Chapitre 15 (TW: violence)
Par chance, Bonnie et Dulcie distinguèrent un autre hôtel, plus discret, à quelques pâtés de maisons. Il ferait l'affaire pour le reste de l'après-midi, mais la plus âgée des deux savait qu'il faudrait partir dès la première heure le lendemain.
Elles attendirent que la concierge leur transmette la clé de leur chambre, et s'installèrent au bar de l'établissement, un renfoncement dans la pénombre, que seule la lumière des étagères murales éclairait. L'ambiance tamisée avait tendance à apaiser les esprits ; même si celui de Dulcie était de plus en plus tourmenté.
Lorsqu'une voix s'éleva d'un tabouret plus loin. Elle la reconnut immédiatement. Les muscles tendus et la gorge serrés, elle se tourna de profil, vers ce qui l'avait crispée jusqu'à la moelle. C'était un homme imposant, en tailleur bronze, les coudes posés sur la console, et les épaules voûtés au-dessus de son verre remplit au quart. Il s'amusait à faire basculer le liquide ambré d'un bord à l'autre du récipient, comme pour faire couler le temps plus vite.
Un parfum fort parvint aux narines de Dulcie, qui crut étouffer sur place. Elle garda le silence néanmoins, soudain déconnectée de la réalité. Ça ne pouvait pas être vrai, rien de tout ça ne pouvait l'être. Il ne pouvait pas se trouver ici. Il se décala d'un seul coup pour lui faire face et, paralysée, elle observa un sourire en coin illuminer l'expression perfide de Mr. Laurent.
Elle manqua de s'étrangler. Puis elle cligna plusieurs fois des yeux, avant de constater que l'angoisse la faisait totalement halluciner. Il ne s'agissait pas de lui mais d'un parfait inconnu, qui termina de boire cul sec, se leva, et quitta placidement le comptoir.
L'ancienne belle-de-nuit tenta d'éteindre les feux de sa hantise. Malheureusement son malaise amplifia. Le regard déboussolé, des points argentés apparurent et s'effacèrent dans son champ de vision, tandis que son souffle lui échappait avec les secondes. Elle sentit une main se poser sur sa taille, et se laissa lentement guider par elle.
Quand elle reprit conscience, Dulcie était dans une douche exiguë, au carrelage parme et au rideau tiré, le pommeau lui crachant à la figure. Comment avait-elle atterri là ? Comment s'était-elle déshabillée ? Et comment recouvrer sa respiration ?
Elle plaqua ses paumes contre la paroi, terrifiée de s'apercevoir qu'aucun réconfort ne lui servirait.
Les lieux lui rappelaient sa famille. D'abord la baignoire, avec sa mère, sa sœur et son père ; l'un des rares souvenirs qu'elle avait de tous les quatre. Ensuite la salle de bain toute entière, avec Bonnie et ses cocons agencés rien que pour elle. Malgré tout, ces pensées ne firent pas le poids cette fois.
Que deviendrait-elle si la pièce ne la rassurait plus ? Si les cauchemars berçaient ses journées ? Si Mr. Laurent la rattrapait pour de vrai ?
Alors qu'elle l'imaginait gravir les marches de leur étage aussi vivement que sa panique montait, elle s'aspergea le visage d'eau fraîche. Mais cela ne suffit pas. Elle avait toujours la sensation de brûler, d'asphyxier, de succomber.
N'y réfléchissant pas plus, elle plongea la tête sous le jet et mouilla rapidement ses cheveux, qu'elle avait laissé pousser jusque sous ses seins. À moitié aveugle, elle sortit de la cabine, saisit une paire de ciseau dans un tiroir, et trancha d'un coup sec un pan de sa chevelure dégoulinante. Elle répéta son geste pour chaque côté. Les mèches dorées chutèrent en cascade sur ses épaules, jusqu'à ce que sa nuque fût enfin dégagée.
Bouche bée et mains tremblantes, elle lâcha l'instrument, laissant retomber les lames sur le bord du lavabo. Le bruit métallique ne sembla pas plus la réveiller de son état. Au contraire, le son résonna dans son crâne comme un cri strident. Mais qu'avait-elle fait !
Encore sous le choc, Dulcie releva les pupilles vers l'étroite glace devant elle et contempla le résultat d'un air soulagé. Presque étonnée de voir à quel point cette coupe au carré lui allait bien finalement, elle parut respirer à nouveau.
Seulement, elle ne put s'empêcher de rester pensive. Elle ne supportait plus sa vie actuelle. Cette angoisse permanente, et l'épuisement qu'elle accumulait au fil de ses insomnies. Bonnie lui avait pourtant promis qu'elles seraient en sécurité. Et désormais, elle se mettait à délirer. Perdait-elle réellement la raison ? Quand est-ce que toute cette torture allait s'achever ? Y avait-il même un moyen d'en venir à bout ?
Enroulée dans une serviette humide, elle fit irruption dans la chambre, avant de rejoindre le toit, comme indiqué sur un petit papier déchiré et déposé sur la couette. Le site avait été aménagé en terrasse, avec une vaste piscine à débordement qui longeait le bord.
Elle y découvrit Bonnie, qui l'attendait une fossette sur la joue. Cette dernière ne fit aucune remarque à propos de sa nouvelle coiffure. Elle se contenta de caresser le bout de ses quelques ondulations, l'air approbateur, et fit ensuite comme si Dulcie avait toujours eu cette longueur.
Celle-ci se trouva de quoi s'installer près du bassin, pendant que Bonnie allait se servir des boissons au buffet dans le fond. Bronzer au soleil n'était pas spécialement plaisant pour la jeune soucieuse. Elle avait déjà l'impression de suffoquer. Cela tombait donc bien, des nuages au loin amorçaient de recouvrir le ciel.
À son retour, Bonnie s'accouda sur le dossier de la chaise longue, puis ramena son museau devant celui de sa bien-aimée, tête vers le bas, pour embrasser ses lèvres parfumées. Même à l'envers, la saveur fut aussi entêtante. Elle avait à chaque baiser cette sensation identique au premier, lorsque ses poumons s'étaient fait balayé par une brise lumineuse et florissante.
Pour Dulcie, c'était tout autre chose. Elle n'était pas d'humeur. Il pouvait les attaquer à n'importe quel moment, en pleine nuit s'il le voulait. Il pouvait même être déjà présent, sans qu'elles ne s'en soient rendues compte, à cibler l'instant propice pour dégainer. Mais pourquoi Bonnie ne semblait plus réaliser le danger qu'elles couraient au quotidien ?
― Tu penses pas qu'on devrait arrêter ? interrogea Dulcie, en coupant court.
― De quoi tu parles ?
― Tout ça, notre fuite, nos mensonges. Tu crois pas qu'on ferait mieux de l'affronter ? Avant qu'il soit trop tard.
― Trop tard ? dit-elle en s'asseyant à ses pieds et en posant les deux verres qu'elle tenait par terre.
― Tu finiras par m'en vouloir, c'est sûr...
― Je ne t'ai rien demandé. Pourquoi est-ce que tu en fais toute une histoire ? Elle me va à moi cette situation.
― Comment est-ce que tu peux aimer ça ?! s'écœura-t-elle, les nerfs à vif.
― C'est donc ça ! C'est toi qui ne te sens pas bien avec moi.
― Mélange pas tout, s'il-te-plaît. Je te parle de ce train de vie, pas de nous deux.
― Mais elle est comme ça notre relation !
― Comment ça ?
― Je n'en sais rien, s'agaça Bonnie, elle est juste comme elle est, voilà ! C'est toi qui y voit un problème.
― Ah parce que tu trouves ça normal ?!
― Depuis quand est-ce que tu cherches quelque chose de normal ?!
― Mais ça peut pas durer indéfiniment, tu sais ! Il va falloir revenir sur Terre à un moment donné !
― Pourquoi ?! Qu'est-ce qui a changé ?
― C'est plus possible à la longue Bonnie ! Tu peux pas envisager de vivre comme ça toute ta vie quand même !?
― Enfin, on fait ce qu'on veut ! On est libres ! s'enthousiasma la vacancière en effleurant la joue de Dulcie avec son pouce.
― On t'a fait boire un truc bizarre hein ?! C'est pas vrai ! répondit cette dernière en déviant le geste tendre. Tu divagues complètement si tu crois que tout ça s'arrêtera pas un jour !
― Qu'est-ce que ça veut dire, ça ?
― Ça veut dire qu'il faudrait commencer à penser à l'avenir !
― Mais tu te prends pour ma mère ou quoi ?! Pourquoi tu ne veux plus profiter de l'instant présent ?!
― Combien de fois il faut te le dire ! C'est plus possible, ça peut pas s'éterniser !
― Pourquoi ?! Pourquoi est-ce que tu changes d'avis d'un coup ?!
― Aucun rapport ! J'avance ! Et je comprends pas pourquoi t'en fais pas autant...
― Mais c'est pas indispensable ! C'est quoi qui ne tourne pas rond chez toi ?!
― Oh non ! dit-elle dans un large mouvement des bras. Mademoiselle Bonnie se projette pas dans le futur ! Elle a pas besoin d'évoluer ! Quel intérêt ?! Regardez-la ! Elle a déjà atteint la vie dont elle rêve !
― ... et qu'est-ce que ça peut te faire ? se froissa la jeune femme.
― Dis-moi la vérité, soupira Dulcie.
― De quoi tu parles à la fin ?!
― Qu'est-ce que tu attends ? De moi ? De nous ?
― Rien !
― Bonnie, s'il-te-plait...
― Arrête ! haussa-t-elle le ton.
― Qu'est-ce que tu veux ? Dis-le-moi.
― Je voudrais que ce soit simple pour une fois ! C'est tout !
― Simple ?
― Oui ! C'est dingue comme tu compliques toujours tout !
― C'est toi qui me dis ça ?
― Tu rigoles ?! C'est pas toi qui est en train de trouver un problème là où il n'y en a pas peut-être ?! Tu ne peux pas nous laisser tranquille une seconde ?! Est-ce que tu m'as entendu me plaindre ? Non ! Alors quoi ? Tu veux me pousser à bout, c'est ça ?! Vas-y, dis-le ! Tu veux me voir partir en vrille ! C'est pas de ma faute si tu es énervée, ok !
― Je le suis pas, j'ai peur...
― Eh bah j'y suis pour rien ! Merde !
Dulcie se rapprocha pour l'enlacer mais, toujours contrariée, Bonnie l'esquiva et rentra tout de suite à l'intérieur.
Elle s'allongea sur le lit, puis ferma les paupières. Soudain, le plancher craqua derrière elle. Dulcie n'était donc pas rancunière ; surtout qu'elle n'aurait pas dû s'emporter comme elle l'avait fait. Elle fit volteface et écarquilla brusquement les yeux.
On lui agrippa les cheveux et la tira brutalement du matelas pour la balancer contre le sol. Un grand fracas dans ses tympans. Un bref vertige. Puis de monstrueux haut-le-cœur.
L'agresseur l'assomma d'un gros coup à la mâchoire. Il frappa violemment dans son estomac, avant de la traîner par le cuir chevelu jusqu'à la porte. Il la cogna tellement fort qu'elle eut beaucoup de mal à riposter. Il persista, sans le moindre répit, la tracta dans les couloirs, et dehors, sur le toit, où elle se fit jeter dans la piscine.
C'était foutu. Il en était fini d'elle. D'autant qu'elle n'avait pas vu Dulcie. Où était-elle ?!
Bonnie tenta de remonter, mais la main qui l'avait harponnée lui retint la tête sous l'eau. Elle n'avait eu l'occasion de prendre aucune inspiration, et commença à manquer d'air. Elle se débattit du mieux qu'elle put, saisissant le bras qui la maintenait sous la surface. Rien n'y fit. Elle essaya de se dégager. Cependant il ne la lâchait pas, et la pression dans sa poitrine se resserra comme un poing en rage.
Dans une dernière bouffée d'énergie, elle le griffa, lui et tout ce qui lui passa sous les ongles. Quand elle reconnut d'emblée son poignet ; sa cicatrice. C'était la sienne !
Elle releva enfin le menton et ce fut elle, sur le rebord du bassin, qui s'efforçait de noyer quelqu'un. Mais qui ? C'était sur le crâne de Dulcie qu'elle appuyait. C'était Dulcie qu'elle était en train d'assassiner.
Elle aspira d'un coup et se retrouva dans le lit, en nage et en début soirée, au réveil de cet horrible mauvais rêve. Leur dispute en revanche, n'avait rien d'un simple songe. Elle s'en voulait, regrettait. Elle souhaita s'excuser même.
L'étudiante ne prit pas plus de temps pour se remettre de ses émotions, et se précipita sur le belvédère du dernier étage. L'endroit avait été déserté à cause de la pluie battante. Elle s'écarta de l'auvent pour atteindre la piscine, et y surprit sa partenaire, bras grands ouverts, en train de se baigner, entièrement nue.
Bonnie n'avait pas envie de salir l'inévitable affection qui découlait de l'intense regard de son amante, aussitôt qu'il se posa sur elle. Elle ne pouvait se permettre de gâcher ce si beau sourire qui lui était si souvent destiné. Elle ne devait détruire cette liberté qu'elles s'étaient offerte, car dès qu'elle l'admira, le monde disparut pour ne laisser que l'essentiel, ce lien qui les avait unies, parce que leur seul bonheur était d'être ensemble.
L'averse s'allégea. Avant de repartir de plus belle. Le froid fit monter la chair de poule à la jolie brune, mais ça lui était égal. Le vent lui postillonna dans le dos et lui râpa les jambes, mais elle ne bougeait plus. Le bruit de la bise chuintait dans ses oreilles mais elle n'entendait déjà plus que les battements de son cœur. Il faisait gris, presque brumeux, mais Bonnie ne vit que ce bleu saphir, vivant dans les iris de son âme sœur.
Alors elle marcha droit devant, entra toute habillée dans l'eau frisquet, et traversa les flots brillants jusqu'à Dulcie. Parce que son allégresse. Parce que l'excitation dans ses prunelles diluèrent toute sa colère. Parce que l'euphorie la gagna, et que l'ondée qui pétillait autour d'elles parut lui redonner un souffle grandiose.
Les nuages se dispersèrent dans une soudaine embellie, et le soleil irradia un instant le toit terrasse. La précipitation scintilla sous les rayons, comme une avalanche de gouttes précieuses, un millier d'étoiles filantes leur pleuvant dessus.
On aurait dit un autre univers. C'était cette même ivresse qu'une accélération sous un tunnel en pleine nuit, et Bonnie y prit tellement goût qu'elle n'avait plus la moindre intention de freiner...
Au contact de leurs bouches, plongées entre joie et douche froide, elle toucha à nouveau leur liberté du bout des doigts. Ce fut merveilleux. Tout ce qu'elle avait toujours voulu, tout ce dont elle avait toujours rêvé. Serait-ce ça, le bonheur ? Serait-ce là, ici et maintenant ? Serait-ce elle ?
― Tu veux pas t'investir avec moi, c'est ça ? se préoccupa sans relâche la cible de Mr. Laurent.
― Non, je me sens bien avec toi. Je n'ai pas envie de penser à quoi que ce soit d'autre. J'aime vivre dans l'instant, ne pas me soucier du reste.
― Justement... C'est quoi tout ce reste ? T'as des problèmes ?
Bonnie la regarda plus intensément encore.
― Je ne sais plus...
Dulcie fronça les sourcils.
― ... il n'y a plus que toi, chuchota Bonnie.
Puis cette dernière mima des lèvres les mots "je t'aime" dans le clapotis retentissant. En réponse, Dulcie l'imita, à quelques centimètres d'elle, et prononça silencieusement "moi aussi".
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