Chapitre 7

Le corbeau s'envola sur le coup de la détonation. Il n'avait pas cessé de pleuvoir des cordes depuis qu'elles étaient rentrées, et Bonnie avait observé l'oiseau juste avant qu'il ne déguerpisse. Dulcie l'aurait certainement admiré si elle n'était pas totalement étourdie par ce qu'il s'était produit.

La jeune étudiante finit de remplir un verre d'eau et la rejoignît sur le canapé pour le lui donner. Il y eut un énième flottement, puis son amante déboussolée sembla revenir tant bien que mal du fond épais de ses pensées pour fébrilement attraper ce qu'on lui tendait.

Bonnie ne se voyait pas la forcer davantage à discuter, et la guida prudemment jusque dans sa salle de bain. Peut-être que là, elle se détendrait. Ce fut en la déshabillant, que se dévoila une nuée d'autres ecchymoses cramoisies le long de son bras et de sa jambe gauche. Elle ne réagit pas pour autant, comme pétrifiée par un nuage sombre autour de son crâne.

Bonnie lui fit enjamber la baignoire et cette dernière s'y roula en boule, les doigts crispés sur le rebord. Les larmes coulèrent en avalanche sur les joues de Dulcie, dont le regard vaporeux se perdait toujours dans un effroi insaisissable. Bonnie tenta en vain d'effacer son air inquiet, mais la voir dans cet état lui serrait le cœur.

Elle lui lava tendrement la figure, les cheveux, puis le reste du corps, et après plusieurs minutes, lui embrassa un genou. Alors Dulcie émergea. Celle-ci lui prit le visage entre les mains, le ramena près du sien, et lui offrit un lent et moelleux baiser, dans le même goût que celui de la plage, mais en plus long et à vif. Une goutte salée s'immisça entre leur deux bouches et l'instant saumâtre ternit aussitôt le baume fruité de la jeune femme.

Bonnie s'écarta, et ancra ses yeux dans ceux de Dulcie. Elle n'y aperçut rien d'autre que l'ombre brumeuse de tout à l'heure. Pourtant elle en fut certaine, il y avait quelque chose qu'elle ne distinguait pas, pas encore. C'était crypté, trouble, et aussi fragile qu'une plume à la surface de l'eau, mais c'était là.

Elle lui enfila ensuite son peignoir en coton, la couvrit d'un peu plus d'affection, et elles retournèrent au salon.

― Tu n'es pas si moche quand tu pleures finalement, taquina Bonnie.

Dulcie s'affala sur le dos, souriant timidement entre deux reniflements.

― Mais je préfère quand même tes lèvres au naturel, ajouta la douce attentionnée, sans sel dessus.

Elle s'éloigna pour récupérer une chose dans l'armoire, tandis que Dulcie s'allongeait plus confortablement sur le canapé. En revenant, Bonnie caressa du regard la belle vulnérable qui somnolait de plus en plus, et la recouvrit discrètement de la couverture qu'elle était allée chercher.

Dulcie fut réveillée par une odeur de végétation humide et le bruit lointain du froissement des feuilles. Elle souleva les paupières afin de découvrir le lieu : la fenêtre entrebâillée près de là où elle était couchée, la modeste cuisine ouverte sur le salon dans lequel elle se trouvait, et ce qui semblait être une chambre derrière la porte à demi fermée devant elle. Il faisait sombre comme en fin de journée, mais elle remarqua à la petite horloge située sur la table basse, qu'il était à peine treize heures.

Elle bâilla, se gratta le front, et entendit quelqu'un se sucer les doigts. Malgré le corps lourd de courbatures et un mal de crâne lancinant, elle traîna ses pieds jusqu'à son hôte, qui s'affairait en culotte sans l'avoir vu se lever. Elle s'approcha, aperçut le fond de pâte presque entièrement garnit de demi mirabelles, fut tentée d'en grappiller quelques-unes pour les goûter, puis finit par plonger, bouche béante, sur la main de Bonnie qui avait gardé une moitié de fruit au bout de son index. Le jus onctueux et sucré lui coula dans la gorge lorsqu'elle avala, et elle saliva encore plus.

Aucune d'elles n'entreprit d'évoquer les circonstances troubles dans lesquelles elles baignaient. Ni le statut de leur relation, ni l'étrange comportement de Dulcie à la fin de ce weekend de rêve, et définitivement pas ce qui lui était arrivé juste après. Et puisque le sujet ne fut à aucun moment aborder durant le reste de cette journée, elles passèrent une excellente soirée, entre les bêtisiers à la télé que Bonnie adorait visionner en boucle, les blagues que Dulcie ne pouvait s'empêcher d'ajouter dès que la catégorie chute survenait, et leur joyeux dîner principalement composé de la tarte maison de Bonnie et de glace à la vanille.

Le soleil ne réapparut que sous forme de tâches moins foncées, derrière les silhouettes élancées des arbres qui longeaient le côté ouest de la résidence. Puis il se dissipa complètement dans l'obscurité de la tempête. Les intempéries faisaient rage dehors lorsque Bonnie s'écroula dans son lit ; la porte de sa chambre ouverte sur la partie du siège où Dulcie s'était endormie.

Au fond, la brune casanière craignait d'apprendre les causes de cet évènement. Elle préférait simplement garder un œil sur son amie, sans rien brusquer. Mais ne pas savoir lui faisait imaginer le pire. Et si c'était grave, vraiment très grave ? Et si Dulcie était en danger ? Et si c'était de sa faute ? Elle était enfin en vacances et elle ne s'était encore jamais fait autant de soucis. Cela la fatiguait certainement plus de rester dans l'ignorance. Seulement elle connaissait les affres que la vérité pouvait susciter.

Le sommeil s'abattit sur ses paupières sans qu'elle ne puisse le trouver. Le tonnerre gronda comme provenant des entrailles du monde, pendant que la pluie continuait de crépiter contre les vitres. Elle rouvrit les yeux et se rendit compte qu'il était presque trois heures du matin. Elle vérifia immédiatement si Dulcie était encore assoupie, mais ne vit personne à travers le chambranle de la pièce. Même le sac, posé au pied du meuble, que l'escorte avait emporté comme bagage d'urgence avait disparu.

Bonnie se leva d'un coup et reprit sa respiration quand elle l'aperçut dans le noir, immobile, assise à l'autre bout du canapé, ses affaires serrées dans les bras.

― Je lui devais le tout, murmura Dulcie au moment où elle la rejoignit.

― Quoi ?

― Il s'est occupé de moi, poursuivit-elle dans le même ton hagard, quand je suis arrivée sur la capitale...

― Qui ça ? C'est lui qui t'a fait ça ?! Dulcie ?

― J'aurais dû lui remettre tout l'argent, celui de jeudi soir, dit-elle en remontant brièvement le regard vers Bonnie, mais je l'ai dépensé pour le weekend. Je regrette pas, je voulais faire une pause de toute manière. C'est juste que... l'autre jour... en rentrant, je sais pas... deux de ses hommes m'attendaient. Ils me faisaient office de gardes du corps parfois... alors j'ai cru qu'ils recommençaient...

Elle agrippa les replis de son peignoir comme si le tissu lui écrasait la poitrine, déglutit, et donna suite un instant plus tard.

― J'ai pas eu le temps de réagir. Je me suis retrouvée par terre. Ils ont pris mes papiers. Et en partant, l'un d'eux est revenu vers moi. Il s'est penché. J'ai cru qu'il allait...

Elle suffoqua.

― « N'oublie pas grâce à qui tu en es là. » C'est ce qu'il m'a dit.

Une branche arrachée par les rafales frappa brutalement la fenêtre. Dulcie sursauta, puis l'agitation extérieur fit tourbillonner le rameau un peu plus loin.

― J'ai commencé par jouer l'escorte avec des clients à lui. Au début, c'était simplement histoire de rentrer dans son monde, de me faire un réseau, tout ça.

― De qui tu parles ?

― Mr. Laurent. Il tenait à ce que je travaille avec lui plus tard, après mon diplôme. Mais, je sais pas... ensuite... ça a dérapé. Ils étaient de plus en plus insistants, dit-elle en ravalant sa salive, et ses clients sont devenus les miens. Je me suis embarquée là-dedans sans vraiment comprendre. Et tu sais, une fois qu'on y est, on n'en sort pas.

― Ça m'est égal, il n'a pas le droit !

― Je dois y retourner, déclara Dulcie les larmes bouillantes au ras des cils.

― Tu quoi ?! Non !

― Je supporterais pas qu'il s'en prenne à toi, par ma faute en plus... J'y retourne, ça sera pas la première fois que je le fais.

― C'est hors de question ! Non ! s'insurgea Bonnie en bondissant sur ses jambes. Il ne peut pas te manipuler comme ça ! Tu vas arrêter qu'il le veuille ou non ! On ne va pas se laisser intimider !

― Je suis désolée, dit-elle tout bas, je t'ai...

― Attends ! interrompit la révoltée, avant de la débarrasser de ce qu'elle tenait toujours fermement dans les mains. Je sais quoi faire. N'y retourne pas, reste ici s'il te plait. Je vais aller le voir.

La foudre éclata.

― Non, arrête, s'apeura Dulcie, viens près de moi plutôt.

― C'est juste pour lui parler, ne t'inquiète pas.

― Tu vois bien que ça sert à rien ! dit-elle en montrant son œil contusionné.

― Fais-moi confiance. Il va vouloir communiquer...

― C'est adorable... et vraiment très courageux, chuchota-t-elle alors qu'elle rapprochait son nez du sien, mais c'est complètement fou.

― Peut-être... Seulement on ne touche pas à Dulcie.

― Et qu'est-ce que Bonnie compte faire, dis-moi ? demanda-t-elle dans un léger sourire.

― Le lui faire comprendre.

Il y eut un silence, durant lequel Bonnie parut ailleurs. Elle avait conscience que ce serait se jeter dans la gueule du loup. Pourtant, l'agneau deviendrait bélier avant qu'on ne puisse le flairer.

Lorsqu'elle reprit ses esprits, Dulcie était affaissée sur sa cuisse, profondément endormie. Elle la borda à nouveau du plaid et ne tarda pas, elle aussi, à retomber dans les bras de Morphée.

Le lendemain matin, la jeune téméraire s'éveilla aux bruits que Dulcie faisait avec la vaisselle. Il avait cessé de pleuvoir et un parfum frais s'était répandu dans toute la pièce de vie, comme si on avait ouvert les fenêtres en grand pendant une bonne heure.

― Bon alors ! se réjouit Dulcie en déposant le plateau devant Bonnie. Il y a des tartines de confiture, une banane parce que c'est sain de manger des fruits, un bol de céréales avec du lait, et je n'ai pas déniché le café...

― Oui, soupira-t-elle en se frottant les yeux, je n'aime pas ça.

― C'est noté ! Alors du coup je t'ai fait du thé, dit-elle en prenant le verre dans ses mains, mais j'ai pas non plus trouvé les sachets... Alors ça sera une infusion à l'eau ! C'est tout aussi bon pour la santé, hein ?

Bonnie sourit faiblement puis se redressa.

― Merci, répondit-elle, c'est gentil.

― C'est moi qui te remercie. De m'accueillir chez toi, et pour tout ce que tu fais pour moi.

― Je t'en prie. Si je peux t'aider, je n'hésite pas.

Dulcie l'embrassa avant de lui tendre la tasse :

― Allez, bois avant que ça refroidisse !

Bonnie saisit le récipient, pressa longuement ses lèvres contre la joue de son amie, puis but une gorgée comme s'il s'agissait d'une boisson chaude.

― Ça a beaucoup de goût.

― Délicieux, pas vrai ?

Le rire de Bonnie fut le vrai délice pour Dulcie. Un sentiment astronomique.

― Non mais plus sérieusement, reprit cette dernière, je sais pas ce que je ferais si t'étais pas là. Merci. Merci de m'avoir aidée comme tu l'as fait.

― Je prends soin de toi, c'est tout.

― T'étais pas obligée.

― Je sais. Mais j'en ai envie.

― Moi aussi... T'as tout ce qu'il faut pour reprendre des forces, dit-elle en indiquant le petit-déjeuner qu'elle venait de préparer.

Bonnie mordit dans l'une des tranches de pain avant d'ajouter :

― À ce propos, tu as un moyen de joindre l'autre connard ?

― Oh..., je peux l'appeler, seulement il répond presque jamais. C'est souvent lui qui me contacte. Il est toujours à son fichu bureau !

― Et tu n'aurais pas l'adresse des fois ? dit-elle la mine sournoise.

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