Chapitre 10
Le lieu, sans fenêtre, était plongé dans une agréable pénombre. Une longue guirlande électrique été suspendue, comme une vaste constellation d'étoiles, autour du lavabo, des poignées de placards, et de la baignoire garnie d'oreillers. L'épaisse couette blanche du lit avait été spécialement étendue par terre, parmi plusieurs paquets de chips, de bonbons, de pop-corn, et une bouteille de jus de cassis pétillant.
― Voilà, on n'a peut-être pas encore de solution pour tout régler, expliqua Bonnie, mais je nous ai préparé ce petit pique-nique de salle de bain, pour que tu puisses au moins passer une bonne nuit, en sécurité. On ne pourra pas nous déranger ici...
Dulcie sourit à pleine dent. Son anxiété fut soufflée comme une bougie le jour d'un anniversaire. Elle sembla s'évaporer dans l'air, puis disparu presque entièrement, sous le délicat scintillement des lumières dorées qui se reflétaient dans le carrelage des murs. L'endroit brillait de mille feux, et Bonnie marqua une pause, éblouie par sa réaction.
― Si madame veut bien se donner la peine de retirer ses vêtements, dit-elle en admirant l'éclat dans les prunelles saphir de sa partenaire, et de s'installer confortablement dans notre nouveau nid douillet.
Elles ouvrirent la housse de l'édredon et se couchèrent nues dedans. Elles discutèrent longuement, de tout et de rien, comme si le monde n'existait plus, s'imaginant au sommet de la gloire ou à l'orée du bonheur. Elles parlèrent de leur vie future, de ce qu'elles envisageaient pour leurs prochaines vacances ensemble – sans doute à la mer, avait indiqué Dulcie le regard illuminé –, et de leur engouement commun pour la fête d'Halloween.
Buvant chacune à leurs tours au goulot, Bonnie ne s'attarda pas sur son enfance plutôt banale, et évoqua bientôt la raison pour laquelle sa mère, anglaise, lui avait donné ce prénom. C'était à l'origine en référence au Bonny, une fleur qui symbolisait la vie et la renaissance, mais elle avait préféré l'autre orthographe, ainsi que l'autre signification.
― Mon joli bonus, dit-elle dans un doux murmure, c'est comme ça qu'elle m'appelait quand j'étais petite.
Dulcie l'écoutait attentivement, des papillons dans le ventre, puis confia qu'elle tenait le sien d'une grande femme sud-africaine que ses parents adulaient. Elle mentionna même sa petite sœur, précisant qu'elle l'adorerait certainement si elles se rencontraient un jour.
Par la suite, elle lui raconta pourquoi, après le décès de leur père et l'interruption de leur seule source de revenu, elle avait été envoyée ici. Officiellement, pour étudier. Comment elle s'était retrouvée seule à tout juste dix ans, à dépendre de la garde d'un homme qu'elle ne connaissait pas à l'époque. En vertu de quoi, sa famille pouvait profiter d'une aide financière, médicale et administrative. En vertu de quoi elle assurait la sécurité de ses proches. En vertu de quoi, elle pourrait avoir le destin des plus grands.
Elle éluda son adolescence, le fait qu'il l'ait pratiquement élevée, la manière dont il l'avait convaincue pour un simple dîner d'affaires, et celle avec laquelle il l'avait poussée à devenir ce qu'elle était aujourd'hui, ce qu'elle cherchait à ne plus être demain.
Cette personne de confiance, avec qui elle se sentait chez elle, venait de changer. Il ne s'agissait plus d'un fauve trop puissant, mais d'une exceptionnelle louve solitaire. Alors, parce qu'il n'y avait rien de plus exaltant, Dulcie l'embrassa et eut dès lors le sentiment de frôler la liberté du bout des lèvres.
Les deux femmes passèrent la journée dans leur cocon, à ébaucher leur chrysalide. Elles varièrent plusieurs fois les plaisirs et les positions. D'abord allongées tête-bêche, ensuite corps emboités dans la baignoire, et finalement blotties face-à-face, leur front joints, peau contre peau, en pleine osmose sensuelle.
Leurs doigts sur leur épiderme. Les yeux et leur envie le long des formes. La pulpe de leurs baisers. La tension de leur désir. La lenteur de leur rapprochement, presque suspendu. De la vapeur. Ses mains dans les cheveux, et les siens sur sa nuque. Avoir son odeur imprégnée dans les narines, ses pupilles dans le cerveau, sa voix dans le cœur. Son souffle chaud. Son excitation.
Jambes en l'air ou entrelacées l'une contre l'autre, elles avaient de quoi déguster jusqu'au matin et au-delà. Les gémissements de Dulcie. Les picotements de Bonnie. Déclencher. Une impulsion. Puis deux. Et elles furent prêtes à prendre leur essor.
La montée au zénith. Les silhouettes qui se déformèrent au climax. Les traits bouleversés par une vive émotion. Retenir l'atmosphère dans ses poumons. Apprécier la symphonie. Déborder. Savourer. Intensément.
Les jeunes amantes ne surent combien de temps leur coït dura. En revanche, la nuit était tombée et une lourde fatigue s'empara peu à peu d'elles. Dulcie s'endormit la première, suivie de près par Bonnie, leurs deux esprits n'ayant pas tout à fait finit de jouir. Posées l'une auprès de l'autre, elles se laissèrent rêver. Flottant sur leur nuage. Inséparables.
*
Il y avait un magnifique ciel bleu au réveil de Bonnie. Elle entra dans le calme du salon, et entendit plus nettement le gazouillis des oiseaux qui l'avaient sortie de son sommeil. Elle ne s'était pas suffisamment reposée. L'idée de savoir Dulcie en péril lui était insoutenable, mais celle qu'on puisse les retrouver et les piéger dans son propre appartement la rendait folle de rage. Elle détestait se sentir aussi impuissante.
Elle confectionnait des tranches de pain perdu pour sa belle endormie, quand un bruissement s'éleva de l'autre côté de la porte d'entrée. Elle se figea, les orbites rivées dessus. Quelques secondes s'écoulèrent sans que rien n'advienne, et elle pensa avoir tout inventé. Pourtant le chuchotis se répéta, plus fort, plus proche. Ça ressemblait à des pas. Trop lents et irréguliers pour être ceux de quelqu'un qui ne ferait que passer. On aurait dit qu'un lion tournait en rond.
Soudain, Bonnie l'aperçut à travers ses stores, qui se promenait le long de l'étage, en pleine conversation téléphonique. C'était son voisin. Elle n'en connaissait aucun personnellement mais les clés qu'il tripotait nerveusement étaient les mêmes que les siennes. Et puis, si sa mémoire était bonne, elle l'avait déjà croisé une fois ou deux sur le palier. Rien à craindre donc.
Elle soupira. Une coquille d'œuf été tombée dans le bol de lait. Au moins, songea-t-elle, elles n'étaient pas coincées entre les pattes crochues d'un rapace. Même si, elle en avait conscience, c'était une question de temps avant que ses serres ne les saisissent à la gorge. Elle se mordilla la lèvre, jusqu'à deviner le goût du sang sur sa langue. Son poing s'enroula autour du manche de la spatule lorsqu'elle s'imagina l'effroyable. Il fallait parvenir à dénicher une solution, et vite.
Plus tard, le plancher se mit à craquer dans son dos, tandis qu'elle entamait la cuisson du repas. Elle fit volte-face sur Dulcie, qui sortait de la chambre et la rejoignait en marchant comme un pingouin, à cause de la couette qui l'enveloppait de la tête aux pieds. Celle-ci se colla à son amie soucieuse et l'emmitoufla avec ce gros câlin de coton. Bonnie l'embrassa alors sur le nez avant de déclarer :
― On doit aller voir la police.
― Non ! redouta Dulcie en défaisant son étreinte. Il sait où t'habites maintenant, et puis on n'a aucune preuve. Je veux pas nous attirer plus de problèmes...
― Donc quoi ?
― J'en sais rien.
― Je ne veux pas que tu t'en ailles, avoua Bonnie les épaules tombantes.
― Moi non plus, p'tit chou.
― Alors on trouvera un moyen ! dit-elle avec un nouvel entrain.
― T'es beaucoup trop gentille. Dis-moi, t'en fais toujours autant pour les gens, hein ?
― C'est que tu comptes pour moi. Et tu te souviens ? Je prends soin de toi.
― Je risque pas de l'oublier... mais t'en fais partie, ajouta Dulcie en plantant ses yeux dans ceux de sa cadette. On prend soin l'une de l'autre. Compris ?
Bonnie hocha la tête avec un grand sourire.
― Et si on partait ? proposa-t-elle.
― Quoi ?!
― Oui ! On laisse tout derrière nous et on profite seulement de l'instant présent ! Ça nous donnera du temps pour échapper à l'autre ordure ! Tu l'as dit toi-même, on prend le large pour toucher l'horizon !
Dulcie s'immobilisa, sous le choc. C'était donc ça, avoir quelqu'un dans sa vie. C'était ces mêmes souvenirs sur la plage aux aurores. C'était ce même délice, cette même plénitude à chacune de ses caresses, à chacun de ses regards, à chaque son de sa voix. C'était son odeur, sa saveur. C'était elle toute entière. Tout sembla plus accessible, plus facile, juste possible. Être aimée par cette brune passionnante, ce sentiment que cette dernière lui procurait, fut soudain d'une suffisance absolue. Plus rien d'autre n'importa. Alors la réponse fut oui, bien sûr.
― Tu sais que je t'aime toi ! s'écria-t-elle en sautant dans les bras de Bonnie.
Sur le coup, celle-ci ne sut quoi dire, ni comment réagir. D'un seul mot, l'humanité s'était mise sur pause. Mais ce moment de flottement ne dura qu'un dixième de seconde, parce qu'elle connaissait sa position sur le sujet depuis peu.
― Moi aussi, elle chuchota dans son oreille.
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