Chapitre 6 : Dans l'antre de Frawalach
Ignorant la menace qu'avait appris Raenor, Weldenmaëla, Aiedail, Ignasia et Finiarel continuaient innocemment leur voyage vers le nord. Ils avaient reçu d'excellents chevaux, et pouvaient faire d'importantes étapes. Weldenmaëla estima qu'ils pourraient atteindre Fyr Darric en deux semaines. Elle avait hâte de retrouver ses terres ancestrales, et pressait l'allure même quand Ignasia voyait dans les yeux de la cheffe poindre la fatigue due à sa maladie.
La région d'Athel Loren qu'ils traversaient était très colorée, car l'automne s'y était installé. Les arbres aux couleurs ocres ou flamboyantes déposaient sur le sol un tapis doré dans lequel les voyageurs laissaient un sillon sombre en découvrant la terre humide. Le temps fut clément pendant les premiers jours, puis se détériora, et une pluie lourde se mit à tomber.
S'ils avaient mieux écouté les signes de la forêt, et tendu l'oreille aux rumeurs dans les branches, ils auraient eu vent des présages néfastes. Certaines branches se tordaient et calcifiaient quand ils en détournement le regard, et la faune était inhabituellement silencieuse. Mais portés par la hâte d'atteindre leur destination, les voyageurs n'y prirent pas garde.
Après dix jours de voyage, une tempête violente éclata. La foudre zébra de part en part le ciel devenu noir en plein jour, et la pluie devint déluge. Les voyageurs tentèrent d'avancer en espérant que la tempête passe rapidement, mais leurs montures paniquaient et ils se résolurent à trouver un abris le temps que l'orage ne passe. Finiarel aperçut une large ouverture dans la pente abrupte d'une colline rocailleuse à quelques dizaines de mètres sur leur gauche. Il la pointa à ses compagnons, et ils s'y abritèrent, trempés par la pluie.
Une fois au sec, et leurs chevaux calmés, ils purent prendre le temps de détailler leur refuge. C'était une vaste grotte, peu profonde, et dont une partie devait s'être effondrée il y a longtemps. Mais ils remarquèrent aussi que derrière les éboulements, un boyau sombre s'enfonçait profondément dans la colline. Poussés par la curiosité, et n'ayant pas d'autres perspectives en attendant la fin de la tempête, ils décidèrent d'aller en explorer le fond. Ils allumèrent des torches, et entrèrent dans le tunnel.
Celui-ci était plus profond qu'ils ne l'avaient soupçonné, et ils durent plusieurs fois se mettre de côté pour avancer quand une partie du boyau, effondrée, rétrécissait subitement. Peu à l'aise dans cet endroit confiné, ils étaient sur le point de faire demi-tour, quand ils débouchèrent sur une vaste cavité au fond de laquelle un lac souterrain réfléchissait la lumière de leurs torches. La caverne était immense, et la longueur des stalactites témoignaient de l'âge de l'endroit.
Ils avancèrent de quelques pas dans la grotte, émerveillés par la taille de la cavité, par la splendeur de l'eau calme, et par l'éclat des pierres souterraines, qui ne se montrent guère en surface.
Soudain, un grondement les fit sursauter. Une forme immense se glissa derrière eux depuis le sommet de la caverne, et leur bloqua la sortie. C'était un monstre couvert d'écailles vertes, aux grandes ailes sombres, aux pattes puissantes et à la gueule pleine de crocs. Par-dessus tout, cette créature avait de grands yeux jaunes qui brisait le courage et la volonté des voyageurs.
C'était un dragon, et Frawalach était son nom.
Aiedail réagit immédiatement et frappa la patte de la créature, mais son épée se brisa sur la peau durcie de la bête, et d'un geste nonchalant, le dragon la repoussa vers ses compagnons. Le regard hypnotique du grand lézard passa d'un voyageur à l'autre, les immobilisant sur place. Weldenmaëla aurait voulu faire comme sa fille, car sa volonté était telle qu'elle échappait au pouvoir du dragon. Mais elle sentait que son corps était épuisé. Et elle vécut amèrement cet abandon, car elle savait que quelques années plus tôt, elle aurait défié la créature sans hésiter.
Alors la voix grondante du dragon raisonna sur la pierre et fit trembler l'eau du lac :
« Je suis Frawalach, et je vous souhaite la bienvenue dans mon antre. Je sais qui vous êtes, Weldenmaëla la dépérissante, Aiedail l'égarée, Finiarel le danseur et Ignasia la fidèle, car j'ai rêvé de votre venue."
Et ces paroles plongèrent Aiedail dans l'étonnement, car le dragon lui avait donné le même nom que la voix d'Uvyh. Weldenmaëla s'adressa à la créature avec une colère mal contenue :
« Si vous me connaissez, vous savez pourquoi nous voyageons. Vous ne pouvez pas nous retenir ici. »
Alors Frawalach émit un bruit sourd, ressemblant à un grave ricanement.
« Si. Je peux vous retenir, mais peut-être ne le devrais-je pas. Moi qui suis enfermé seul dans cet endroit depuis si longtemps, je répugne à laisser partir des invités si illustres.
- Êtes-vous enfermé depuis longtemps ici, Grand Dragon ? demanda Finiarel. Et il n'avait dans le regard nulle peur, mais de la curiosité.
- Depuis longtemps, petit danseur. très longtemps. Et hormis les rêves, rien ne vient me rendre visite. Je n'ai de nouvelles du monde que par les petits êtres qui entrent parfois ici, humains ou elfes égarés. Mais ils passent tous. »
Alors Frawalach se tut quelques instant. Quand elle reprit, la voix du dragon était devenue douce et mielleuse :
« Restez un peu, chers invités, et racontez-moi tout ce que je manque en restant en ermite. Qui sont les rois et les reines de ce monde, quelles sont les guerres en ce moment, quelles sont les histoires que l'on conte, et comment ont variées celles que l'on contait autrefois. Et quand je serai contenté, je vous laisserai partir avec ma bénédiction. Vous en avez ma parole. »
Et même s'ils ne savaient pas quelle valeur donner à la parole du monstre, les elfes acceptèrent car ils ne voyaient pas d'autres choix tant que le gigantesque lézard bloquait la sortie. Weldenmaëla commença, et lui décrivit les seigneurs et dames qui gouvernaient la Forêt. Puis elle lui raconta ce qu'elle connaissait des pays au-delà des lisières, tant ce qu'elle avait vu d'elle-même des années plus tôt, que ce qu'elle avait entendu dire depuis. Comme le dragon en demandait plus, Finiarel commença à danser les légendes qu'il connaissait. Et il dansa ainsi pendant longtemps jusqu'à s'en épuiser. Mais Frawalach voulait plus. Alors Ignasia lui parla des plantes et des sorts qu'elle avait appris. Elle lui donna les recettes des baumes qui soignent et des potions qui apaisent, mais le dragon demandait qu'on lui raconte toujours plus de choses. Aiedail s'avança alors et lui chanta les histoires que la voix lui avait rapportées. Mais le grand reptile en demandait encore.
Quand la faim commença à les tirailler, les voyageur comprirent que la curiosité d'un dragon était insatiable, et que celui-ci, enfermé dans cette colline depuis des siècles, était le plus avide de tous, et qu'il ne les laisserait jamais partir. Alors Weldenmaëla pointa sur lui un doigt accusateur :
« Frawalach ! Nous en avons assez de ce jeu ! Ta parole est trompeuse, car tu ne seras jamais contenté !
- Petite elfe, bailla le dragon, la solitude et l'ennui sont mes seuls ennemis, et vous êtes mes seules armes. Alors non effectivement je ne peux pas vous laisser partir. Contez-moi encore des choses, et peut-être alors serais-je clément ?
- Vos paroles sont fausses, et vous ne nous laissez aucun choix, répondit, dépitée, la Princesse de Loec. »
C'est alors que Finiarel prit la parole :
« Créature souterraine, tu n'as pas besoin de nous enfermer tous. Je te propose un marché : libère la princesse de Loec, sa fille et sa guérisseuse, car elles ont à faire et le temps leur est précieux. Moi, je resterai ici avec toi. Je te conterai la suite de mon répertoire, comme personne ne l'a jamais vu. Je produirai devant toi l'histoire de tous les personnages que je sais jouer. Je raconterai s'il le faut les anecdotes et les rumeurs des gens du commun, et je d'offrirai même des récits que nul n'a jamais entendu car je te les inventerai. Tu pourras me parler de ce que tu sais, et je le mettrai en scène de telle manière que tu ne reconnaitras pas tes histoires. Tu seras diverti, je chasserai ton ennui à jamais. Mais en échange, tu dois libérer mes compagnons. »
Le dragon posa sur lui ses grands yeux avec gravité, comme s'il jaugeait la parole du danseur de guerre dans son esprit.
« Finiarel, petit danseur, je sais qui est ton dieu, Loec, le dieu des arts. Mais aussi celui de la ruse et de la trahison. Quelle fourberie caches-tu ?
- Simplement ceci : dans la balance de ta décision, considère que je tenterai de m'échapper de ton antre. J'endormirai ta vigilance, apaiserai tes soupçons et troublerai ton attention par mes histoires. Et quand tu t'y attendras le moins, j'aurai disparu. Pourras-tu rêver meilleure moyen de chasser ta lassitude que la garde perpétuelle d'un prisonnier comme moi ? »
Alors Frawalach éclata d'un rire puissant qui fit trembler la grotte tout entière et détacha la poussière du plafond de la cavité.
« Tu es drôle petit danseur ! Tromper un dragon ? Fourvoyer Frawalach ? Quelles sont ces fables ? Je relève ton défi, insignifiant Finiarel ! Que tes compagnons s'en aillent, et que tu m'amuses comme tu viens de le faire !
- Finiarel ! Intervint Aiedail troublée, que proposes-tu là ?
- Petite princesse, ne t'inquiète pas pour moi, je saurai bien sortir de cet endroit. Et quelle histoire cela fera quand je sortirai ! Personne n'aura de plus grand récit que celui de Finiarel, qui sut échapper au Dragon sous la colline ! »
Et la voix d'Uvyh souffla à Aiedail que c'était vraiment ce que pensait le jeune danseur, et qu'il n'y avait pas de meilleur moyen de quitter cet endroit. Alors Aiedail fut en colère, et se promit de revenir un jour libérer le danseur par la force dès qu'elle le pourrait.
Frawalach étendit sa patte, et sépara Finiarel de ses compagnons. Puis, il s'écarta, libérant l'accès au boyau qui sortait de la colline. Aiedail sortit la première, car elle ne voulait pas faire durer les adieux. Weldenmaëla, qui partit la dernière, s'adressa une dernière fois à Finiarel avant de quitter la grotte :
« Finiarel, je n'ai jamais connu ni en Cythral, ni en Fyr Darric, de danseur comme toi. Je prierai Loec pour qu'il t'aide, et nous reviendrons un jour à ton secours si tu en as encore besoin.
- Princesse de Loec, ce fut un honneur de partager un chapitre de l'épopée de votre vie. » salua une dernière fois le danseur.
Et alors les trois voyageurs restant quittèrent la grotte, reprirent leurs chevaux, et partir, car l'orage était terminé, laissant le danseur de guerre entre les griffes du dragon. Ainsi disparut Finiarel, dont on conta ensuite maintes et maintes fois l'histoire dans les halls d'Athel Loren.
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