Chapitre 19
Il y avait les contes de fées et les contes de vies. Le but étant que ces deuxièmes aient la même fin que les premiers. Seulement la réalité était rarement aussi clémente.
Comme un crépitement au fond du crâne. Une fraîcheur intense, puis une tiédeur lui coula derrière la nuque. La souplesse d'un oreiller peu garni. Le froid des draps vides, et la rigidité d'un matelas sur lequel on serait resté trop longtemps sans bouger.
Elle ouvrit nonchalamment les paupières, mais ne discerna qu'un amas de nuances flous autour d'elle. Sa vue était trop sombre pour y voir quoi que ce soit. Ou peut-être faisait-il nuit, Dulcie n'en fut pas certaine.
Pas un bruit. Enfin si, celui blanc et régulier d'une machine au loin. Une odeur aseptisée, presque âcre. L'amertume de la nausée dans sa bouche, et un engourdissement dans tout son corps. Puis silencieusement, avec la lenteur d'un boa qui se resserrerait autour de son cou, l'angoisse l'étouffa.
Que faisait-elle là ? Qui l'avait amenée ici ? D'ailleurs, où était-elle ? Que s'était-il passé ? Comment avait-elle fini dans un tel état ?
Le sommeil interrompit pourtant le cours de ses inquiétudes. Elle ne se rendit compte de ses yeux fermés, qu'une seconde avant de reperdre connaissance.
Une lumière criarde lui pinça soudain les rétines. Elle fronça les sourcils mais rien n'y faisait. Elle voulait pouvoir dormir tranquillement, se reposer de l'épuisement qui la paralysait. Malheureusement, elle avait l'impression de s'amollir avec le temps.
Lorsque ses cils se démêlèrent, la fatigue sembla s'être glissée et enroulée autour de son cerveau. Il ne faisait plus aussi obscur que la dernière fois. Elle ne sut si cela provenait d'elle, mais une lueur bleutée inondait l'endroit. Dulcie voulut déglutir, sans y parvenir. Une douleur sourde s'immisça sous sa peau, dans sa poitrine, en son cœur.
Confuse, elle se demanda d'abord si elle n'était pas en train de rêver. Elle n'avait aucune idée du nombre d'heures, de jours, voire de mois qu'elle avait déjà passé en ce lieu. Tout ce à quoi elle pensait était sa mère et sa petite sœur ; dont elle n'avait pas eu de nouvelles depuis tellement longtemps.
― Vous savez où vous êtes ? questionna une voix douce et féminine.
― Non, chuchota Dulcie dans un bref souffle grippé.
― Vous êtes à l'hôpital, en service de réanimation. Ne vous en faites pas, dit l'infirmière en appuyant sur un bouton qui lui donna la sensation de flotter. Le médecin en chef arrive bientôt.
Les alentours tremblèrent quand elle tourna faiblement la tête. Une migraine lui saisit la tempe, et elle se reconcentra sur le plafond.
― Vous pouvez me dire comment vous vous appelez ?
― Dul... dulcie...
Elle ne fut qu'à peine sûre de cela. Puis elle regretta de n'avoir personne pour le lui rappeler. Mr. Laurent ferait inévitablement venir l'un de ses hommes pour la chercher, mais en aucun cas il ne se poserait à son chevet. Elle n'en avait plus eu l'âge depuis ses dix-huit ans, depuis cette majorité qui avait rapproché les mâchoires de l'étau, et enfoncé les crochets plus profondément.
Sa famille lui manqua. Plus que d'ordinaire. Elle aurait voulu retrouver sa mère, prendre à nouveau sa cadette dans les bras – Oh, comme elle aurait grandi ! –, et par-dessus tout, elle aurait préféré que son père ne soit jamais mort. Ils auraient tous pu continuer à vivre ensemble, aussi paisiblement que cette après-midi où la baignoire était devenue son coin favori.
Quelques minutes plus tard, ou peut-être plusieurs heures après, un homme en blouse blanche apparut dans le champ de vision de Dulcie. Elle l'écouta parler sans véritablement comprendre :
― Bonjour madame. Alors vous avez reçu plusieurs balles dans le corps, révéla-t-il, dont une près de votre aorte fémorale, qui vous a causé plusieurs arrêts cardiaques, et vous a plongée dans le coma durant un peu moins de 3 jours. Jusque-là, vous n'avez aucun signe de séquelles irréversibles, mais nous préférons être sûrs. Donc vous ne faites rien d'autre que vous reposez. Et évitez la moindre source de stress. Nous ne pouvons pas encore nous prononcer sur la totalité des dommages dans votre cerveau. D'ailleurs, il est normal que vous restiez un peu confuse dans les jours ou semaines à suivre ; votre mémoire a été affectée à un degré pour le moment inconnu. Si vous avez la moindre question ou un quelconque nouveau symptôme, n'hésitez pas à prévenir une infirmière de garde, d'accord ?
Elle acquiesça difficilement, par reflexe, et en ne prêtant attention qu'à ce foyer qu'elle avait perdu enfant. Le docteur s'en alla sans même qu'elle ne le remarque. Puis elle se répéta les premiers mots qu'il lui avait prononcés. Elle eut énormément de mal à réaliser. Comment s'était-elle débrouillée pour se faire tirer dessus ? Dans quelle histoire s'était-elle empêtrée ?
Dulcie continua de se poser la question chaque jour qui succéda. Elle ne s'était toujours rien expliqué de la situation lorsqu'on la transféra dans une chambre individuelle. Entre deux exercices de rééducation, elle ne cessa de se refaire le film, sans la moindre scène qui lui revenait en mémoire. Écran noir. Pas un souvenir.
L'infirmière qui l'avait accompagnée à son réveil avait beau la rassurer sur son état, le mystère demeurait entier, et la crainte de ne jamais savoir pesante. Un matin très tôt, alors que la soignante avait fini sa veille et s'apprêtait à rentrer chez elle, celle-ci passa voir Dulcie à la dérobée.
― Bien dormi ? murmura-t-elle en s'approchant du lit.
Sa patiente la dévisagea sans rien dire, l'air affligé.
― Arrêtez de vous inquiéter comme ça, dit-elle en inclinant la tête. C'est normal que cela prenne du temps, mais ça va se rétablir petit à petit. Ayez confiance.
Dulcie baissa les yeux.
― D'ailleurs, reprit-elle un ton plus bas, j'ai peut-être une piste pour vous. Je ne devrais sans doute pas vous en informer, seulement une personne a été admise en même temps que vous...
― Je suis arrivée avec quelqu'un ?
― Je ne sais pas si vous étiez ensemble. Par contre, elle a demandé où vous étiez plusieurs fois. En fait, elle n'arrête pas d'insister pour avoir de vos nouvelles depuis qu'elle est ici.
― Alors elle doit savoir ce qu'il s'est passé !
― Probablement. En tout cas, elle semble vous chercher, et elle est également coincé dans sa chambre. La 256. Mais je ne vous ai rien dit.
― Bien sûr, sourit l'alitée, merci beaucoup.
― Allez, détendez-vous. Je ne veux pas vous voir ruiner tous nos efforts pour vous remettre sur pied.
L'espoir de nouveau au vent, Dulcie s'assoupit enfin après une énième nuit agitée. Il faisait déjà plein jour quand on la tira des bras de Morphée. Puis elle recommença sa routine quotidienne, entre les médicaments et les séances de verticalisation.
Elle put rapidement s'installer dans une chaise roulante. Même assise, elle avait encore l'impression d'être à moitié allongée sur le matelas. Elle tremblotait parfois lorsqu'elle se mettait sur son fauteuil. Pourtant bientôt, elle fut assez stable pour aller jusque dans le couloir de l'étage sans avoir trop de vertiges.
La hâte au ventre, la convalescente en profita pour tenter sa chance, et se rendit au numéro que l'infirmière lui avait indiqué, celui auquel elle pensait désormais tous les soirs.
Une fois dans l'allée cependant, elle aperçut sortir d'une des chambres, un couple qui la fit inconsciemment ralentir. L'homme, plutôt élancé, pâle, et le sommet un brin dégarni, avait un regard bleu ciel et brillant. La femme, plus menue, une chevelure de jais et les yeux bridés, essayait de se calmer en respirant le plus doucement possible.
Elle les contempla un instant, se remémorant l'annonce du décès de son père. La douleur se raviva d'un coup. Le fond de sa gorge s'assécha comme une cornée sous la bise. Et tandis qu'ils s'éloignaient peu à peu, elle stoppa ses roues devant la porte qu'ils venaient de quitter. La 256.
Elle toqua délicatement, puis une petite voix timide lui répondit d'un oui prudent, quasi inaudible. Elle franchit le seuil et se fit immédiatement la réflexion qu'il s'agissait de la version miroir de sa propre chambre. Au moment où elle s'aventura près du pied de lit, l'angle de la pièce dévoila le reste de la literie, sur laquelle elle découvrit le joli visage de celle qui souhaitait la voir.
C'était une charmante brune aux iris chocolat, à l'évidence plus candide qu'elle. Elle ne s'attendait franchement pas à cela, mais elle ne fut pas déçue de cette rencontre. Le large bandage qu'elle portait autour du buste sembla contraindre sa respiration, et Dulcie s'interrogea sur les raisons de sa présence.
― Bonjour, dit-elle en interrompant visiblement l'admiration de la jeune femme. Vous vouliez me parler ?
Celle-ci lui tendit mollement la main et Dulcie roula instinctivement à ses côtés, près du sommier. Comme un aimant attirait le fer, ses yeux furent tout de suite captivés par les doigts de la belle inconnue, qui ne la lâchait plus du regard.
Alors, sans vraiment savoir pourquoi, sa main plongea dans la sienne, irrésistiblement, jusqu'à avoir les avant-bras complètement collés. Le contact de leur peau laissa un long silence. L'espace sembla se rétrécir aux dimensions des pupilles éblouissantes qui l'observaient. Puis, troublée, Dulcie lui demanda :
― Comment vous appelez-vous ?
― Bonnie, chuchota-t-elle.
L'ancienne comateuse attendit un instant, comme si ce prénom allait lui signifier une chose en particulier, avant d'ajouter :
― Enchantée, moi c'est Dulcie.
Leur histoire d'amour n'était encore qu'à son commencement, et ce dernier était peut-être long, mais il ne faisait en réalité que six lettres.
À suivre...
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