Chapitre 5 (3/3)


     Sous les yeux effarés de ses compagnons, Naxim recula de quelques pas pour prendre de l'élan. En dépit de tout bon sens, omettant toute prudence, il s'élança par-dessus le torrent de la Vivenuit. Le bond fut si soudain que l'assemblée poussa un cri de surprise. Dans l'obscurité, sur ces surfaces polies et humides, cela s'apparentait sans nul doute à de l'inconscience, mais enfin il retomba sain et sauf, bien qu'en équilibre précaire, de l'autre côté du cours d'eau.

     Dans son dos, les acclamations des uns se mêlaient aux reproches des autres. Le jeune garçon ne s'en préoccupait plus. Son attention était focalisée sur ce reflet de lune, comme si une mystérieuse étoile s'était décrochée du ciel pour venir s'immerger à ses pieds. Il savait, pour une évidente raison, que seul le clan de la Pierre forgeait le métal, et ce depuis le temps des Aînés, des premiers Fils de Gaïa. Cet objet, quoi que ce fût, avait donc été façonné par l'un de ses ancêtres. Il estimait naturel que ce soit lui, ou l'un de ses Frères, qui le ramenât aux Grottes.

     Naxim s'accroupit et se pencha au-dessus de la nappe d'eau. Ce méandre du torrent s'avéra rempli pour moitié de boues accumulées depuis d'innombrables saisons qui devaient geler chaque nuit durant la Froidure. À la fois dévoré d'intérêt et pétri de doutes, il prit une grande inspiration, bloqua son souffle avant de plonger le bras jusqu'au coude dans la flaque, juste au-dessus de l'étincelle lunaire.

     La morsure de l'eau glaciale le surprit. Il ne fallut pas plus de quelques instants pour que cela devienne douloureux. Le froid l'engourdit jusqu'à l'épaule. Il se hâta de refermer sa main puis de la retirer.

     Ce qu'il extirpa ne ressemblait en rien à un objet de métal. Il tenait entre ses doigts une bande de matière molle informe, grasse de vase, souple et néanmoins solide. L'autre extrémité restait coincée au fond de la mare.

     Le garçon l'examina à la lumière lunaire. Il s'agissait d'une longue bande de cuir usée, déchirée. En lambeau et sans couleur, la peau tannée ne fut pourtant pas difficile à identifier, autant par les motifs qui l'ornaient que par sa qualité et sa rareté : c'était un fragment de la ceinture cérémonielle des magisters. Ils la portaient uniquement lors des grands rites de la vie clanique, tel le jour du Réveil de Gaïa, celui du Sommeil, ou encore de l'Exil. Avec le plastron, ils représentaient les attributs du guide spirituel de chaque clan.

     Le jeune homme tira d'une main sur le morceau de cuir et plongea de nouveau l'autre dans la boue. Il savait désormais ce qu'il cherchait. Ce qui avait produit cet éclat lumineux ne pouvait être qu'un tour-de-cou en fer poli, forgé et ciselé par son propre clan.

     Naxim supposa que par le passé, un vieux magister avait glissé dans le torrent lors de son ascension et s'était brisé la nuque ou fracassé le crâne contre un rocher. Les pluies abondantes de cette fin de Froidure, ainsi que le dégel, avaient certainement fait sortir son cadavre de la boue, l'avaient entraîné dans le courant, puis le corps était venu se bloquer dans ce méandre de l'onde.

     Par respect pour la mémoire de ce vénérable homme, Naxim se devait de rapporter le plastron, d'autant qu'un tel objet possédait un secret de fabrication qu'aucun Frère de la Pierre n'ignorait. En effet, le modèle servant à ciseler le torque d'un disciple était celui de son propre magister, celui qui lui enseignera tout au long de sa vie ce qu'il devait savoir afin de guider au mieux le Clan et de conseiller judicieusement le chef. Il en était une copie exacte, aux éraflures près et au bosselage identique. Une génération plus tard, ce même plastron serait utilisé pour forger celui d'un nouveau disciple, avant que son détenteur ne l'emporte avec lui dans la Terre Sauvage, le jour de son Exil. L'objet marquait ainsi le lien entre les sages qui se succédaient depuis les premiers âges du temps des Aînés.

     Dans l'eau glacée, Naxim farfouilla et sentit enfin sa main toucher la surface lisse du métal. Ses doigts se refermèrent dessus...

     Le jeune garçon s'étonna : le cordon liant les quatre plaques entre elles avait peut-être cédé avec le temps, mais il aurait tout de même dû avoir en main un bibelot plat et large. Il extirpa de la boue l'objet de sa pêche, le tendit en direction de la lune pour l'éclairer.

     Il avait été sûr de trouver un plastron de magister, mais il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il tenait à présent en main. Il ne comprenait plus.

     Cela ressemblait à une boule que l'on aurait tronquée sur tout son pourtour, formant ainsi de multiples facettes. Les extrémités inférieures et supérieures étaient également plates. C'était lourd, d'un blanc immaculé malgré son enfouissement dans la boue, luisante d'eau et de lumière sélène. Le métal était différent de celui qu'on trouvait dans les Grottes.

     Ne sachant que faire de cela, Naxim se tourna vers ses camarades. Il ouvrit la main pour montrer sa curieuse trouvaille. Les rayons de la lune irisaient chacune des faces blanches. Le garçon en compta une douzaine. Soudain, il ressentit une légère vibration dans sa main ainsi qu'une sensation de chaleur. Il l'éloigna précipitamment de ses yeux.

     Tout à coup, la sphère se mit à luire, effrayant tout le monde.

     Ce n'était plus les reflets de la lune mais l'objet lui-même qui émettait une lumière violette, pâle et blême, qui rendait évanescente la main qui le tenait. La boule scintillait, de plus en plus vite. Le jeune homme était figé, le bras toujours tendu vers ses Frères de l'autre côté du torrent.

     — Lâche ça ! lui hurla Kobré. Tout de suite !

     Les pulsations accélérèrent encore. Naxim se tourna pour revenir au-dessus du trou d'eau dans lequel il avait trouvé l'inquiétante sphère, mais avant qu'il n'ait eu le temps de la laisser choir, la luminescence mauve se fixa. Elle brillait désormais autant qu'un faisceau de grosses chandelles.

     La face supérieure cliqueta, pivota et disparut. Une ouverture se dévoila au sommet.

     Le garçon n'eut pas l'occasion d'esquisser le moindre geste. Une intense luminosité bleu-violet jaillit brusquement du haut de la boule, un trait de lumière s'élança vers le ciel noir, scintilla le temps d'un ou deux battements de cœur, puis cessa tout aussi soudainement.

     Naxim cria de surprise et de peur. Il sursauta, abandonnant la sphère blanche qui, maintenant éteinte et inerte, alla chuter lourdement dans sa tombe de boue, retournant d'où elle venait.

     Il voulut reculer. Son pied glissa sur les pierres mouillées. Il battit des bras, tenta de retrouver son équilibre, en vain. Il bascula en arrière et tomba le dos dans le torrent, lequel le fit redescendre rapidement, violemment, jusqu'au niveau du sol.

     Sa chute se termina au moment où il perdit conscience, lorsque sa tête cogna brutalement contre un rocher émergeant.

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