Prologue : Un sacre

Céleste Haase scruta fixement ses adversaires qui s'entraînaient sur la piste qui s'offrait à elle, d'une longueur réglementaire de soixante mètres, décidée par l'ISU. L'union internationale de patinage avait établi les championnats du monde junior aux États-Unis, alors que quelques semaines auparavant, elle avait fait un communiqué officiel annonçant le Danemark comme hôte. Malgré un petit pincement au cœur de ne pas avoir l'occasion de visiter ce pays nordique, la patineuse s'en remit vite en apprenant que c'était le pays de la grandeur qui le remplaçait. C'était sa coach qui était chargée de l'informer des détails administratifs, elle ne suivait pas les actualités, exceptées celles qui la concernaient directement, c'était une perte de temps. Son programme libre était prêt depuis la fin de la saison dernière, et elles avaient eu le temps de le travailler et de le peaufiné jusqu'au détail de son index droit qui gâchait l'harmonie de sa chorégraphie.

L'entraînement officiel débutait dans cinq minutes. Ludmila, son entraîneuse depuis bientôt neuf ans, lui avait inlassablement répété de ne pas montrer ses quadruple sauts dont elle était capable, afin de garder la surprise pour que le jury soit impressionné par la maîtrise de la jeune prodige. Céleste avait conscience de l'opportunité que ses parents lui avait déniché : être en mesure de rivaliser avec les très convoitées écoles Russes. Certains considéraient cela comme de la chance, mais les dizaines d'heures à la patinoire témoignaient pourtant de son investissement personnel.

Mais désormais, sa respiration saccadée par une pression qui ne cessait d'augmenter, elle longea la piste avec un regard aiguisé. Elle avait préparé son programme avec de la minutie et une élégance qui lui était propre, mais aujourd'hui, Céleste doutait de la justesse de sa technique, de son authenticité et de son interprétation. Dans un même temps, la patineuse ne parvenait pas à rester statique, elle débordait d'adrénaline. Et l'enjeu était crucial pour sa première compétition à l'international, soit elle gagnait et repartait avec un billet d'entrée pour la cour des seniors, soit elle échouait si prêt du but et tournait la page sur des années de sa vie. Ses jambes tremblaient et elle manqua de tomber puisqu'elle portait déjà ses patins. Son corps meurtri pouvait attendre, il était en mesure d'endurer de nouvelles années de torture, mais son esprit n'aurait plus le courage de tenir.

Elle aperçut Ludmila au loin, mélangée au brassage des entraîneurs internationaux, discutant distraitement avec un coach Danois. Céleste n'était pas physionomiste et retenait peu de visage, mais ses adversaires étaient l'exception, et cet entraîneur était nul autre que celui de sa principale rivale : Hannah Søndergaard. Depuis deux ans, la jeune fille raflait les médailles d'or des Grands Prix junior avec une facilité qui avait tendance à l'agacer. Céleste ne parvenait pas à suivre son palmarès déconcertant. Ce dernier, par ailleurs, n'attendait qu'une médaille d'or pour combler le vide entre deux similaires du Grand Prix Américain. Hannah longeait la piste et s'arrêta à un endroit qui donnait accès à la glace, analysant avec concentration la chorégraphie d'une de leur concurrente.

Après de longues secondes de doute, la française se ressaisit. Comment pouvait-elle envisager de perdre ? Des mois d'entraînement pour mériter sa place dans les hautes compétitions, elle avait la technique de la battre. Même si les paris étaient serrés, elle savait que la majorité des personnes avaient misé sur elle, au vu de la saison qu'elle était en train de réaliser. Elle n'avait pas à avoir peur à cet instant, c'était sa victoire, sa notoriété naissante.

Alors Céleste entra sur la piste et son cœur battit à l'unisson avec le bruit de ses patins qui frappait la glace avec élégance.

***

- Mais jusqu'où va-t-elle continuer ainsi ? Céleste Haase est sacrée championne du monde junior avec une confortable avance de cinq points et établit ainsi un nouveau record du monde à 227,70 ! Cette jeune patineuse est prometteuse ! Trente ans qu'on attendait ça, une patineuse française peut enfin rivaliser avec les écoles internationales ! Je le répète, jusqu'où va-t-elle aller ? s'exclama le commentateur, ravi de voir que les français n'étaient pas totalement exclus chez les femmes.

- Elle va aller aux Jeux Olympiques Neil ! Et si elle fait un programme aussi parfait, il ne fait aucun doute sur la nationalité de la médaille d'or ! répondit Anna, l'une de ses compères pour commenter les performances des athlètes. Allons voir si elle veut bien nous accorder une interview !

***

Céleste patientait dans la zone réservée aux journalistes, agacée de ne pas pouvoir se reposer après l'effort fourni. Elle ne supportait pas la présence de ces derniers, c'était les meilleurs colporteurs de rumeurs indécentes qu'elle côtoyait. Mais sa fédération lui imposait cette rapide conférence puisque cela attirait les sponsors et lui conférait un statut particulier dans le coeur des jeunes fans. Elle tentait de reprendre son souffle hachée par sa prestation afin de ne pas paraître exténuée devant les caméras, même si son état actuel démontrait sa fatigue. La Championne du monde discernait des micros et des caméras, mais ne percevait que des visages flous, aveuglée par les lumières. Son seul désir était de partager de moment avec sa famille -plutôt ses frères et sœurs à bien y réfléchir, et Ludmila, et de dormir, mais elle devait d'abord s'atteler à cette interview improvisée. Pourtant, elle appréciait être au centre de l'attention depuis son enfance, mais le revers de la médaille n'était pas loin, et les questions vis-à-vis de ses pensées, son ressenti lui semblaient trop personnelles.

- Comment vous sentez-vous après votre victoire ? Arrivez-vous à réaliser ?

- Non, je ne réalise pas encore totalement, mais je reste très contente par la nouvelle, je l'attendais impatiemment, et j'ai réussi, répondit-elle en anglais.

Céleste étudiait pendant des heures cette langue dont elle peinait à comprendre toutes les subtilités, afin d'être capable de la parler si jamais elle gagnait une compétition de cette envergure. Les journalistes furent étonnés de son accent -les précédents français qui s'étaient illustrés n'étaient pas connus pour leur prononciation, et applaudirent à son investissement. Elle redressa ses épaules et un sourire hautain, voilà ce qui était son véritable plaisir des interviews, démontrer sa supériorité. Pendant ce temps, son entraîneuse l'avait rejointe, et s'était installée aux côtés de son élève.

- Voici votre coach, parfait. Comment pouvez-vous qualifier votre élève ?

- Céleste est brillante et travailleuse, si elle ne réussit pas un saut, elle va le retenter jusqu'à ce qu'elle y parvienne et qu'elle atterrisse de manière propre. Son programme est à la hauteur de sa détermination.

- De tels résultats sont-ils possible sans dopage ? demanda un journaliste, avachi sur sa chaise en plastique blanche.

L'homme avait des cheveux récemment coupés bruns, et portait une délicate barbe de trois jours. Elle ne se doutait pas de l'étendu de leur travail avant de les voir en action lors de sa première compétition à l'international. Ils étaient missionnés par les patrons des différents journaux, pour immortaliser chaque moment et surtout chaque faux-pas de la part des athlètes. Les journalistes étaient présents à une heure très matinale et ne rentraient à leur hôtel que tard dans la nuit, quand le soleil s'était déjà couché. C'était un rythme dense, et la fatigue accumulé devait les convaincre de se coucher dès qu'ils en avaient l'occasion.

- Je pense en être la preuve vivante, rétorqua-t-elle, avec insolence.

- Quadruple flip, Quadruple Salchow, quadruple Lutz, triple Axel, et une combinaison triple-triple, énuméra-t-il, le tout à quinze ans, n'est-ce pas prématuré ?

Céleste lui jeta un regard courroucé et marmonna intérieurement, comment pouvait-il prétendre appartenir à un journal sportif s'il ne faisait pas confiance aux athlètes ? Cette accusation la blessait personnellement, et elle n'en revenait pas de l'audace de cet homme qui insinuait de manière franche qu'elle prenait des substances dopantes. Le sport était un monde cruel, mais se doper était un acte ignoble et elle se répugnait à croire que ce journaliste venait de lui poser la question.

- Vous devriez avoir honte de poser cette question. Céleste vous a justement répondu, ce sont des années d'entraînement pour atteindre ce niveau de technique.

- Les considériez-vous comme des années de sacrifice ?

Cet homme commençait sérieusement à l'agacer avec ses questions ambiguës et elle claqua la langue, pour signifier son désintérêt de cette conversation. Céleste cherchait ses mots, elle ne désirait pas donner l'impression que cet homme avait touché le point sensible mais son cerveau ne se résolvait pas à exprimer un mensonge. Elle ne devait pas décrocher des lecteurs avec un temps d'attente trop conséquent et ennuyeux. Les interviews reposaient sur un juste équilibre entre réflexion et spontanéité. Elle eut une légère grimace, et le journaliste, qui s'était entre-temps approché, afficha un superbe sourire narquois. C'était une erreur qui ne se produirait plus.

- Ce sont des années de choix. Je n'ai jamais été forcée, mes parents m'ont toujours encouragée, peu importe la voie que j'empruntais, répliqua-t-elle fermement.

Il fit mine d'annoter des informations sur un calepin marron, et la pria de continuer à répondre aux questions de ses semblables, il en avait fini. Cependant, l'expression de son visage la laissait perplexe et l'empêchait de se concentrer pleinement. Il semblait avoir un coup d'avance sur elle, et la sensation qui se diffusait dans son corps ne lui plaisait pas. Les questions après celle du journaliste étaient moins accusatives, et se focalisaient davantage sur le côté pratique de cette victoire « Comment a-t-elle géré la descente de stress ? A-t-elle été voir Hannah Søndergaard ? Comment ses parents ont-ils réagi à l'annonce de la victoire de leur fille ? ». Afin de se donner l'image positive conseillée par les directeurs du club, elle avait effectivement discuté avec Hannah, et les deux jeunes filles avaient échangé des banalités. Cette dernière était arrivée juste derrière elle, et avait été sacrée Vice-Championne du monde junior, ce qui était déjà un bon résultat pour se faire un nom dans le domaine. Hannah espérait remporter la compétition, mais devant les progrès fulgurants de Céleste, la danoise s'était faite une raison et souriait face à sa deuxième place.

Ludmila l'applaudit silencieusement et Céleste sourit sincèrement pour la première fois depuis la remise des médailles. Ludmila Zhukova avait grandi dans la banlieue de Moscou et quand les parents de Céleste l'avait sollicitée pour apprendre à leur fille à devenir une grande championne, elle n'avait pas hésité une seule seconde et avait accepté l'accord. Il la payait généreusement -elle venait seulement d'emménager en France, et en échange, elle apprenait à Céleste toute la technique qu'elle pouvait lui enseigner. Elles avaient dépassé le simple stade du statut coach et élève et Ludmila, qui n'avait jamais eu d'enfants, la considérait comme une fille par procuration. Alors quand Ludmila la félicitait, le compliment avait une saveur étrange, et lui procurait un frisson plus important que si c'était ses parents qui le lui faisaient, car ils avaient du mal à se repérer entre les différents sauts.

Céleste se leva, remercia les journalistes intervenus et posa quelques secondes pour que les photographe puissent prendre leurs meilleures photos. Elle serait à la une de tous les médias sportifs cette semaine, et cette pensée lui arracha un sourire. Puis la française se dirigea vers la tribune famille et fût assailli par ses frères et sœurs, qui lui ébouriffèrent ses cheveux parfaitement coiffés. Elle se recula quelques instants pour libérer ses cheveux blonds et se joignit à nouveau à l'étreinte. Ses parents souriaient à l'objectif de la caméras pour se montrer, et amplifièrent l'accolade familiale.

- Dire que c'est moi qui t'ai initié à ça, petit ange, souligna Apollon.

Apollon avait dix ans de plus qu'elle et dans l'ordre chronologique, c'était son plus vieux frère. Elle répétait souvent qu'on pouvait le résumer en deux mots : l'optimiste et le médecin-poison. Il s'enthousiasmait dès que le soleil apparaissait et elle souriait à cette façon de penser, radicalement différente de la sienne. Le médecin-poison était plus personnel et caractérisait uniquement leur relation ; Apollon l'avait conduit à la patinoire, le jour de ses quatre ans, c'était son cadeau d'anniversaire et il lui avait injecté la maladie. Celle qui la poussait chaque matin à se surpasser plus que la veille, à tout tenter au risque d'une potentielle blessure et remonter même après.

- Et nous qui t'avons toujours soutenu, compléta ses parents.

Céleste se retint de rajouter quelque chose et ses sourcils se froncèrent légèrement, mais emprisonnée dans l'emprise familiale, personne ne pouvait le discerner.

Dans cette ambiance de victoire et de joie, elle avait l'impression de vivre un conte éveillé. Par ailleurs, si on lui avait demandé de décrire un moment heureux, à l'instar des fins de Disney, elle aurait probablement narré celui-ci. Où l'euphorie l'emportait sur sa prudence incontestable, où sa mauvaise foi et son caractère légendaire avait été mis au placard. Mais c'était bien avant de connaître les bouleversements qu'elle avait essuyé les mois suivants.

Pourtant, Céleste ne changerait pratiquement aucun élément survenu.

Il faisait désormais partie intégrante d'elle.

Même s'ils l'ont blessés, meurtris à jamais, la jeune fille avait découvert plusieurs personnes qui avaient changé sa vie. Et elle s'était enfin découverte.

***

« Selon des rumeurs qui ne cessent d'accroître, la jeune patineuse [...], tout juste sacrée championne du monde junior aurait ingéré des substances dopantes qui lui permettraient de voir ses sauts considérablement augmentés en qualité, et ainsi, avoir tous les points dessus, suite en page quatre. »

- Tout va bien, parfaitement bien, cet article ne vient absolument pas de gâcher ma carrière.

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