Chapitre 12
À l'aube, l'ancienne escorte se retira discrètement de la salle de bain. Elle s'habilla d'un confortable survêtement bordeaux et rassembla calmement ses affaires dans un sac. Le monde entier semblait encore bercé par le sommeil. Elle aurait voulu séjourner un peu plus longtemps, s'attarder les matins et les après-midis, véritablement vivre dans l'instant présent, mais elle se souciait constamment du lendemain. Elle savait qu'elle devait s'en aller.
Même si Bonnie était à présent son roc, elle pensait de temps à autre à changer de pays. Elle avait ce genre d'envie parfois, de tout recommencer, repartir de zéro, ailleurs. Parce que souvent, elle se refaisait le film à l'envers et elles se rappelait comme elle n'aimait pas sa vie, ni celle qu'elle était devenue.
Si seulement elle pouvait être quelqu'un d'autre. Elle ne se détestait pas. Elle avait uniquement la sensation de ne pas avoir été faite pour ce destin-là, de ne pas être dans le bon corps, d'avoir reçu la mauvaise histoire. Alors changer totalement d'existence sonnait comme le plus précieux des espoirs.
Elle se sentait néanmoins mal par rapport aux autres. Ingrate. Coupable d'en vouloir trop. Elle craignait de blesser ceux à qui elle tenait si l'on apprenait ce qu'elle désirait au plus profond d'elle-même. Elle avait peur qu'ils ne se sentent pas suffisants. Justement parce que c'était le cas. Enfin, c'était ce que tout son être lui disait, et elle aurait tout donné pour ne jamais l'avoir entendu.
Elle survola une dernière fois la pièce du regard, et quitta la chambre sans faire le moindre bruit.
La phase la plus stressante pour Dulcie était celle du départ. Elle appréhendait toujours l'idée de se remettre en cavale, et celle de se faire attraper lui faisait passer très près de la crise de panique. Elle était à découvert, à la merci de celui qui la poursuivait, mais elle ne pouvait rien exprimer de tout ça. Il fallait demeurer calme si elle voulait éviter tout soupçon.
Ses pas résonnèrent dans tout le grand hall lorsqu'elle descendit alors, sans trop de précipitation, les larges marches du gigantesque escalier. Elle eut tout le temps de scruter les parages pour vérifier qu'il n'y avait personne de louche à l'entrée. Coup de chance, à part le réceptionniste, les environs étaient déserts. Il fallait dire qu'il était encore tôt. La plupart des clients devait certainement dormir aussi profondément que Bonnie.
Dulcie, elle, était bien réveillée, et resta dans son rôle lorsqu'elle passa devant le comptoir. Elle s'apprêtait à franchir les portes coulissantes du seuil quand une voix cordiale, presque chuchotée, résonna dans son dos.
― Mademoiselle Hirondelle ?
C'était le nom d'emprunt qu'elle s'était choisi pour sa couverture. Pourtant, perdue dans ses angoisses, elle n'avait pas eu le réflexe de réponde à cette interpellation. Elle ne se retourna qu'au deuxième appel, vers l'homme en uniforme indigo qui contourna son bureau pour lui tendre quelque chose de la main.
― Quelqu'un a déposé ceci pour vous.
― De qui est-ce ? demanda-t-elle en récupérant d'un geste délicat l'enveloppe qui lui était adressée.
― Il n'a pas précisé. Il a assuré que vous sauriez de qui cela provient.
― Et à quoi ressemblait-il ?
― Un trentenaire, quarante ans tout au plus. Grand. Brun. En costume noir.
― Noir vous dites ?
― Absolument.
Sûrement un homme de main. Mr. Laurent ne portait jamais cette couleur. Il disait que le jour où on le verrait vêtu ainsi, serait celui de ses funérailles. Et qu'en attendant, il ne s'habillait que des teintes du succès.
― Je pars à mon cours de sport, affirma Dulcie. Pourriez-vous prévenir mon agent si vous la recroisez ?
― Bien entendu mademoiselle.
― Parfait, merci, dit-elle d'un ton satisfait.
Après réflexion, elle pensa qu'il était ridicule de croire qu'il se déplacerait. Il était à peine du genre à s'absenter de son bureau. Il n'allait pas tout arrêter pour venir la chercher jusqu'ici de lui-même.
Elle reprit son chemin jusqu'à la sortie, et choisit la direction d'un petit jardin public qu'elle avait repéré en arrivant. Malgré la matinée, il faisait déjà une chaleur étouffante dans les allées. Ou peut-être était-ce elle qui commençait à suffoquer. Dulcie se trouva un endroit tranquille, puis se posa sur un banc à l'abri des regards. Elle savait ce qu'elle tenait entre les mains, et pour en avoir ouvert beaucoup ces derniers temps, elle aurait préféré que le monde cesse de tourner plutôt que d'en recevoir une de plus.
Après quelques minutes d'hésitation, elle finit tout de même par la déchirer et en retira une carte postale de la ville. Son estomac se contracta brutalement. Elle ne voulait pas lire le message qui était immanquablement écrit de l'autre côté. Elle se mit à trembler, avant de se prendre le front.
― Ça va aller, murmura-t-elle, ça va aller.
Elle parcourut finalement des yeux l'envers de la photo :
« Tu n'as vraiment honte de rien à te détourner ainsi de tes responsabilités. Chacune de tes décisions est des plus inconsidérées ! Le Subtil, l'Océanique, et maintenant la Source ? C'est dingue comme tu ne fais qu'empirer les choses. Je crois que le plus triste dans tout ça, c'est que tu ne t'en rends même pas compte. Aurais-tu pris goût au luxe ? Aurais-tu oublié que tu me dois tout ? Je pourrais aussi décider de tout reprendre tu sais... Tu as eu beaucoup de chance ma belle. Ne la gâche pas. »
Dulcie resta bouche bée. Elle venait de se prendre un poing en plein thorax. Non seulement il les avait débusquées, mais en plus il les suivait depuis le début, depuis leur week-end si parfait. Il fit très lourd d'un coup. Au point d'en avoir la nausée.
Un détail la frappa cependant. L'écriture manuscrite n'était pas la sienne. Il ne devait pas être à proximité pour laisser l'un de ses gardes du corps recopier ses avertissements. Probablement en voyage d'affaire. C'était le moment idéal pour à nouveau semer la bête noire, mais il ne fallait pas trainer, ni laisser plus aucunes empreintes.
*
Une sonnerie retentit. L'écho s'amplifia rapidement dans la salle de bain. Bonnie s'éveilla en grimaçant, puis tendit le bras pour couper l'alerte de son téléphone. En découvrant l'heure qu'il était, elle se rua hors de la baignoire et accourut au milieu de la chambre. Vide.
― Dulcie ?
Pas de réponse. D'un air dubitatif, elle pensa. S'était-elle déjà éclipsée ? Avait-elle mal réglé son horloge ? Ne perdant pas une seconde de plus, Bonnie se rhabilla en vitesse et remit tout en ordre. Elle referma la valise, saisit la poignée de l'entrée, mais s'interrompit devant la pendule du mur. Pas tout de suite.
Reprenant vaguement ses esprits, elle se rassit sur le bord du lit puis se mit à observer la vue paisible du balcon. Tout semblait serein. Elle appréciait particulièrement ces instants, avant l'adrénaline du chaos, où elle prenait le temps de respirer.
Un sourire lui grimpa sur le visage lorsqu'elle s'étala sur le matelas, et médita sur la surface blanche au-dessus de sa figure. Elle n'en revenait pas de ce qu'elle avait accompli. Autant de lieux somptueux visités, autant de nuits magiques passées aux côtés de Dulcie, et de tours réussis à tromper son monde. Tout ça sans se faire coincer. Elle se plaisait à poursuivre l'interdit, à aimer ce qui était défendu. Elle se demandait d'ailleurs s'il y avait une frontière à cette illusion, à tous leurs excès, car au final, elle le constata une nouvelle fois, le plafond était le même partout.
Elle fixa ensuite son attention sur la grande aiguille du cadran. Les cliquetis s'enchaînèrent peu à peu. Alors, quand la tige s'aligna dans le prolongement de la plus petite, Bonnie se hissa joyeusement sur ses jambes et abandonna la pièce.
Elles avaient trouvé une technique un jour, qui certes était illégale, mais qui leur permettait de vivre leur liberté à fond et sans se faire repérer. À ce stade de leur fuite, la jeune étudiante voyait la limite du raisonnable de plus en plus trouble. À vrai dire, ça ne la dérangeait pas autant qu'elle ne l'aurait cru. En fait non, elle ne s'en préoccupait plus du tout.
Elles procédaient à chaque fois de la même manière. Elles réservaient toujours pour une semaine, mais repartaient le lendemain. Tandis que Dulcie se chargeait de les faire rentrer sous une fausse identité, le plus souvent au budget conséquent, et sans être soupçonnées de fraude, Bonnie s'occupait d'en ressortir en douce.
Elle patienta près de l'issue, cachée dans un couloir adjacent, la banque d'accueil dans son champ de vision, que le roulement habituel de garde s'opère. Le réceptionniste céda son poste à son double féminin dans la minute qui suivit. Dès qu'ils furent sur le point de se consulter pour le débriefing de la nuit, Bonnie déclencha l'un des détecteurs de fumée du rez-de-chaussée.
Elle ne s'était jamais faite prendre avec cette méthode. Elle n'avait pas eu besoin de l'utiliser dans le précédent établissement, l'entrée était dans l'angle mort de la réception. Parfois, comme dans celui d'il y a une semaine, la relève du portier leur laissait quelques minutes sans surveillance pour filer. Ou encore le palace de la veille, dans lequel elles n'avaient eu aucun mal à emprunter l'issue de secours, à l'arrière, bien plus discrète que le seuil principal. C'était presque devenu un jeu d'enfant pour Bonnie, qui ne voyait plus ces défis que comme une routine quotidienne.
L'alarme incendie stridente perturba les employés qui se dispersèrent aussitôt. Dans la confusion, personne n'avait encore été capable de la démasquer. Un doigt sur son oreillette, le vigil se précipita quelques secondes plus tard dans les étages et laissa un instant le champ libre. Alors Bonnie se présenta l'air de rien au comptoir et insista, entre deux coups de fil paniqués du standard, pour que l'on n'importune surtout pas sa cliente de toute la journée. Le temps qu'ils ne se rendent compte du subterfuge, elles seraient déjà loin.
Soudain un nouvel appel.
― Veuillez m'excuser, s'écarta l'hôtesse en décrochant le combiné.
― Pas de souci.
Bonnie en profita pour s'en aller ni vu ni connu, et bifurqua à gauche au sortir du palace.
*
Dans le square, dissimulée derrière un haut buisson taillé, Dulcie commençait à suer à grosses gouttes. La quiétude des lieux se mua subitement en silence inquiétant. Elle se mit à scruter tous les recoins, à la recherche d'une silhouette familière en train de l'espionner, mais le parc parut dépeuplé.
Après avoir fourrer la carte dans ses affaires, elle décida de se mettre en mouvement. Peut-être qu'ainsi, elle serait moins une cible facile. Seulement, de plus en plus effrayée, les battements agités de son cœur pulsèrent dans ses oreilles, et elle ne perçut plus rien d'autre.
Elle ralentissait jusqu'à s'arrêter complètement, quand une main se posa sur son épaule. Elle tressaillit, resserra sa prise sur l'anse de son sac, puis fit volte-face sur Bonnie, qui portait toujours son énorme sourire au visage.
― Ils étaient sympas ceux-là ! dit cette dernière. Dommage qu'on n'ait pas pu rester plus longtemps...
Dulcie souffla de soulagement, encore pâle d'émotion.
― Tout va bien ? demanda Bonnie.
― Oui oui, t'as raison. Mais on doit changer d'endroit, tu sais, ça fait un trop long moment qu'on niche ici. Il pourrait nous retrouver.
― D'accord, alors où est-ce qu'on va ?
― Le plus loin possible, affirma-t-elle en étranglant davantage ses baguages. Ce soir, on quitte la région.
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