Chapitre 6 (3/3)
L'initiation au pistage avait repris dans le plus grand enthousiasme, mais, l'Ardente étant déjà fort avancée, la journée devint vite pénible sous le soleil de la Prairie. À son apogée, il cuisait la peau. La sueur ne tarda pas à couler généreusement dans les bottes de cuir et sous les gilets, pourtant coupés court.
Malgré la chaleur, nombre de proies pendaient aux ceinturons des jeunes traqueurs. Tandis qu'ils se reposaient à l'ombre d'un petit arbre au large feuillage en se passant de main en main une outre d'eau fraîche, le vieux Ratos devisait sur l'importance du dépeçage des proies, de la cuisson de la viande et du tannage de la peau.
— L'important, c'est la précision, la main ferme, expliquait-il. Il ne faut gaspiller ni la viande, ni la peau. C'est pourquoi votre couteau doit toujours être bien aiguisé.
Joignant le geste à la parole, il entreprit de découper un léporide.
Naxim essayait d'écouter Ratos avec attention. Il voulait faire honneur au Clan en devenant un traqueur émérite, mais il escomptait surtout mériter l'admiration de Ristark à leur retour. Pourtant, malgré toutes ses bonnes intentions, les pensées du jeune homme ne cessaient de se tourner vers la Falaise. Il pensait à Perle, qui devait travailler à tisser des filets ou à trier la pêche du jour. S'il ne rentrait pas trop tard de cette chasse, demain, ou le jour suivant, il irait jusqu'à la Plage pour la retrouver et se baignerait avec elle jusqu'à la tombée de la nuit. Ils joueraient à s'asperger d'eau, avant de nager jusqu'à un endroit du rivage abrité des regards. Ils se raconteraient leurs rêves, discuteraient pour savoir dans quel clan ils élèveront leurs enfants, puis finiraient par se voler de tendres baisers salés en riant.
Un détail insolite le sortit de sa rêverie amoureuse.
Au-dessus de l'horizon, à l'ouest, il aperçut un gros point noir dans le ciel. Il crut tout d'abord à un énorme oiseau, mais l'animal, en plus d'être de proportion gigantesque, aurait volé d'une invraisemblable façon, trop vite, trop droit. Le phénomène se déplaça rapidement jusqu'à l'autre bord de la perspective, puis disparut à la vue du jeune pisteur.
Naxim resta hébété, interrogeant ses compagnons du regard : les autres continuaient de suivre les explications de Ratos, d'examiner la fourrure du léporide fraîchement dépiauté. Il hésita, fut un instant tenté de leur en parler avant de renoncer : le soleil et la soif avaient probablement joué de sa raison. D'autre part, pour ce qui était des étrangetés, il avait déjà un lourd passif qu'il tentait d'oublier, de faire oublier. Déjà cinq saisons que cela s'était déroulé et l'incident n'avait pas été évoqué une seule fois au sein du Clan. Il en venait même par moment à douter qu'il ait jamais eu lieu. Pas question qu'il relance cette histoire maintenant...
Le vieux traqueur poursuivait :
— Maintenant : le feu. Je vous demande de bien suivre. Il vous faudra être très prudent lorsque vous le ferez la prochaine fois. Une erreur, une inattention, et vous embraseriez la Prairie tout entière, surtout en cette saison.
Naxim resta silencieux, songeur quant à cette bizarrerie. Cela avait ravivé en lui un souvenir qu'il aurait préféré garder enfoui à jamais.
Soudain, surgissant par-dessus la cime des arbres, il le vit de nouveau. Venant toujours de l'ouest, beaucoup plus gros, il était à présent évident que cela ne pouvait être un oiseau, ni même un quelconque animal. Un véritable rocher volait au-dessus de leurs têtes, émettant un léger ronflement comme les gros insectes des soirs d'Ardente, mais aucune aile n'était visible. La lumière du soleil semblait avoir du mal à se refléter sur sa surface sombre.
Une décharge de panique traversa les nerfs de Naxim. Il ne tint plus. Il tendit le doigt à l'adresse de ses compagnons, mais le bruit était également parvenu à leurs oreilles. Tous avaient la tête levée.
Comme la première fois, l'étrange roc se promena vers l'est le long de la ligne d'horizon, bien que plus lentement, et s'effaça au loin. Cette fois, Naxim n'était plus stupéfait : il était effrayé. Il imaginait la taille que pourrait faire cette chose si elle venait à descendre encore. Se tournant vers les autres jeunes traqueurs, il vit qu'il n'était pas le seul à être inquiet.
Peut-être parce que son esprit avait eu plus de temps pour intégrer cette anomalie, peut-être parce que son expérience précédente l'avait prédisposé, il fut le premier à réagir :
— Il faut rentrer. Nous devons retourner aux Grottes, tout de suite. Il faut prévenir le magister.
— Nous sommes à deux jours de marche, lui rappela Kobré.
— En reprenant le même chemin, certes, intervint Ratos de sa grosse voix en scrutant l'horizon. Mais il y a plus court. Oui, nous pourrions arriver plus tôt...
Puis, s'adressant aux jeunes gens :
— Nous allons à la cascade de l'Altakva. Nous descendrons par la Faille pour rejoindre la basse-plaine, puis les Grottes. Descendre est sage... Le Clan est sage... Oui, c'est cela qu'il faut faire, se rassembler, ajouta-t-il comme pour lui-même. Allons-y, et que personne ne traîne !
La petite troupe traversa donc le haut-plateau aussi vite qu'elle le pût, essayant de ne pas ralentir sa course, mais tous craignaient de devoir aller à découvert tandis qu'un roc gigantesque volait au-dessus d'eux. Enfin, ils arrivèrent en vue de la chute d'eau.
Au même instant, une ombre s'installa tout autour d'eux, comme si la nuit était tombée d'un coup. Un vacarme assourdissant résonna dans l'air, faisant se plaquer au sol Ratos, Natine et les garçons. Le rocher volant venait de passer dans le ciel, encore plus près du sol, encore plus imposant. Il masquait à présent le soleil. Il progressait lentement, grossissant toujours, le bruit s'amplifiant d'autant. Il descendait. Il dépassa la limite du Grand Mur pour disparaître de l'autre côté, en contrebas, dans la basse-plaine.
Regardant au loin dans toutes les directions, Naxim se crispa : d'autres colossaux galets de fer noir tombaient pareillement du ciel pour se poser à d'autres endroits de Gaïa.
Avec Kobré et les autres, tous effrayés, ils suivirent Ratos qui rampait jusqu'au promontoire que formait le bord du haut-plateau. Ce qu'ils virent alors changea leur effroi en terreur. Le roc en question était énorme, rond, posé sur une multitude de petites pattes d'insectes qui sortaient de sous son ventre et en faisaient tout le tour. Il n'émettait plus aucun bruit. Sa surface lisse semblait de métal, comme l'avait supposé Naxim lors de l'approche, et sa couleur était d'un gris-cendre foncé, presque noir, mat comme un immense nuage d'orage qui serait venu s'échouer au sol.
Sur les flancs de ce qui ressemblait à une bête endormie s'ouvrirent, lentement, de nombreuses ouvertures. Telle une horrible mise bas, elles expulsèrent une kyrielle de monstrueuses créatures, hideuses comme seuls les pires cauchemars peuvent en produire.
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