Chapitre 14

          La tiédeur des mains de Dulcie sur ses yeux, elle avait beau adorer son contact, Bonnie commençait sérieusement à avoir trop chaud. Heureusement que sa tenue bleue métallique et sans manche avait un large dos nu, qui l'empêchait de transpirer à l'excès. Ses cheveux plaqués en chignon lisse laissaient respirer sa nuque, sur laquelle des lèvres brûlantes déposèrent un baiser moelleux.

― Tu les ouvres dans trois... deux... un. Surprise !

Dulcie portait une longue robe noire, marquée à sa taille et fluide comme une rivière d'argent. Ses mèches d'un blond éclatant sinuaient jusqu'au galbe de sa poitrine dégagée. Bonnie n'avait jamais pensé qu'elle pouvait être plus belle encore. Pourtant la jolie étudiante fut une nouvelle fois captivée par le charme magnétique de sa copine.

Derrière celle-ci, un comptoir circulaire en marbre était survolé d'une extraordinaire suspension lumineuse, comme une murmuration d'oiseaux étincelants. Un vaste tapis bleu marine et de hauts tabourets de la même couleur l'encerclaient de toutes parts.

Cependant, hormis celui sur lequel Dulcie venait de s'asseoir, aucun de ces sièges ni des paires de fauteuil gris aux alentours n'étaient occupés. À vrai dire, les lieux paraissaient étrangement dépeuplés.

― Je nous ai privatisé l'endroit, annonça-t-elle en écartant les bras. Tu sais, pour qu'on puisse dîner tranquille. Allez installe-toi !

Elles discutèrent sans la moindre pause, de l'espoir que Bonnie avait désormais de geler le temps, pour que ces instants ne deviennent jamais des souvenirs, de leur sortilèges et enchantements préférés, en passant par l'indéfectible claustrophobie de Dulcie. Elles prolongèrent ensuite la conversation sur les décorations les plus extravagantes qu'elles avaient pu observer durant leur périple, et sur l'extase permanent qu'elles avaient à se laisser couler au sein de pareilles aventures.

Le repas fut délicieux, mais il atteint un nouveau degré de spectacle lorsque Dulcie fit éteindre le grand lustre, et apporter un plat flambé grandiose. Des fumets frais et sucrés embaumèrent toute la pièce, pendant que des flammes bleutées dansaient sur l'alléchant monticule de meringue italienne, comme une aurore boréale dans la nuit polaire.

― Joyeux anniversaire p'tit chou, dit-elle tout bas, entre les éclats saphir de la combustion.

Au moment où celle-ci s'arrêta et plongea la salle dans l'obscurité, une bougie, puis deux, et subitement plusieurs dizaines de points brillants scintillèrent tout autour d'elles.

― Dis, tu t'es déjà demandé pourquoi t'existais ? relança alors Dulcie, d'un ton songeur.

Bonnie releva le nez de son assiette, dans laquelle une part de la pâtisserie avait été déposée.

― Enfin, tu sais, précisa Dulcie, on vient tous au monde et puis on grandit, mais pourquoi est-ce que toi, t'as cette personnalité ? Et pourquoi moi, j'ai celle que j'ai ? Tu crois que ça aurait été différent si ça avait été un autre spermatozoïde ?

― Tu te rappelles qu'on est en train de manger là ?

― Oui pardon, mais tu comprends ce que je veux dire, hein ?

― Oui... euh, vaguement. Je ne crois pas que ça serait vraiment différent. Tu construis ta personnalité au cours de ta vie. C'est pas pour rien qu'on dit que les bébé sont des éponges.

― Du coup, on n'est jamais totalement nous-même, si c'est notre environnement qui définit qui on devient ?

― Je ne sais pas trop. Je pense qu'il y a quand même plein de choses qui ne vienne que de nous. On ne serait pas aussi unique sinon. Tous les frères et sœurs seraient identiques. Tu ressembles beaucoup à ta sœur toi ?

― C'est vrai, enfin aujourd'hui, je sais plus. J'aimerais bien le savoir parfois.

― Tu la reverras un jour, assura Bonnie en lui attrapant la main. On est parti en voyage pour ça, pour que tu retrouves cette liberté.

― Tu trouves pas qu'elle est un peu trop loin quelque fois ?

― Je crois que ça vaut le coup. C'est l'horizon.

― L'horizon... Et c'est pareil pour nous deux ? On vise aussi le bout du monde toi et moi ?

― Parce que tu avais d'autres intentions ?

― Aucune.

Bonnie sourit en entamant une autre cuillère de gâteau.

― Hmm..., dit-elle en mâchant les yeux écarquillés, c'est bon ! Tu en veux un morceau ?

Elle amena une portion à la bouche de Dulcie, dont les prunelles parurent s'illuminer au contact du dessert.

― C'est délicieux tu veux dire !

― Merci, souffla la récente vingtenaire. Pour tout ça, et pour le reste.

― Avec plaisir ! C'est normal entre nous maintenant...

Bonnie se réjouit pleinement, avant de confirmer d'un hochement de tête.

― Si tu le pouvais, reprit-elle, quel super pouvoir tu choisirais ?

― Voler ! Évidement ! Et toi ?

― Être invisible.

― Pourquoi ?

― C'est comme si tu disparaissais en étant toujours là. Tu pourrais tout savoir, tout faire, sans aucune répercussion, aller où tu voudrais, et personne pour t'embêter. On a tous voulu être invisible un jour. De toute façon j'ai le vertige, alors m'envoyer en l'air ?

― Rassure-moi, tu viens pas de faire ce jeu de mot là ?

― Non, dit-elle en s'esclaffant.

― Tu sais quoi, c'est ta soirée, je vais pas te juger.

― Oh ! C'est trop aimable !

― Oui, enfin pas trop.

Elles éclatèrent de rire, avant que Bonnie ne saisisse sa tranche glacée à main nue, et ne vienne l'écraser sur la joue de sa moitié. Cette dernière répliqua de la même manière, et elles finirent la figure recouverte de sorbet à la vanille.

― Attends ! stoppa Dulcie en pleine bataille. J'ai encore un cadeau pour toi. Mais je suis désolée, il m'a rien coûté. C'est plus une promesse qu'autre chose...

― Tu mets de la qualité dans le sens des choses, pas dans leur prix.

― Oh waouh ! Tu devrais imprimer ça sur un t-shirt, dis-moi !

― Voilà ! rigola-t-elle. Alors, c'est quoi ?

Dulcie déglutit puis reprit son sérieux.

― Je te promets d'être ton avenir, et de rester ton horizon. Même à distance, ou si un jour on se dispute. Tous les problèmes du monde peuvent nous tomber dessus, je serais là, autant que tu l'es aujourd'hui.

― Je n'en doute plus... et je suis très contente d'avoir une aussi belle vue rien que pour moi !

― Tu pourras toujours compter sur moi, dit-elle, quoi qu'il arrive.

― Mais il n'arrivera rien, ne t'en fais pas.

Les intimidations de Mr. Laurent revinrent à l'esprit de Dulcie, qui s'engagea également auprès d'elle-même, pour ne jamais mettre Bonnie davantage en danger.

― Non, t'as raison, elle rajouta ensuite. Il arrivera rien. Pas à toi, pensa-t-elle sans la quitter du regard.


*


Le lendemain, à la suite d'une nuit blanche et d'une très longue grâce matinée, les deux amoureuses terminaient de déjeuner à la terrasse paisible d'un café. Il n'y avait déjà plus de clients à cette heure-ci. Surtout avec ce soleil radieux et ce temps immaculé, tout le monde devait probablement faire la sieste, ou être partit à la plage, à quelques kilomètres de là.

À l'ombre d'un pin parasol, dont les aiguilles bruissaient aux rares bourrasques de vent et s'agitaient comme une épaisse chevelure verte, Dulcie reposa son verre de limonade sur la table. C'était la première fois qu'elle se sentait aussi sereine. Elles avaient déserté leur précédent palace pour s'éloigner à nouveau du spectre de son ancien souteneur. Et il n'avait jamais autant appartenu au passé.

Bonnie ressortit de l'intérieur de la brasserie dans une chemise en soie colorée, son avant-bras comme ombrelle contre les rayons du jour qui cognaient sèchement. Elle alla se rasseoir en face de Dulcie et lui saisit sa boisson.

― Eh là ! protesta cette dernière. J'ai un autre moyen si t'as besoin de te rafraichir.

Elle enfonça alors deux doigts dans le fond de sa citronnade pour attraper l'un des glaçons, avant de plonger sa main sous l'entrejambe de son amante, et de glisser le cube gelé dans sa culotte. Puis elle retira son index et son majeur, dont elle vint lentement sucer le jus acidulé qui en coulait.

La jeune brune inspira d'un coup en se pinçant les lèvres. Le clitoris stimulé par le froid, elle eut envie de se tortiller dans tous les sens. Ses tétons se dressèrent, quand un courant électrique se propagea le long de sa peau. Elle eut la chair de poule, mais elle ne sut dire si c'était la température ou bien son excitation.

Elle se focalisa sur le chant des cigales, et perdit son attention par-delà les toitures en tuiles rousses des bâtiments de la place. Elle ne devait pas craquer. Sauf qu'avec Dulcie à ses côtés, cela lui était quasiment impossible.

― C'est dingue, fit remarquer Bonnie, il n'y a pas un nuage à l'horizon.

― T'es sûre de toi ?

― Certaine, dit-elle en avalant d'une traite une dernière gorgée.

Elles abandonnèrent d'emblée leurs chaises en osier, et s'enfuirent en courant dans l'une des rues voisines, tandis que le gérant trapu bondissait hors de son bar, l'air furieux, et s'élançait à leur poursuite en hurlant après elles. Au bout de la venelle cependant, il sembla renoncer, et stoppa sa course pour les laisser s'engager au hasard dans l'une des artères de l'intersection.

Dulcie avait entendu Bonnie se réjouir lorsqu'elles se faisaient pourchasser. Entre deux halètements, elle fut surprise de l'audace grossissante qui avait pris sa complice ces dernières semaines. Depuis qu'elles étaient parties en réalité. Peut-être était-ce ses propres remords, mais la jeune femme avait même tendance à lui paraitre inconsciente ; au point d'oublier les conséquences de leurs actes, et les limites qu'elles commençaient à un peu trop dépasser.

Soudain, la pénombre. Elles regardèrent en l'air, virent comme le ciel était encore bleu, et le soleil toujours éblouissant. Seulement un épais nuage était venu éclipser la lumière, les plongeant toutes les deux dans un instant presque sinistre, comme si la catastrophe approchait brusquement leur bonheur.

Au détour de l'allée pavée, elles croisèrent un groupe de personne qui sortait par la porte arrière d'un cinéma. Elles s'y faufilèrent sur le champ, et se cachèrent dans l'une des salles obscures, pour profiter de la climatisation et de la séance. Le film commença, puis elle se blottirent sur leurs sièges.

Dans la lueur de l'écran, Dulcie aperçut Bonnie qui la fixait des yeux.

― Quoi ? demanda-t-elle.

― Rien... J'aime bien quand tu es essoufflée, c'est tout.

― Et moi je pensais que tu serais plus mouillé que ça, s'étonna Dulcie en passant la main entre les cuisses de sa partenaire.

― C'est qu'il fait tellement chaud, ça s'est complètement évaporé.

Elle scruta autour d'elles avant d'ajouter, un sourire malicieux sur le visage :

― Est-ce que tu l'as déjà fait dans un cinéma ?

― Comment veux-tu que ça me soit arrivé, hein ?

― On peut toujours...

Mais elle s'interrompit, brutalement aveuglée par un éclat insoutenable.

― Elles sont là ! cria l'agent de sécurité qui avait fait irruption, sa lampe torche visant leurs deux fauteuils.

Sans tergiverser une seconde, elles sautèrent de leurs strapontins et se précipitèrent hors de la salle de projection. Elles le semèrent rapidement, quittèrent le cinéma le cœur battant, et après une brève escapade dans le quartier, décidèrent finalement de rentrer.

À leur retour, les deux amantes s'apprêtèrent à monter les marches de leur nouvel hôtel, davantage fiévreuses l'une de l'autre. Lorsque Dulcie se raidit sur place. Elle reconnut l'individu en costume noir qui patientait à la réception. Son ex-garde du corps, celui qui l'avait agressée, l'homme de main de Mr. Laurent.

Dans la panique, elle agrippa le bras de Bonnie sans le moindre mot. Celle-ci l'attira à l'étage de leur chambre pour récupérer leurs baguages d'urgence, et elles déguerpirent aussitôt par l'issue secours.

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