Chapitre 6

Ses pensées étaient désormais plus claires mais pas encore tout à fait limpides. Comment totalement se livrer ? Se sevrer de tous ses filtres ? Par où commencer ? Quand serait-ce le bon moment ? Maintenant, alors qu'elles se créaient d'excellents souvenirs ? Après, lorsque la situation serait de nouveau compliquée ? Était-il trop tard ? Fallait-il se lancer sans réfléchir ? Ou attendre que l'occasion ne se présente de force ? Avait-elle pris la bonne décision ? Et surtout, pouvait-elle vraiment tout dire à Dulcie ?

Les heures semblèrent n'en faire qu'une. Les minutes muèrent en secondes, et le futur se transforma en présent.

Le chuintement des vagues au large, les quelques bourrasques de vent, l'odeur du sel marin qui imprégnait la côte, et le ciel, voilé jusqu'à l'horizon par des nuages épais, qui commençait à bruiner. Le sable mouillé s'agglutina à leurs orteils, tandis que l'air frais et humide soufflait dans leur nuque. Il n'y avait pas grand monde à cause de la météo. C'était temps mieux, Bonnie et Dulcie avaient la plage pour elles toutes seules.

Le son onctueux d'un éveil estival. La tranquillité de l'instant où la clarté de l'aube naissait peu à peu. Le charme du paysage, qui doucement voyait le jour, entre les lueurs pâles qui transperçaient le lointain de dentelle, et l'océan, le grand, le beau, l'irrépressible.

Silencieusement, comme l'inévitable expansion de l'univers, un sentiment escalada la conscience de la plus jeune. C'était la douleur agréable de leur fou rire, la délicatesse de la pluie qui caressait sa peau, le sucré de ses bisous, le soyeux de ses prunelles, et le réconfort de ses doigts affectueux qui s'entremêlaient aux siens. À la limite de l'eau, elles se couraient après et s'amusaient à s'éclabousser coup sur coup. Puis Bonnie freina sa course.

Elle en avait assez de sentir l'écart entre elles deux, cette infime distance qu'elle s'imposait naturellement, par peur d'une chose qu'elle n'était même pas sûre de craindre.

Elle pouvait se voir tout lui avouer. Connaître cette consolation de ne plus avoir à y faire face seule, de lui en parler. Sur ce rivage par exemple, où elle pourrait rejoindre ce rocher plat sur lequel Dulcie venait de monter. Elle pourrait déplacer la mèche de cheveux mouillée qui venait de se coller à sa joue, et elle pourrait prendre son courage à deux mains pour lui expliquer. Elle voulait éprouver ce soulagement de dévoiler un secret. Goûter à la délivrance de la révélation.

Elle rattrapa Dulcie qui s'était remise à galoper, et la prit dans ses bras pour l'empêcher d'aller plus loin. Elles se firent face, essoufflées, chancelantes.

Parfois, certaines choses n'avaient pas besoin d'être racontées pour être dites. Alors Bonnie prit le visage de sa merveille dans ses paumes et pressa ses lèvres tendres sur les siennes, inhalant la plus douce des joies. Un baiser trop court, mais suffisamment bavard.

Elles restèrent figées, avant d'entrouvrir les yeux et de sourire, front contre front, à quelques centimètres de la bouche de l'autre. Elles auraient dit qu'on leur avait empaqueté la tête dans du papier bulle. Tout leur sembla atemporel. Elles venaient d'achever leur nuit blanche dans une houle éthérée, et elles s'étaient immédiatement endormies en rentrant dans leur chambre.

Il était déjà quatre heures de l'après-midi lorsqu'elle se réveillaient paisiblement de leur sieste. C'était un de ces dimanches pluvieux où Bonnie préférait rester à l'intérieur, sous une épaisse couverture et devant une longue série. Cela étant, Dulcie aurait pu lui faire faire n'importe quoi, tant qu'elle continuait à la regarder comme là, alors qu'elles débattaient sur celle qui se chargerait d'aller chercher à manger.

Tandis que cette dernière la poussait légèrement hors du lit pour la persuader d'y aller, Bonnie se laissa glisser le long du rebord à une vitesse relativement proche de celle d'une limace.

― Allez, je crois en toi ! Tu peux le faire ! affirma Dulcie quand elle atterrit par terre, impassible, emmitouflée dans la couette comme un gros pain au chocolat.

Bonnie finit par se lever, et une bonne trentaine de minutes plus tard, ressurgit comme exténuée dans la pièce.

― Alors ? se réjouit Dulcie.

― Pff ! dit-elle en s'affalant sur le lit encore tiède. Je n'en peux plus...

― Qu'est-ce qu'il t'arrive, dis-moi ?

― C'était horrible, s'apitoya Bonnie. J'ai vaillamment franchi les dizaines de milliers de marches qui nous séparent si injustement du glacier qui, forcément, était fermé. J'ai sillonné l'immense allée centrale du restaurant pour parcourir les centaines de recoins des cuisines comme une détraquée en manque. On m'a aussi certainement plusieurs fois regardée de travers, mais j'ai tenu le coup. Et tout ça, avec la modeste et digne intention de nous trouver deux fichus cornets de glace ! Dulcie, je suis désolée... J'ai fait tout ce que j'ai pu...

― T'as rien du coup ?

― Ah d'accord ! C'est comme ça que tu me remercies ? J'ai dû affronter des choses que tu n'imagines même pas...

― Oh mais je rigole, s'exclama-t-elle en lui chatouillant les aisselles ! Je sais que c'était pas facile pour...

― Facile ? Non, c'est un euphémisme. C'était un véritable massacre ! Le périple le plus regrettable de toute ma vie !

― Oui, je sais p'tit chou ! dit Dulcie d'un air taquin. T'as été très courageuse. Non, t'as été hé-ro-ïque !

― Voilà, c'est bon ? Tu as fini là ?

― Non mais attends ! Je réalise l'atrocité de ce que t'as enduré, et je com...

― Tu compatis ! Merci !

― T'es trop mignonne, ricana-t-elle.

― Bonne journée ! grimaça Bonnie en lui tournant le dos.

― Allez, viens par-là toi !

Dulcie la tira vers elle et pointa du doigt la petite pile de churros encore fumante sur la table.

― D'où est-ce qu'ils sortent ceux-là ? s'intrigua la jeune grincheuse.

― Tu veux pas plutôt savoir où ils vont aller ?

― Je dois dire que j'ai une petite idée, en effet...

Dulcie déshabilla aussitôt Bonnie avant de lui parsemer l'échine de sucre. Elle effleura délicatement ses marques de bronzage du bout des lèvres, et ramassa chaque grain de sa peau, en remontant lentement de sa croupe à l'arc de ses cervicales. Après avoir fait mordre la brune fiévreuse dans la dernière part huileuse d'un beignet, elle lui racla les commissures avec son pouce, qu'elle vint mollement sucer.

Puis elle enlaça sa partenaire en passant les mains sous son périnée, trempa son index et son majeur au bord de son vagin, et en cajola d'un geste souple les pourtours imbibés. Bonnie, dont les cuisses se resserraient petit à petit sur l'avant-bras de Dulcie, eut l'impression de s'évaporer de plaisir et de survoler un instant son corps. Elle succomba au délice de se laisser imprégner, dodelinant parfois du menton comme pour apercevoir la lisière d'un pays nébuleux.

Subitement, Dulcie roula avec elle jusqu'à la bordure du matelas et se redressa d'un coup, renversant Bonnie la tête en bas. Celle-ci, le souffle coupé, se rattrapa en tendant les bras vers le sol, alors que son amante la maintenait à l'envers par la taille. Jambes écartées, elle fut à la merci de cette âme sexy qui, déterminée à l'enflammer comme elle ne l'avait encore jamais fait, frétilla déjà en elle.

En quelques coups de langue, Bonnie comprit ce que sa charmeuse brûlait d'atteindre. D'une adresse quasi surnaturelle, son touché la rendit folle, et l'eau à la bouche, elles se régalèrent toutes les deux, soudain embrasées par leur passion.

*

Le crachin ne cessa de postillonner qu'au soir, alors qu'elles faisaient face à la terrasse et regardaient au loin les rayons orangés du crépuscule. Bonnie coucha sa tête sur l'épaule de Dulcie, une main croisée dans la sienne. Le soleil, qui s'évanouissait plus vite qu'elles ne l'auraient souhaité, illuminait leurs visages absorbés et peignait, dans une douceur solennelle, le ciel de longues traînées pourpres et rose pastel. Bonnie admira le spectacle, le reflet d'une pépite d'or dans le fond de sa rétine.

Tandis qu'elle profitait de ce moment magnifique, Dulcie vit en cette tombée du jour la fin de quelque chose de beau, l'extrémité de leur parenthèse, le coût de l'enchantement. L'obscurité la gagna. Elle se leva et se mit à guetter par la fenêtre comme si elle avait besoin de reprendre sa respiration, comme si l'espoir la quittait peu à peu, comme si on l'enfermait à nouveau dans une cage.

― Qu'est-ce que tu cherches ? dit Bonnie d'une voix qui craignit de déranger le silence.

― Un oiseau...

― Je ne suis pas sûre de pouvoir en voir là.

― Moi non plus.

Puis elle l'aperçut, à demi cachée par les ombres du couchant. Il y avait une mouette blottie contre un tronc, une aile étendue sur le côté, sûrement brisée. Dulcie eut le souffle court, et malgré la douloureuse pression dans sa poitrine, cela lui sembla n'être que dans sa tête. Debout devant le vaste carreau, elle fixait l'animal avec une certaine détresse dans les yeux. Si elle avait pu l'aider, elle se serait sans doute ruée pour le remettre sur patte, mais derrière sa vitre, elle était incapable de quoi que ce soit.

Elle ferma les yeux, l'angoisse comme seule vision, avant de tressaillir quand Bonnie l'étreignit par surprise. Toutefois, ses muscles se décrispèrent instantanément à son contact.

― Tout va bien ? demanda l'étudiante sereine.

― Bien sûr, répondit Dulcie dans un sourire éphémère. Pourquoi ça irait pas ?

Les dernières lueurs de l'horizon pénétrèrent la chambre, et dessinèrent les pourtours de leurs corps enlacés comme une toile bicolore. Leurs silhouettes s'unirent ensuite sur le lit, pour ne former plus qu'une seule et même ombre le long du mur.

Dans le noir incandescent s'éveilla une impression charnelle, une envie de risques, d'interdits, d'une ultime audace qui incendierait leur sang, et elles se firent progressivement consumer par la tentation...

Elles n'avaient pas dormi une seule seconde.

Elles descendirent du train et marchèrent à pas comptés sur toute la longueur du quai. Aucune d'elles ne tenta de dire quoi que ce soit, tandis que le minuscule brouhaha de la gare ne couvrait pas suffisamment leur état d'esprit. Elles se tournèrent finalement l'une vers l'autre, lorsqu'elles furent sur le point de se quitter et de chacune retrouver leur routine quotidienne.

Bonnie l'avait senti, Dulcie était distraite depuis la veille, comme si elle était autre part. Elle aurait pu mettre ça sur le dos de la fatigue. Il était franchement tôt, et elle avait peut-être la même arrière-pensée qu'elle. Le weekend avait été trop court. Elle aurait aimé pouvoir l'allonger, faire durer ces derniers jours encore quelques années.

Elle lui sourit d'un air un peu gêné, presque déçue d'être déjà lundi matin, et Dulcie lui en renvoya un similaire, un davantage résigné.

― Voilà, soupira Bonnie, on est rentré.

― M-hm...

― C'était bien, non ?

― Oui...

― Au fait, merci !... De m'avoir invitée, je veux dire.

― Avec plaisir.

Ce fut à ce moment-là, dès que celle-ci releva le regard, que Bonnie aperçut l'étincelle triste dans ses pupilles. Ce fut très rapide, mais horriblement distinct. Dulcie était désolée, probablement rongée par la morsure du regret. Le hall n'était pas bondé, et Bonnie aurait pu l'apprécier si elle n'avait pas tout à coup espéré se camoufler parmi la foule.

Elles se séparèrent sans un mot de plus. Puis Bonnie renoua avec son indéfectible solitude. Elle venait de finir son dernier examen et sortait tout juste de la salle, quand elle s'aperçut de l'appel manqué sur son portable. C'était Dulcie ! Il y avait également un message de sa part :

« Vien bite premier hitel »

Elle ne s'imaginait pas avoir de ses nouvelles de sitôt. Néanmoins, vu sa hâte, elle ne prit pas la peine de repasser par chez elle pour se changer. Elle était beaucoup trop soulagée de constater que Dulcie voulait encore d'elle pour ne pas accourir. Elle se rendit donc immédiatement au lieu de leur rencontre, une joie se glissant impulsivement sur son visage.

Bonnie adorait les orages. Alors se rendre à l'hôtel, sous l'atmosphère lourde et chaude de cette fin de matinée, pour revoir celle qui lui avait manqué en seulement quelques heures, était une vraie source d'excitation. Les éclairs s'accouplaient dans le ciel menaçant, pendant qu'elle s'amusait à mesurer la distance à laquelle ils se trouvaient, en comptant le temps qui les séparaient de leur grondement. Deux kilomètres pour celui-là, tout au plus. La tempête était proche.

Lorsqu'elle rentra dans le bâtiment, elle se dirigea directement vers l'ascenseur mais ses battants se refermèrent sous son nez. L'impatience monta en elle. Elle ne pouvait contenir son agitation. Au bout de quinze pénibles secondes, elle décida de prendre les escaliers et gravit les marches deux par deux.

Soudain, elle discerna le martèlement des trombes d'eau qui se déversaient sur la ville. Faire l'amour sous une pluie torrentielle fut une idée atrocement alléchante. Elle arriva à l'étage de la dernière fois et se mit à chercher le bon numéro de chambre. Quand elle la retrouva, recroquevillée dans le fond d'un couloir, en pleurs.

― Dulcie ! s'écria-t-elle en se précipitant. Qu'est-ce que tu as ?!

Repliée sur elle-même, les genoux sous le menton, Dulcie tremblait autant que sa respiration rauque et saccadée. Adossée au mur, elle continuait de vouloir reculer plus loin. Elle sursauta à l'approche de Bonnie et commença à se débattre lorsque cette dernière essaya de l'enlacer.

― Hé, tout va bien. Tu es en sécurité. Qu'est-ce qu'il t'arrive ? Dulcie, qu'est-ce qu'il s'est passé ?

L'escorte ne parvenait pas à parler derrière tous ses soubresauts. Elle redressa la tête et Bonnie, stupéfaite, découvrit sa lèvre fendue sur le côté et le bleu monumental qu'elle avait à la tempe. Ce fut le choc. Elles se tétanisèrent toutes les deux. Cependant, malgré le tumulte dans sa poitrine, Bonnie garda son sang-froid. Elle s'accroupie et lui empoigna fermement les mains dans chacune des siennes.

― Voilà, tu sens ça ?

Dulcie, prise au dépourvu, souleva ses yeux écarquillés vers elle.

― Tu sens ? répéta Bonnie en serrant plus fort. Concentre-toi sur moi. On va respirer en même temps, d'accord ?

Son amie paniquée acquiesça d'un geste difficile, toujours suffocante.

― Ok, c'est parti, ensemble. Inspire... et expire...

Elles recommencèrent plusieurs fois avant que Dulcie ne se calme totalement. Encore un peu tremblotante, celle-ci ne regardait plus que dans le vide. Alors Bonnie, subitement poussée par le tonnerre qui fulminait en elle, saisit la situation à bras-le-corps.

― Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Dulcie, réponds-moi !

Malheureusement, elle resta muette, incapable de lui expliquer, ni même de prononcer la moindre parole.

― Ok, ça va aller, annonça Bonnie en rehaussant la jeune femme sur ses jambes. Tu rentres avec moi. Viens-là.

Elle la blottit dans ses bras et pressa doucement le profil de Dulcie contre elle, plus anxieuse que jamais.

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