Chapitre 3

Elle eut à peine le temps de rentrer chez elle et de prendre une douche, qu'il était déjà l'heure de partir. Bonnie ne pensait qu'à Dulcie. Elle avait passé un long moment sous l'eau, anesthésiée par la fatigue, mais réveillée par les visions que son imagination lui projetait d'elle. Entre les volutes de vapeur torride, elle envisageait un bout de cheville, qu'elle voulait escalader pour atteindre sa chute de rein ; un morceau de clavicule, qu'elle souhaitait découvrir du brouillard ; un fragment de bras, qu'elle aurait aimé saisir pour la faire venir à elle.

L'humidité qui remontait nonchalamment autour d'elle la perdit dans ses songes. Pourtant, ce dont elle rêvait vraiment, c'était de la sentir, de la toucher, de la goûter. Elle ne sentit plus le liquide bouillant lui dévaler les épaules, l'échine, et les hanches. Le chuintement du pommeau lui évoqua même les expirations gémissantes de celle qui l'obsédait. Elle l'entendait et l'apercevait partout, au point d'en oublier sa convocation pour l'université.

Elle n'avait aucune idée de quand elle pourrait la revoir. Elle guetta son portable sur tout le trajet du bus, comme si Dulcie allait la joindre d'un instant à l'autre. Une seconde, Bonnie se pensa stupide. Elle ne la recontacterait pas avant demain, c'était sûr. Elle s'en persuada jusqu'aux abords de la salle de classe, lorsqu'elle reçut un texto. Dulcie ! Elle se précipita pour le lire :

« Ce soir, 20h ? Ça te dit ? »

Bonnie commençait à taper sa réponse, sauf que le professeur chargé de leur surveillance la pressa d'éteindre son appareil. Elle le fourra dans le fond de son sac ; ses pensées encore en attente d'envoi. Ça n'était pas le genre de personne à perturber le cours des choses. Pas de cette manière en tout cas. Elle était plutôt de celles secrètement remarquables. On rencontrait souvent son sourire, rarement son regard, et on pouvait parfois la surprendre en pleine réflexion, mais jamais elle ne s'autorisait à être en retard ou à bousculer les règles.

Elle se dépêcha de s'installer et débuta son test. Cette situation lui paraissait si irréelle que le stress de ne pas réussir s'était presque estompé. Malgré la chance qu'elle avait de ne passer une matière que peu difficile, elle lutta pour se concentrer. Plusieurs fois, son esprit la transporta sous les courbes de Dulcie, proche de sa chevelure resplendissante, puis à deux doigts de ses lèvres mouillées. L'épreuve dura 120 minutes, et elle aurait sans doute pu finir plus tôt, mais elle la termina à la 119ème. Elle rendit sa copie, et attendit d'être dehors pour reprendre son téléphone.

« Hâte de te rejoindre ! »

Accepter cette proposition était une potentielle deuxième nuit avec Dulcie, mais cela pouvait être tout autre. Elle pouvait également ne rien faire de plus. Elle ne savait pas quoi escompter, si même elle s'accordait d'espérer. L'idée la terrorisa. Elle réalisa tout juste qu'il s'agirait de son premier tête-à-tête. Non pas que celui de la veille n'en était pas un, seulement là, les intentions seraient différentes. Elle le désirait. Ça n'était plus qu'une simple tentative. C'était un saut dans le vide, un langage direct du cœur. Chose qu'elle ne s'était plus permise d'ouvrir depuis bien longtemps.

Ce n'était pas tant la déception qu'elle craignait, mais les liens qu'elles pourraient tisser. Sans parler de cet avenir qu'elle pensait connaitre. Elle avait conscience aujourd'hui que les illusions pouvaient laisser des traces, donc ne pas s'emballer était la meilleure des options. Elles ne s'étaient encore rien promis et elle poursuivrait ainsi.

Bonnie rentra chez elle sous une pluie fine et un ciel couvert. Néanmoins, sa détermination demeurait intacte. Elle avait décidé de se présenter à Dulcie en étant elle-même. Il ne fallait pas trop en faire, elle ne voulait pas se farder comme pour leur rencontre. Alors elle opta pour son style naturel. Un vernis blanc crème, ses cheveux langoureusement relevés, quelques pendentifs dorés au cou et de simples clous aux oreilles. Pour sa figure et ses yeux ronds, elle ne fit rien de très spécial non plus. Un détail qu'elle abandonna cependant, la montre qu'elle portait tous les jours au poignet droit. Elle savait qu'elle n'en aurait pas besoin, qu'elle voudrait vivre l'instant.

Lorsqu'elle eut enfin choisi sa tenue, le temps était devenu presque orageux. Elle but une gorgée d'eau froide, et une fois apprêtée, elle regroupa son nécessaire dans une petite sacoche caramel en bandoulière, avant de chausser ses bottines à talons. En passant le seuil de son appartement, elle se rendit compte qu'il ne s'agissait pas du seul pas qu'elle franchirait ce soir. Elle allait faire la connaissance de Dulcie, de la vraie, pas de la prostituée à qui elle avait ouvert la porte la veille. Elle quitta le quartier un peu en avance, en direction du nouvel hôtel que Dulcie lui avait adressé dans la fin d'après-midi, l'excitation au ventre.

Les averses n'avaient pas cessé de toute la journée. Jusqu'à maintenant. Jusqu'à ce crépuscule où l'atmosphère se dégagea, et dont la douceur estivale embaumait la nuit. Les étoiles commençaient à brasiller au-dessus des têtes, lorsque le visage de Bonnie s'éclaircit au sortir de la porte tambour, dans le vaste hall du palace.

Son cœur se mit à battre à grands coups derrière le fin décolleté de sa chemise en satin beige rosé. C'était somptueux. Du sol au plafond, en passant par le monstrueux luminaire, sur la gauche, qui était suspendu au-dessus d'une majestueuse composition végétale, tout brillait de mille feux.

Ce cadre fit grandir son ambition de retrouver celle dont elle se rapprochait un peu plus à chaque enjambée. Gardée par deux magnifiques arbrisseaux, la porte de l'ascenseur principal, sur la droite, s'ouvrit sur un majordome en costume noir, et un couple en smoking et robe de soirée bleu encre. Ils parcoururent l'espace et disparurent derrière le lustre étincelant.

Soudain, Bonnie eut une profonde hésitation. Oui, elle voulait voir Dulcie. Oui, elle souhaitait en savoir plus. Mais à quel prix ? Si c'était le genre d'endroit que son rendez-vous galant fréquentait, elle n'aurait aucune chance. Elle ne pourrait jamais s'y conformer. Elle s'avança droit devant, un peu embarrassée, vers la réception parfaitement lustrée, quand le majordome ressurgit et l'interpella.

― Mademoiselle Bonnie ?

― Oui ?

― Bonsoir, dit-il en inclinant sobrement le buste.

― Bonsoir.

― Nous vous souhaitons la bienvenue au Subtil. Madame Dulcie vous attend. Si vous permettez que je vous accompagne jusqu'à sa chambre ?

Il lui fit signe de se diriger vers l'ascenseur et la conduisit au deuxième niveau. Le couloir feutré, l'étage désert, et la lumière atténuée auraient pu la décrisper. Pourtant Bonnie se mordit la lèvre, tandis que les démangeaisons sournoises se déclenchaient dans son bras. Son guide s'arrêta près de la porte numéro 201, toqua, puis fit apparaitre une carte métallique qu'il passa devant la serrure.

― Notre établissement est à votre entière disposition, et nous vous souhaitons un excellent séjour parmi nous.

Bonnie s'efforça de sourire pour le faire tourner les talons, et il redescendit avec la même élégante discrétion. Elle se prépara à frapper mais s'interrompit, le poing levé à un centimètre. Elle se risqua à réfléchir, imaginant tous les scénarios possibles. Peut-être qu'elles n'étaient plus sur la même longueur d'onde ? Après tout, elle l'avait fait venir ici. Peut-être qu'elles ne visaient pas la même sorte de relation ? Peut-être qu'elle aurait dû être plus claire ? Et si tout ça se répétait ?

Un bruit l'extirpa de ses pensées et elle se ressaisit. Pas de panique. Elle ne faisait rien de mal, et puis elle n'allait pas rester plantée là, au milieu de l'allée. Elle reprit le souffle qu'elle avait inconsciemment perdu, et finit par entrer.

Bonnie ne voulait pas que Dulcie attende quoi que ce soit d'elle. Elle avait peur qu'un malentendu ne s'installe. Il ne fallait pas qu'elles se précipitent. Pour le moment, il n'y avait rien à espérer d'autre que d'apprendre à se connaître mutuellement. Elle ne... Dulcie... sur le lit... en dessous rouge vif !

― Nerveuse ? dit-elle parce que Bonnie demeurait muette.

Celle-ci déglutit en devinant l'objet de son émoi se rapprocher, et fit tomber sa sacoche par mégarde.

― Un peu...

À vrai dire, le choc fut si brusque qu'elle crut faire un malaise. La bouffée de chaleur qui la submergea n'était rien en comparaison des picotements dans ses muscles. Pendant un instant, elle jura même perdre la vue. Probablement qu'elle s'était à nouveau noyée dans ses préoccupations, mais la caresse de Dulcie sur sa nuque la ramena d'un coup. Alors elle entendit la musique entraînante en fond sonore, et vit à travers la pénombre les rideaux translucides d'un baldaquin.

Subitement, une lumière rouge s'alluma et repeignit les murs d'écarlate, ainsi que les lignes félines de Dulcie qui la guida avec aisance vers le lit. Elle était belle comme un rêve et envoûtante comme la nuit. Bonnie la sentit tout de suite, cette envie, ce désir d'approcher le feu au cœur. La peur de se brûler fondit en risque séduisant, et la chambre rougeoyante parut l'embraser de l'intérieur.

L'ensorcelante blonde l'allongea sur le matelas, avant de tirer sur les manches de son chemisier. Bonnie leva instinctivement les bras et le tissu satiné remonta, dénuda son nombril, puis prit le risque de stopper sa course aux bords arrondis de ses seins. Elle sentit ses poignets se croiser et comprit qu'elle avait été attachée à l'une des colonnes du sommier.

Les lèvres moelleuses de Dulcie effleurèrent son ventre. D'un simple toucher, la jeune angoissée fut au centre de l'incendie, la force de leur passion enflammant chaque molécule de la pièce. Et d'un second baiser, elle crut à nouveau quitter son propre poids.

― Ça va ? demanda Dulcie, immédiatement après avoir vu Bonnie ravaler sa salive.

Celle-ci acquiesça alors d'un signe de tête, son palpitant trop excité pour prononcer le moindre mot.

Elle se fit déchausser, puis le zip de son jean clair s'ouvrit sur sa culotte en dentelle jaune. Dulcie l'enleva et grimpa à quatre pattes sur le lit. Elle joua à se mordre les lèvres tout près de celles de sa cadette, pour attiser la flamme qui brûlait dans le creux de ses hanches. Elle y fit s'attarder la pointe de sa langue et Bonnie respira plus fort.

Cette dernière s'émoustilla rapidement avant que l'experte en cunnilingus ne s'empare d'elle, l'empoignant par les cuisses, et qu'elle ne la prenne entièrement dans sa bouche. Elle la titilla fiévreusement du bout des doigts, puis pressa complètement pour s'introduire en elle. L'étudiante se tordit sous l'émotion.

Dulcie vint s'épancher plus haut, dégrafant un à un les boutons de son corsage. Elle glissa ses papilles partout sur la poitrine de Bonnie, parcourant chaque frisson de peau, puis elle attrapa la cheville de sa partenaire, et lui leva la jambe pour s'insérer dans son entrecuisse. La ferveur se déversa alors dans tous ses membres, et un délire incandescent les éclaboussa toutes les deux de l'intérieur.

Ce ne fut qu'en rouvrant les yeux que Bonnie se rendit compte qu'elle les avait naturellement fermés. Elle se sentait bien quand elle était avec Dulcie ; en confiance. Elle s'étirait sur les draps lorsque sa main toucha une matière douce comme du velours.

― Oh ! dit-elle en s'apercevant qu'il s'agissait d'une somptueuse robe vert émeraude étendue à côté d'elle.

― Va l'essayer, indiqua Dulcie qui en extrayait une deuxième d'un placard.

― Elle est pour moi ?

― Oui, on va aller dîner.

Bonnie saisit le vêtement et partit l'enfiler dans la salle de bain. Elle se surprit à caresser le textile par-dessus les formes de son corps. Ce fut extrêmement confortable ; presque trop. Les longues manches s'équilibraient avec l'étroite fente qui s'entrouvrait quasiment jusqu'à sa hanche. Pieds nus, le pan traîna sur le carrelage froid, mais elle lui allait objectivement bien. Néanmoins son tic recommença, et elle serra les poings pour s'empêcher de se gratter.

Elle tenta de se changer les idées en examinant autour d'elle. Il y avait encore beaucoup d'espace malgré la grande baignoire îlot, la paire de douche à l'italienne derrière la vitre dépolie, et l'immense double vasque. L'impressionnante glace au-dessus reflétait les quatre murs de marbre blanc, ainsi que la silhouette renversante de Bonnie, qui venait de se lâcher les cheveux. Dans quoi est-ce qu'elle s'embarquait ?! Elle eut du mal à se reconnaître, et davantage à suivre toutes ses nouvelles envies.

Lorsqu'enfin elle sortit pour se montrer, ce fut elle qui découvrit la tenue de Dulcie. C'était une robe portefeuille framboise, très raffinée, croisée à la ceinture et flottant juste au-dessus du genou. Ça n'était pas trop voyant mais Bonnie, éblouie, la trouva sensationnelle.

― C'est ta couleur préférée ? demanda la brune intimidée.

― T'étais pas loin, c'est plutôt le rouge carmin que j'aime. La tienne, c'est quoi ?

― Pêche...

― On reste dans le fruit apparemment, dit-elle en embrassant la fossette qui se creusait dans la joue de Bonnie.

Dulcie la prit par la main et l'entraîna vers la porte. Elles descendirent accompagnées du majordome. Pour autant, avec ses démangeaisons, elle ne se sentait pas plus à l'aise et son stress ne fit qu'augmenter. Dans l'ascenseur, Dulcie le remarqua :

― Détends-toi, souffla-t-elle dans son oreille. On va seulement manger, tu sais.

La jeune fébrile secoua la tête et respira profondément.

― Et prépare-toi à attirer tous les regards...

― Je fais tâche à ce point-là ?

― Non, tu es sublime Bonnie. Elles seront toutes jalouses.

― C'est parce que je suis avec toi.

― Et action ! chuchota Dulcie en redressant le menton, lorsque les vantaux coulissèrent.

Elles parcoururent le hall d'entrée dans sa longueur et arrivèrent derrière le lustre, où se révéla une éminente porte en verre et fer forgé. Les deux battants s'ouvrirent alors sur une splendide salle de restaurant couleur sable, au moins peuplée d'une dizaine de personnes, et dont la véranda au fond promettait une vue sur l'obscurité du dehors.

Une suspension de lampes à abat-jours éclairait avec sobriété les lieux, offrant une lumière voilée à certains endroits, comme cette banquette plus intime sur le côté, vers laquelle elles furent dirigées. Un petit bouquet floral, et des bougies fraîchement allumées décoraient le centre de la table. Lorsqu'elles s'assirent, un serveur leur tendit la carte à chacune et força Bonnie à relever le regard sur ses alentours.

Les gens étaient tous rigoureusement vêtus et coiffés. Ils étincelaient d'une vitalité figée, comme des poupées de cire dont la posture ne pouvait pas plus se guinder. Mais surtout, ce fut le calme qui la perturba, cette retenue dans leur manière de discuter qui laissait clairement entendre le bruit des couverts en argent, ou le faible air de piano qui résonnait en permanence.

En croisant les jambes, la bordure de la nappe lui passa sur la cuisse, et cela la rassura de penser que quelque chose pouvait encore la couvrir. Elle avait l'impression d'être dénudée, comme si on lui avait arraché les plumes, parée pour la cuisson. Heureusement, les flammes qui illuminaient leur visage par le bas donnaient une atmosphère propice aux confidences, et Dulcie, qui se fondait parfaitement à ce type de société, tenait à ce que son amie ne se sente pas trop à part.

― Tout est dans l'attitude, vois-tu ? dit-elle en se mettant plus droite qu'elle ne l'était déjà. Il faut avoir l'air, à défaut d'être vraiment. Le luxe, c'est qu'une question d'apparence. Si t'arrives à leur faire croire que t'appartiens à leur monde, c'est gagné...

― Hein ? revint Bonnie, distraite par ses complexes. De quoi tu parles ?

― Ça se voit que t'es pas née ici, t'as pas l'habitude. Moi non plus au début, mais c'est pas un problème tant qu'ils le savent pas. Regarde, expliqua-t-elle d'un ton plus secret, derrière moi, celle en bleu avec les boucles d'oreilles jusqu'aux épaules. Elle pourrait nous virer alors qu'on travaille même pas pour elle !

Bonnie se retint de pouffer, doigts sur la bouche.

― C'est ça ! s'exclama Dulcie. C'est cette confiance qu'il faut faire transparaitre.

Elle se mit à reproduire les mêmes gestes que la femme dans son dos, avant de saisir son verre et de faire semblant d'y tremper ses lèvres. La trentenaire à quelques mètres d'elles prit alors sa coupe et y bu deux petites gorgées ; à l'identique.

― Comment est-ce que tu fais ça ?

― C'est rien, dit-elle en passant une mèche dorée derrière son oreille. Elle sirote son vin blanc depuis tout à l'heure.

― C'est fou d'être aussi perspicace, se fascina Bonnie alors que Dulcie était sur le point de plaisanter. Non, c'est vrai ! Tu cernes les gens, tu arrives à voir qui ils sont.

― Je les regarde, dit-elle faiblement sans la lâcher des yeux, c'est tout...

― Mesdames, intervint un serveur, avez-vous fait votre choix ?

― Oui, pour moi ce sera les « Saint-Jacques en fleurs ».

Il se tourna ensuite vers Bonnie, qui écoutait encore le tambour fougueux dans sa poitrine.

― Euh... Oui... Je, je vais prendre le « Toast de crevettes et ses pensées fraîches » s'il vous plait.

Il s'éloignait lorsque Dulcie se pencha vers elle.

― Bon, allez, dis m'en plus. J'ai l'impression que je sais rien sur toi.

― Je... Je ne sais pas... j'aime bien la tarte au citron meringuée.

― Oh là ! Attends, c'est trop ! Je veux pas entrer dans ton intimité comme ça.

― Ok, ok... Euh... J'espère... euh faire un grand voyage, de ceux qu'on ne fait qu'une fois dans sa vie.

― Partir à l'aventure, prendre le large pour toucher l'horizon, tout quitter et s'en aller le plus loin possible ? C'est sûr, ça serait le rêve !

― Voilà... le rêve... À ton tour, proposa-t-elle dans un soudain éveil.

― D'accord. Moi, j'adorerais... Oh ! J'adorerais devenir un mannequin tellement riche que je penserais plus à rien d'autre. Et je défilerais fièrement devant tous ces coincés du cul !

Cette fois, Bonnie ne put s'empêcher de rigoler. Ne serait-ce que d'imaginer leur figure se décomposer s'ils l'avaient entendue, la remplit d'un formidable soulagement. D'ailleurs le toussotement de celle que Dulcie avait imitée plus tôt trahit son agacement, et curieusement, Bonnie relâcha enfin la pression.

Le plat fut succulent, mais pas autant que leur conversation. Elles avaient beau manger, elles se dévoraient davantage des yeux.

― C'était quand la dernière fois que t'as pleuré de rire ? demanda la talentueuse imitatrice.

― Il y a quelques jours, je crois. C'était tard dans la nuit, j'ai bien cru que j'allais réveiller tous mes voisins, ajouta Bonnie avec sa fossette au coin de la joue que Dulcie trouva de plus en plus adorable. C'est quoi ton meilleur souvenir ?

― Oh ! Bonne question... Je dirais la nuit qu'on va pass...

Elle s'interrompit lorsqu'elle aperçut la femme aux longues boucles d'oreilles leur passer devant, l'expression défigurée par les messes basses qu'elle faisait ouvertement à l'homme qui l'accompagnait. Tandis qu'elle les toisait en quittant le restaurant, elle manqua de se prendre l'une des plantes décoratives dans le front. Elle faillit tomber à la renverse et se rattrapa de justesse au bras de son ami, comme un robot mal dégrippé. Bonnie écarquilla les yeux et Dulcie avala de travers en la voyant.

― C'est pas passé loin, surenchérit Bonnie à voix basse.

Dulcie était au bord du fou rire, cependant elle se contint parce que le personnel les toisait désormais sans plus aucune retenue. Il ne fallait pas prendre le risque de contrarier ceux qui leur amèneraient leur nourriture. Alors elle se pinça les lèvres, sans parvenir à réprimer la lueur de joie dans ses prunelles. Bonnie la trouva incroyablement attrayante. Elle essaya quand même de calmer leur amusement, seulement elle aussi lutta pour ne pas se moquer.

Les regards de Dulcie furent particulièrement brillants lorsqu'ils la croisèrent, et elle eut le sentiment, en l'observant aussi longuement, d'y lire plus loin, plus en profondeur. Son cœur battait fort, à un rythme à la fois inconnu et familier. Durant un moment même, elle eut l'impression qu'il se synchronisait avec celui d'en face.

Pouvait-elle s'y aventurer ? Prendrait-elle à nouveau le risque de perdre quelqu'un ? Quelqu'un qui importait. Et plus essentiel encore, se retrouverait-elle seule, une fois de plus ? Abandonnée ? Désespérée ?

Bonnie n'avait jamais su comprendre le sens des choses. Pourtant il en était une dont la direction fut limpide : découvrir qui était Dulcie, qui elle était vraiment, et percevoir à nouveau cette part cachée au fond de ses pupilles. Elle ne s'y attendait pas mais elle ne s'inquiéta plus du cours des évènements. Elle se ficha de tous les coups d'œil qu'on leur jetait. Elle ne se rongea plus les sangs de savoir comment la vie s'écoulerait. Il n'y eut plus que cette charmante complice et l'infinité de ses iris étoilés.

Elle se laissait absorber lorsqu'un serveur l'arracha à sa contemplation. Il lui apporta son dessert favori, puis déposa une coupe de panna cotta à la mangue devant Dulcie, qui cessa tout de suite de rigoler.

― Bonne dégustation, dit-il avant de repartir.

― Réflexe ! annonça Dulcie tout bas, en tendant une bouchée de son entremet, dont le coulis était sur le point de dégouliner.

Bonnie se dépêcha de le récupérer de la langue, et engloutit aussitôt le reste. La crème gourmande et acidulée lui fondit en bouche. C'était suave, voluptueux, affriolant. Son entre-jambe humide frétilla, et son pouls déjà excité se mit à accélérer.

Vers la fin du repas, quand les assiettes se vidaient, un morceau de fruit tomba de la cuillère de Dulcie. Elle s'empressa de le récupérer le plus discrètement possible. Puis, en remontant la main de son entrecuisse, Bonnie lui intercepta le poignet et lui goba le bout charnu des doigts, en prenant soin de lentement retirer ses lèvres.

― J'ai encore faim, susurra-t-elle à l'oreille de Dulcie.

― Tu veux... Oh ! elle s'arrêta en surprenant le sourire en coin de Bonnie. On monte alors ?

― J'aimerais bien...

Cette dernière eut comme des fourmillements dans les cuisses. En revanche, cette fois, ce fut loin d'être désagréable. La sensation la fit trépigner d'impatience. Il fallut bientôt étancher sa soif parce qu'elle dégoulinait littéralement de désir. Quant à Dulcie, sentir sa culotte se mouiller fut la plus appétissante des promesses.

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