au final, tout ça n'aggraverait pas la situation ? Avaient-elles fait le bon choix ?

Elle ne put finir d'énumérer le reste de ses doutes qu'une dame élancée en tailleur taupe vint à leur rencontre. Elle leur fit signe de la suivre et elles arpentèrent une quinzaine de salles insonorisées, toutes occupées par des gens en costume noir ou gris sombre, avant d'arriver devant le dernier seuil de l'allée.

Leur guide toqua trois fois, puis entrouvrit la porte quand une voix grave et affirmée retentit de l'autre côté.

― Pardonnez-moi monsieur, dit-elle en se calant dans l'entrebâillement, votre rendez-vous de 14h a été annulé. Souhaitez-vous le remplacer ou avancer les suivants d'une heure ?

― Merci Faustine, ça ira.

― Veuillez de nouveau m'excusez monsieur, j'ai deux jeunes femmes qui se sont présentées en bas. Elles aimeraient s'entretenir avec vous...

Bonnie fit alors irruption sans qu'on ne puisse la retenir. Elle entra dans la pièce relativement spacieuse, avec une plante tropicale artificielle dans le coin à l'ombre, une armoire claire un peu plus loin, et une imposante fenêtre derrière une table design quasiment vide, au centre, qui ressemblait davantage à une planche de bois polie et recourbée aux extrémités.

Lui, dans un complet-veston bleu obscur, était enfoncé dans son fauteuil en cuir, un bras sur l'accoudoir, l'air concentré. Elle alla s'asseoir sur l'une des deux places vis-à-vis du bureau, suivit de près par Dulcie qui avait baissé le menton en franchissant le pas.

Ce fut à ce moment-là qu'il parut se réveiller d'une profonde réflexion et qu'il fronça les sourcils. Il dévisagea cette dernière le temps qu'elle s'installe, avant de s'adresser à la secrétaire qui était restée à l'entrée.

― Vous fermerez la porte en sortant.

Celle-ci s'exécuta et les laissa seuls tous les trois.

Lorsqu'il se rapprocha en roulant sur sa chaise, une infecte bouffée de son eau de Cologne parvint jusqu'aux narines des deux jeunes femmes. C'était une odeur végétale, sans doute à la bergamote, beaucoup trop forte, comme pour se prouver de sa toute-puissance ; mais une fragrance détestablement magnétique.

Terrée dans un mutisme pesant, et un peu sur ses gardes, Dulcie n'osa pas une seule fois le regarder dans les yeux. Tandis qu'il la scrutait, fouillait son comportement, et de son simple regard brun qu'il ne détournait pas, elle eut l'horrible sensation de se faire dévêtir au fil des secondes.

Bonnie, elle, était partagée entre surprise et dégoût concernant cet homme. Elle ne s'attendait pas à ça. On aurait pu le confondre avec un mannequin. Entre sa barbe taillée de trois ou quatre jours, ses cheveux parfaitement ondulés comme dans les publicités de parfums, son sourire qui aurait pris tout son visage s'il avait été d'humeur, et un teint aussi hâlé que s'il rentrait de vacances. Mais il y eut aussi une chose de particulièrement repoussant chez lui, sur quoi elle ne put encore mettre le doigt.

― On ne va pas passer par quatre chemins, nous...

― Tu t'es ressaisie ? dit-il en interrompant Bonnie. Et en plus, tu m'amènes un cadeau...

Dulcie sembla vouloir répliquer mais se ravisa aussitôt. Elle secoua la tête, puis bredouilla des paroles inaudibles dont seul un petit « non » fut compris.

― Je n'ai pas besoin de te rappeler que tu es encore à ma charge. Je gère toujours toute ta vie. C'est simple : tu as des rendez-vous, tu y vas.

― Dulcie, répondit Bonnie au bord de son siège, portera plainte pour agression, proxénétisme, intimidation, et ça c'est si vous la laissez tranquille, parce que je suis sûre qu'en creusant, on peut trouver beaucoup plus.

― C'est amusant, rit-il, j'ai cru un instant que cela allait poser problème.

La poitrine de la blonde désemparée se resserra au point de raccourcir sa respiration. Quant à Bonnie, les yeux ronds, elle ne sut soudain quoi dire, maintenant qu'il considérait sa présence.

― Comme vous êtes adorables ! enchaîna-t-il. Vous avez probablement tout votre temps à perdre mais pas moi. Dulcie a des obligations professionnelles, et qu'elle le veuille ou non, mes clients ne sont jamais déçus... Toujours aussi crédule à ce que je vois, ma belle, dit-il avec dédain. À présent, si tu avais l'obligeance de cesser tes enfantillages. Tu sais très bien que je ne cède pas au chantage. Ni aux caprices.

La jeune étudiante le réalisa brusquement. C'était ce divertissement qu'il trouvait en la situation qu'elle ne supportait pas. N'avait-il pas conscience de sa gravité ? Ne se rendait-il pas compte qu'elles étaient sérieuses ? Qu'il leur devait un minimum de respect ? Et qu'il aurait tort de les sous-estimer ?

― Vous tenez à votre réputation monsieur Laurent ? demanda-t-elle en observant les alentours. Pas moi. Je n'ai pas peur de vous dénoncer, et je peux vous assurer que les médias raffolent des affaires judiciaires.

― Ça n'est qu'une vulgaire pute de luxe ! Elle ne sera pas difficile à remplacer...

Quelqu'un frappa subitement et entrouvrit la porte. À l'évidence un employé, puisqu'il se calma et retroussa aimablement ses commissures. Alors Bonnie en profita.

― Voilà, vous n'avez plus qu'à nous rendre les papiers de Dulcie, tout de suite, et ce sera réglé.

Son coup d'œil vers un compartiment du meuble qui les séparait le trahit, et elle surenchérit.

― Oui, je crois aussi qu'ils sont dans ce tiroir, dit-elle en lui tendant la paume.

Il les lui céda à contre cœur, puis elle se leva et attira Dulcie par la main, hors de cette abominable emprise.

Une fois rentrées, alors qu'elles essuyaient la vaisselle de leur déjeuner, Bonnie demeura perplexe.

― Qu'est-ce qu'il t'a pris ? demanda-t-elle. Pourquoi tu n'as pas dit un mot ?

― Je me sentais pas bien, affirma l'ancienne escorte un peu épuisée.

― Oui, ça j'avais vu... Je ne comprends pas, on était là pour le dissuader, non ?

― Il est capable de beaucoup plus que ce que tu crois. Il a l'air charmant, mais c'est qu'une façade. Je voulais juste pas envenimer les choses.

― C'est fou quand même ! Comment est-ce que tu fais pour ne pas t'énerver ? Il est tellement odieux !

― Oh, dit-elle en tirant sur le torchon que tenait Bonnie pour la ramener vers elle, j'avais quelqu'un pour le faire à ma place et... c'était plutôt... réconfortant... touchant même...

Elles s'accolèrent l'une à l'autre en joignant le bout de leur nez. Lentement, pour ne pas rompre la tension que sa bien-aimée venait de créer dans son bas-ventre, la jolie brune appuya ses lèvres contre les siennes. Puis elles inspirèrent à l'unisson, comme d'un coup bousculées par leur passion.

Bonnie se pencha sur Dulcie, dont elle commença à agripper les fesses. Une fourchette tinta alors en ricochant sur le sol dallé de la cuisine. Pourtant elles ne s'en préoccupèrent pas. La jeune exaltée remonta les mains sous le sweat-shirt marine de sa partenaire, caressant son dos nu et torride, pendant que la vision d'une de ses clavicules satinées précipita les pulsations derrière son sein.

En se soulevant sur le comptoir, la sulfureuse aux yeux bleus se cogna l'arrière du crâne contre un placard. Elle se prit brusquement la tête et gémit en faisant la grimace.

― Ça va ? s'alarma Bonnie.

― Parfaitement bien, dit-elle en rigolant, t'inquiète pas ! Maintenant, tu sais, je crois qu'il y a un meilleur endroit pour ça.

Elles ricanèrent, avant de reprendre leur long baiser voluptueux et de se diriger dans la chambre à coucher. Bonnie l'allongea avec prudence sur la couette bouffante de son lit, et rampa en amont de ce chef-d'œuvre à la crème, de ses plaines sucrées aux dunes fruitées plus au nord.

Doucement, les chairs de Dulcie s'électrisèrent sous son amante, leur bouche s'épousant dans la plus grande des satisfactions. S'embrasser n'avait jamais été aussi délirant. La belle blonde aspira, le derme palpitant de joie. Ses cheveux se hérissèrent sur son crâne et elle ne pensa plus à rien d'autre, son esprit flottant au-dessus d'elle comme un fantôme bienfaisant.

― Hmm... À quel goût il est celui-là ? murmura Bonnie en se léchant les lèvres, un brin essoufflée.

― Pêche, répondit Dulcie d'un large sourire. J'ai pensé à toi en le mettant.

― Attention, je vais finir par ne plus pouvoir me passer de toi... Voilà, annonça-t-elle après lui avoir donner un autre lent et chaud baiser, c'est fait !

― Dis, tu vis toute seule ici ? demanda son amie en balayant la pièce du regard.

― Plus maintenant..., pensa Bonnie tout haut, alors qu'elle resserrait son étreinte.

Celle-ci voulait se coller à la peau de Dulcie et ne plus jamais s'en défaire. Vivre fut si simple et facile. Elle ne doutait plus. Tout irait bien parce qu'elles étaient faites pour être ensembles. Enlacées dans les bras l'une de l'autre, elles finirent par admirer le crépuscule qu'elles entrevoyaient par la fenêtre. Un banc d'étourneaux voguait dans le ciel paisible de cette soirée d'été. Les nuages ronds, parés de rose saumon et de rouge clair, semblèrent attendrir l'existence, et Bonnie s'endormit là, proche de son âme-sœur.

Dulcie, quant à elle, fut de moins en moins sereine au cours de la nuit. Elle ne pouvait penser à autre chose que ce qu'elles avaient fait plus tôt. C'était incroyable ; au point d'avoir du mal à y croire justement. Mr. Laurent n'était pas du genre à abandonner aussi aisément.

Pendant que la petite aiguille s'éloignait avec peine du chiffre trois, le tic de la trotteuse devint vite infernal. Dulcie glissa discrètement des draps, renfila son haut foncé, et alla se changer les idées dans le salon. Là, ramassant sa veste qu'elle avait laissée par terre, un petit bout cartonné en tomba de la poche. Elle reconnut immédiatement la carte de visite de ce rapace qui persistait à la hanter.

Son pouls s'agita brutalement. Mais c'est en la retournant et en y lisant le message écrit de sa main à lui, qu'il dérapa, pulvérisé par l'angoisse :

« Si tu crois que ta petite visite m'a impressionné, tu as raison. C'était beaucoup plus téméraire que ce que j'attendais de toi, mais ne te voiles pas trop la face, ma belle. Tu ne pourras pas y échapper, je ferai toujours ce que je veux de toi. »

Le souffle de Dulcie se coupa comme si le papier venait de lui trancher la gorge. Mr. Laurent ne lâcherait pas.

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