Chapitre 3


     Après cette première journée d'Ardente, tous les membres du clan de la Pierre eurent le plaisir de se réunir autour du grand feu. Ils y mirent à mijoter les baies, herbes, racines et champignons ramassés par les cueilleurs, s'affairèrent à cuire les prises ramenées par les traqueurs comme à griller tous les beaux morceaux de viande des chasseurs. La pièce qui animait toutes les conversations trônait en bonne place sur le bûcher : l'énorme vouje rôtissait sous l'œil avisé des cuisinières.

     Le magister Polem veillait sur sa communauté comme une gallinace sur ses œufs. Son visage approchant la centaine de saisons respirait la bienveillance. Son crâne se dégarnissait, sa pilosité grisonnait, des rides marquaient ses tempes mais le regard, lui, était toujours acéré. L'homme portait avec fierté ses habits d'apparat, les deux pouces plantés derrière l'épaisse ceinture de cuir marquée. Sa grande toge bleue était rehaussée du plastron de fer poli qui formait comme un disque autour de son cou, reflétant les lumières dansantes du brasier. Il prit solennellement la parole.

     — Mes Frères ! Une nouvelle Ardente arrive, Gaïa s'éveille à nouveau. C'est un cycle naturel qui doit nous rappeler celui de la vie. Les plus anciens d'entre nous rejoignent la mémoire de Gaïa et celles de nos descendants en s'unissant à Elle et laissent ainsi la place aux nouveaux-nés. Je fais confiance aux vigoureuses femmes du Clan pour s'assurer qu'il y ait plus de bébés qui arrivent que de vieux qui partent !

     Zaffo, qui en tant que chef de Clan se tenait à ses côtés, acquiesça en riant. Il poussa du coude Ristark. Le grand chasseur souriait également. Polem avait le don pour dire les choses importantes tout en ayant l'air de plaisanter. Ce jour-là aussi, alors que tout le Clan avait entendu ce discours des dizaines et des dizaines de fois, chacun prenait plaisir à l'écouter de nouveau.

     — Moi-même, reprit-il plus sérieusement, dans une poignée de saisons, je vous ferai mes adieux et m'en irai en Exil, vers la Terre Sauvage, comme l'ont fait tous les vieux magisters avant moi.

     Une vague sonore de réprobation parcourut l'assemblée. Des regards se tournèrent vers le sommet de la montagne mais Polem avait anticipé la réaction de son auditoire.

     — Car tout ce que je sais, poursuivit le vieil homme, je l'ai enseigné à Jolag. J'ai toute confiance en lui pour vous guider et transmettre, à son tour, tout son savoir à un jeune disciple lorsque le moment sera venu.

     Le fidèle assistant en question, un frêle jeune homme d'à peine quarante saisons, salua timidement de la main. Grand, mince, il portait également la tenue traditionnelle azurée, teintée selon une recette du clan du Sable. Il semblait flotter dans ses vêtements. Les plus attentifs remarquèrent que le garçon et son maître portaient aux poignets des bracelets en paille de jonc, trésors de vannerie de l'Eau.

     — Comme à chaque nouveau Réveil, nous allons réciter les Périls afin de ne pas oublier que depuis le temps des Aînés, Gaïa nous protège. Nous pourrons ensuite commencer le festin. Je passerai parmi vous pour discuter plus... personnellement de ce que le Clan attend de vous pour cette nouvelle Ardente.

     D'une seule voix, unis dans la fraternité, tous énumérèrent les Périls.

     — Haïr est Péril, aimer est sage. Blesser est Péril, soigner est sage. Mentir est Péril, obéir est sage. Bafouer Gaïa est Péril, l'honorer est sage...

     Naxim, comme les autres, avait énoncé un à un les Périls et leur pendant sage sans trop y réfléchir tant la litanie était récurrente dans la vie du Clan. Puis l'assemblée avait achevé la liste.

     — Oublier est Péril, apprendre est sage.

     Le magister reprit le fil de son discours.

     — Dans chaque situation que vous rencontrerez, chaque fois que vous aurez à faire un choix, vous devrez vous remémorer les Périls. Ils vous aideront, à chaque instant de votre vie, à savoir ce qu'il convient de faire. Le plus valeureux des hommes peut hésiter devant une alternative, mais il lui suffira de se montrer sage et prudent. Il comprendra alors qu'une seule question peut bien souvent se résoudre par plusieurs Périls, ceci afin qu'il soit bien certain de la conduite à tenir. Dois-je emprunter le même sentier qu'hier pour me rendre au même endroit ? Pensons à « tracer est Péril, évoquer est sage » : en écrasant l'herbe plusieurs jours de suite, vous finiriez par décrire une marque sur le sol. L'indécis obtient alors sa réponse. De plus, cette marque serait visible depuis le ciel, or...

     Le vieil homme interrogea les plus jeunes du regard.

     — Sous le ciel est Péril ? tenta l'un d'eux.

     — Voilà ! s'exclama-t-il satisfait. Exactement ! En outre, cette piste serait comme une blessure faite à Gaïa, et « blesser est Péril, soigner est sage », ou encore « bafouer Gaïa est Péril, l'honorer est sage ». Comprenez-vous toute la profondeur, toute l'efficacité de ces adages ?

     Polem laissa passer un instant de silence afin que chacun des membres de l'assistance puisse saisir la subtilité du raisonnement.

     — À l'inverse, en les étudiant attentivement, nous voyons que chaque Péril s'applique à plusieurs situations selon l'intensité des mots et le sens que nous leur donnons. « Monter est Péril, descendre est sage ». Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Que cela signifie-t-il vraiment ? Une chute sera d'autant plus dangereuse que vous vous serez élevé, certes, mais cela montre également que nos Grottes de pierre, ou les Galeries souterraines du clan de la Terre, ou la Caverne de l'Eau, sont des endroits bien plus sûrs — car situés au-dessous de la surface de Gaïa — que ce ciel incertain au-dessus de nos têtes. C'est pourquoi Gaïa nous a offert ces abris, qu'Elle nous permet de vivre en Son Ventre, qu'Elle nous accueille, nous réchauffe, et que nous vivons dans une telle quiétude, générations après générations.

     Le vieux magister fit une nouvelle pause, scrutant attentivement les visages des Frères et des Sœurs.

     — Ces principes doivent être respectés à chaque instant de votre vie ; ils seront transmis à vos enfants comme nous les ont donnés nos parents, car ils assurent la cohésion et la sérénité de notre peuple. Sans cela, nous risquerions la perdition.

     Il se tourna alors vers le grand feu et fit mine de froncer le nez.

     — L'odeur du festin nous appelle, semble-t-il ! Jolag et moi-même viendrons vous voir au cours de cette soirée. Maintenant, il est temps de manger, de danser, de s'amuser ! Honorons Gaïa !

     Plus tard, les deux spirituels du Clan avaient circulé entre les petits groupes, rassemblant momentanément les personnes qui avaient atteint un âge symbolique. Naxim, Kobré et ceux qui comme eux venaient d'entamer leur trentième saison eurent droit à cette entrevue personnelle au cours de laquelle leur fut expliquée leur nouvelle vie durant cette période, avec les devoirs et les responsabilités qui seraient les leurs.

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