Chapitre 6 (2/3)


     Le jour suivant, les quatre jeunes traqueurs-en-devenir, accompagnés de leur chef, avaient repris leur expédition vers l'est, jusqu'au bord oriental de l'île.

     — Je suis déjà épuisé en la regardant, soupira Gali.

     Ils se tenaient au pied de ce que les Clans appelaient la Côte, en fait une large rampe naturelle qui s'élevait vers le nord, montant de la basse-plaine jusqu'au haut-plateau. C'était là le seul chemin reliant les deux niveaux qui fût autorisé par les magisters, la Faille du Grand Mur étant jugée peu conforme aux Périls.

     Naxim savait, les leçons du magister Polem ne traitant pas uniquement des adages moralisateurs, que la basse-plaine et le haut-plateau n'étaient en fait qu'un unique socle de roche volcanique déchiré en deux depuis des temps immémoriaux, l'une des parties s'élevant un peu, l'autre s'abaissant d'autant. Cela avait laissé une ligne de rupture que l'on nommait le Grand Mur, comme une cicatrice qui traversait l'île bord à bord. Ce dernier n'avait cependant pas été découpé de façon uniforme : s'il était immense à son extrémité ouest où il formait la Falaise et abritait le clan du Sable, il était moindre à son bout oriental et avait été érodé par les vents océaniques. Il devenait ici la Côte, menant à une vaste étendue sèche : la Prairie.

     — À bientôt les akveux ! cria Kobré au territoire du clan de l'Eau, avant d'ajouter en direction de la Prairie : Salutations les terreux !

     — Kob ! s'insurgea Natine. Veux-tu bien cesser d'utiliser ces surnoms condescendants ? Les terreux, les sableux, les boiseux... Aimerais-tu que l'on te désigne comme le pierreux ?

     — C'est ce que font les autres clans, tenta de se justifier Kobré.

     — Ce n'est pas une raison. Prends plutôt le sac de Gali, j'ai peur qu'il ne s'effondre et redescende jusque dans la basse-plaine.

     Naxim sourit en voyant Kobré obéir, bien que grommelant, à l'injonction de Natine pour soulager de son fardeau un Gali suant et soufflant. Ratos marchait devant d'un bon pas. La route fut longue. Comme l'avait promis le vieux traqueur, elle se révéla éreintante pour les jeunes gens.

     — La Prairie ! annonça-t-il enfin.

     Des cinq territoires claniques, La Prairie était sans conteste le plus vaste : le traverser de part en part nécessitait plusieurs jours, même aux plus aguerris des Frères de la Terre. Il était aussi celui où les conditions de vie étaient les plus rudes. Situé sur le flanc oriental du volcan, nul cours d'eau ne venait le baigner, et, en raison de sa nature plate, sans aucun relief, un fort vent le balayait en permanence. Celui-ci, glacial pendant la Froidure, étouffant durant l'Ardente, asséchait le végétal et la terre, l'homme comme l'animal, faisant ressembler cette steppe à un océan d'herbe rase et jaune.

     L'endroit était malgré tout ponctué çà et là d'arbres aux branches épaisses, aux racines profondes ainsi que de majestueux shôlônes, véritables collines de graisse, de cuir et de viande sur pattes. Ceux-ci semblaient d'ailleurs ne vouloir paître qu'ici, d'où s'expliquait la présence du clan de la Terre qui, vivant dans des galeries souterraines, exploitait ces énormes herbivores.

     Malgré la chaleur harassante, et en dépit de la soif ou de la fatigue, aucun des jeunes gens qui allaient bientôt y chasser le léporide et la gallinace n'aurait souhaité échanger sa place.

     L'initiation au pistage avait commencé dès l'entrée dans la Prairie : recherche de traces, de poils, de plumes, reconnaissance d'empreintes, inspection des crottes et fientes, le tout sous la houlette de Ratos qui ne manquait jamais une occasion de houspiller les novices.

     — Le secret, expliquait-il, c'est de chercher des bouses de shôlône.

     Natine fronça le nez et les garçons rirent, mais le vieux Ratos poursuivait de son ton le plus didactique.

     — Ces énormes brouteurs d'herbes ne digèrent pas tout ce qu'ils mangent. Dans leurs excréments se retrouvent donc des graines ou des tiges, véritable régal pour les gallinaces et les léporides. Cela marche aussi avec les crottes de bovides, mais les bouses de shôlônes sont plus grosses. Elles sont donc plus faciles à trouver et constituent de plus gros appâts pour les petits gibiers.

     Le jour baissait déjà. Ratos les dirigea vers un bouquet de gros arbres qui se dressaient non loin d'eux.

     — Demain, conclut-il, nous chercherons une belle bouse de shôlône, et nous mettrons les mains dedans.

     Soudain, Naxim sursauta en entendant des bruits de pas dans l'herbe rase, juste derrière lui. Sans qu'aucun des jeunes pisteurs ne les ait vues arriver, une demi-douzaine de personnes à la peau dorée se tenaient devant eux.

     — Salutations, Frères et Sœurs, dit l'une d'elle. Soyez les bienvenus dans la Prairie.

     La nuit s'avéra moins douillette que la précédente passée dans la Caverne. Les Galeries, comme les appelaient les Frères de la Terre, que les autres nommaient plus volontiers les Trous, étaient accessibles depuis la surface par de profonds puits verticaux, formant dans le sous-sol de la steppe un vaste réseau de boyaux souterrains et de poches de vie. Comme le voulait l'usage, les visiteurs avaient été respectueusement accueillis par le chef de Clan, Shôlône-calme, et le magister Bovide-savant.

     — Hé Kob, interpella Gali lorsqu'ils furent installés dans une cavité vraisemblablement réservée aux invités à en juger par la haute qualité de l'étayage. Tu n'as pas vu Vouje-Agile en arrivant ?

     — Non, répondit sèchement Kobré, et je ne suis pas venu ici pour cela.

     Sa réponse provoqua rires et sourires de la part de ses compagnons.

     — Elle te harcèle toujours ? le taquina encore Gali.

     — C'est pire que ça, se lamenta l'autre. J'ai l'impression qu'elle voudrait déjà fonder une famille. Nous n'avons que trente-cinq saisons !

     — Elle ne te plaît pas ? interrogea Natine.

     — Ce n'est pas ça... Bien sûr, elle est jolie, mais...

     — Tu pourrais peut-être lui expliquer que tu veux prendre ton temps, poursuivit la jeune fille, que rien ne vous presse. Un couple, c'est avant tout une affaire de compromis.

     — Ce qu'il veut dire, intervint Naxim, c'est qu'il se demande s'il pourra assumer de vivre avec la seule fille de tout Gaïa qui soit plus robuste que lui. Elle t'a tout de même déjà battu à la course et à l'escalade, ajouta-t-il pour se justifier devant le regard accusateur de son ami.

     — Aucune fille n'est plus robuste que ça, déclama-t-il d'un ton faussement impérieux en gonflant ses biceps et son torse. Sois-en sûr !

     Kobré était en effet bien bâti, pur produit du sang de la Pierre, et la nature féminine de Natine y trouva là son raisonnement :

     — C'est peut-être justement cela qu'elle recherche : un homme costaud avec lequel elle puisse se sentir protégée. Dans son cas, il faut bien admettre que cela limite le choix... Tu devrais prendre le temps de la connaître, Kob. Je suis certaine qu'elle saurait se montrer très douce.

     — Imaginez la taille de leurs enfants ! se gaussa de nouveau Gali. Les petits pourraient...

     Il allait enchaîner sur une autre boutade mais le regard de Natine le figea sur place. Il reporta d'un coup toute son attention à retaper sa paillasse.

     — Il a raison, admit pourtant Kobré. Ils seraient de quel clan, au fait, ces enfants ? De la Pierre ou de la Terre ?

     Puis il ajouta, un ton plus bas :

     — Il n'est pas question que je vienne m'enterrer ici, moi. Je ne veux pas passer le reste de mes jours à vivre dans les Trous.

     — Les Galeries, rectifia Natine, sont en effet quelque peu austères, mais c'est un sujet que vous pourrez aborder beaucoup plus tard. N'est-ce pas, Nax ?

     — Avec Perle, répondit celui-ci, nous en parlons souvent, c'est vrai, mais nous n'avons encore rien décidé. Elle voudrait devenir magister du Sable, et moi chasseur de la Pierre. Comme les deux territoires sont proches, cela ne nous préoccupe pas tant que ça. Et puis j'aime assez la Plage, alors le problème n'est pas le même.

     — Vous voyez, les garçons, conclut Natine, des compromis ! Naxim, il a tout compris aux femmes, lui.

     — Euh... Oui, probablement, confirma le jeune homme devant les gestes moqueurs de ses deux camarades masculins qui se tordaient de rire.

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