Le Retour
Il lui avait ramené des dahlias et du jasmin. Les fleurs qui trônaient sur la table du salon, unique ornement de la triste maison, commençaient déjà à se faner, emportant avec elles le peu de gaieté qu'il pouvait rester dans la bicoque. Caleb n'avait toujours pas digéré la nouvelle. Mais cela n'avait aucune importance ; il n'avait d'autre choix que d'assumer sa nouvelle vie.
La maison était vide et il n'avait parlé à personne depuis qu'il était rentré la veille. En réalité, il n'avait parlé à personne depuis bien longtemps. Pour combler le vide, Caleb était à son bureau, occupé à rédiger un journal qu'il venait de dénicher au fond d'un obscur tiroir.
"Quand je suis revenu au village hier, pour la première fois après des années d'absence, je n'ai trouvé pour accueil que des portes qui se claquent et des volets qui se ferment. Les habitants regagnent leur domicile à la hâte dès qu'ils m'aperçoivent. Je crois qu'ils n'auraient pas réagi autrement face à un fantôme qui reviendrait les hanter après une longue trêve. C'est sans doute ce que je suis devenu, un fantôme. Je sais que ce que j'ai fait est mal, mais je ne m'attendais pas à une telle aversion. Je ne pensais pas non plus retrouver une maison vide. Martha est partie... Je ne devrais pas lui en vouloir. Sa vie serait devenue un enfer si elle m'était resté fidèle. Pourtant, au fond de moi, je ressens une terrible haine. J'aimerais la retrouver et lui hurler d'arrêter de jouer aux victimes. Parce que je suis sûr que c'est ce qu'elle a fait et ce qu'elle continue de faire. C'est moi la victime dans l'histoire ! Et ça ne va pas empêcher la police de venir m'arrêter dans quelques heures. Elle s'imagine sans doute que c'est facile pour moi, que je suis lâche. Je l'ai été, c'est vrai. Pendant longtemps, je ne compte même plus les années... Mais je lui avais ramené des fleurs."
Il se leva de son bureau avec rage. Caleb avait besoin de prendre l'air, de faire un tour. De parler à quelqu'un après ce long silence. Parler de n'importe quoi, parler à n'importe qui, mais parler. Il n'était même plus sûr de savoir comment faire tant cela faisait longtemps.
Caleb sortit de sa maison presque délabrée à l'orée de la forêt de sapins et traversa la longue allée déserte pour accéder au village. C'était une fin de matinée ensoleillée dont beaucoup de gens étaient venus profiter sur la place. Un brouhaha de discussions et de rires s'élevait dans l'espace. Mais dès que les villageois aperçurent Caleb, le joyeux tumulte se transforma en un silence de plomb brisé par quelques murmures indiscrets émis par les gens qui rentraient tous chez eux.
Il ne se laissa pas décourager et continua sa route jusqu'au parc. Peu de gens étaient présents, presque tout le monde se trouvait sur la place. À son arrivée, le couple qui s'embrassait près d'un arbre partit, main dans la main, mais ressemblant plus à deux amants en fuite qu'à deux jeunes amoureux transis ; et la grand-mère qui nourrissait les moineaux aventureux s'en alla tout aussi précipitamment en intimant à son petit-fils de ne pas regarder le monsieur qui venait d'arriver.
Il ne restait qu'un jeune homme à la peau d'ébène assis sur un banc. Caleb remarqua qu'il devait avoir son âge. Ou plutôt, son âge lorsqu'il était parti. Il n'avait jusque là jamais réalisé que le temps avait suivi son cours et qu'il était désormais devenu un homme. Caleb passa une main sur son visage ; il sentit des joues creusées sous une barbe de deux ou trois centimètres. En réalisant que sa jeunesse lui avait été dérobée et qu'il ne pourrait la récupérer, son cœur se serra. Cependant, il se trouvait enfin en face de quelqu'un qui semblait éprouver ni dégoût ni peur à son égard. Il alla s'asseoir à côté de lui et le salua.
— Bonjour.
Sa voix était enrouée et les mots peinaient à sortir de sa gorge. Cela faisait si longtemps qu'aucun son n'était sorti de sa bouche... Il en avait oublié sa voix dont le timbre le surprit ; il lui semblait plus grave et roque que dans ses souvenirs.
— Bonjour, lui répondit le jeune homme avec un faible sourire.
Caleb ne savait plus comment l'on tenait une conversation. Il était emporté dans l'euphorie du moment. La dernière fois qu'il avait parlé à quelqu'un, ça devait être à... son camarade. Il ne parvenait plus à se souvenir du nom de ce dernier. Il valait mieux oublier. Ne sachant que dire, il décida de se présenter.
— Je m'appelle Caleb, et toi ?
— Caleb ? Caleb Jones ? demanda le jeune afro-américain avec effroi.
— Oui, c'est ça. Comment...
Le garçon n'attendit pas la réponse de son interlocuteur pour détaler. S'il n'avait pas fui dès son arrivée, c'était tout simplement parce qu'il ne savait pas qui il était. Il était sans doute trop jeune pour l'avoir connu et même si on lui avait montré des photos, Caleb avait bien changé depuis le temps. Il se demandait d'ailleurs comment les gens faisaient pour le reconnaître avant de se dire que sa photo avait dû figurer dans le journal que les habitants avaient sans doute garder précieusement.
Il se demandait aussi pourquoi ces derniers lui en voulaient tant. Peut-être avait-il fait honte au village, mais on ne lui avait jamais demandé son avis. Il n'avait fait qu'effectuer le choix qu'on ne lui avait pas donné. Il aurait aimé les voir, ces gens qui le jugeaient, à sa place. La plupart d'entre eux auraient fait pareil, il en était convaincu. Caleb n'avait pas honte et peut-être était-ce ce qui dérangeait les gens ; il avait trouvé le courage de revenir après ce qu'il avait fait. Il n'avait pas honte, mais ça ne l'empêchait pas de regretter amèrement. Sa lâcheté avait détruit sa vie et il était trop tard pour y remédier. Les gens voulaient sans doute le punir pour avoir fait honte au village. Il en était maintenant certain : la police ne tarderait pas à arriver.
Caleb se leva du banc et quitta le parc. Les rues qui étaient tantôt si joyeuses avaient désormais tout d'une ville fantôme. L'atmosphère pesante du village aurait très bien pu se retrouver dans un western spaghetti où Caleb tiendrait le rôle du truand, terrorisant la population qui se réfugiait chez elle. Personne ne voulait se retrouver confronté à lui.
L'homme se résolut à rentrer chez lui. Seul. Caleb n'avait cependant rien d'un cow-boy solitaire à la gâchette facile. Il s'était juré de rester fort. Il n'était pas parvenu à devenir le tigre féroce que ses supérieurs attendaient voir émerger en lui, mais il ne voulait pas devenir une poule mouillée pour autant. Seulement, il n'y arrivait plus. Depuis son départ, il n'avait connu que l'indifférence et la douleur. Il avait souffert des années de silence et on lui en infligeait d'autres pour la seule raison qu'il n'avait pu se résoudre à abandonner son humanité. La frontière entre l'héroïque et le monstrueux était bien mince. La société le dégoûtait. Il se demandait s'il arriverait à accomplir sa mission maintenant qu'il savait ce qui l'attendrait au cas contraire, maintenant qu'il avait toute cette haine en lui.
Caleb traversa l'allée en shootant avec mépris dans un caillou qui s'échoua au pied d'un pin. Il franchit le seuil de sa bicoque en ruine. À l'intérieur, seul le silence l'attendait. La seule chose qui le frappait réellement, parmi les pièces pauvrement meublées et à l'abandon, était son absence. Martha était partie... Elle avait sans doute trop honte d'être sa fiancée pour rester. En voyant le bouquet de dahlias et de jasmin fané, il s'effondra.
Quand il se ressaisit, Caleb s'installa à son bureau. Son carnet ne risquait pas de prendre ses jambes à son cou en le voyant, c'était bien le seul.
" Je ne sais pas où elle est. Je ne sais même pas si elle est en vie. Le pire, c'est que je ne veux pas le savoir. Je ne devrai pas en vouloir à Martha, ça n'a pas dû être facile d'affronter le regard des gens alors qu'elle était fiancée à un homme dépourvu de courage et d'honneur. Ça devait être encore moins évident en sachant qu'on ne pourrait pas se marier. Je devrais espérer qu'elle ait épousé un homme meilleur que moi, un homme qui sache la rendre heureuse et me réjouir pour elle. Mais il n'en est rien. Je lui en veux. Là-bas, je pensais tout le temps à elle. Martha était ma bouée de sauvetage. Dans les moments les plus durs, je me disais qu'elle était à la maison, qu'elle m'attendait, que ses bras seraient tendus vers moi pour que je puisse m'y reposer à mon retour. Qu'on partirait ensemble pour vivre, libres. Qu'on aurait un enfant baptisé du nom de son défunt père qui deviendrait un homme meilleur que je ne le suis. Mais elle s'est lassé de m'attendre et elle est partie. Elle était tout ce que j'avais. Maintenant qu'elle n'est plus là, il ne me reste que cette maison en ruine. Ils seront donc allés jusqu'à me prendre ma fiancée, il leur fallait tout et bientôt ils m'auront de nouveau. Avant que je ne puisse me résoudre à vivre, j'aurais les menottes aux poignets. Je ne peux n'en vouloir qu'à moi-même. Tout est de ma faute. Je me demande souvent pourquoi j'ai fait ça. Sans doute parce que je ne suis qu'un bon à rien et qu'on avait besoin d'argent. Martha me manque. Mais je ne lui manque certainement pas. Elle doit être contente de s'être débarrassé de moi. Je parie qu'elle ne m'a même pas attendu dix ans, mais cinq tout au plus. Je crois que je la hais pour ça. Je me suis raccroché à elle toutes ces années en pensant qu'elle me serait fidèle, mais elle m'a abandonné. J'aurais bien besoin d'une présence féminine avant d'aller croupir en prison, mais elle n'est plus là. Plus personne ne veut de moi. Jamais je n'aurais dû partir. Si j'avais su que je ne serais pas à la hauteur, je ne l'aurais pas fait. J'aurais dû écouter ceux qui me disaient incapable. Ils avaient raison."
Caleb se leva et se dirigea vers sa cuisine. Il n'avait pas mangé depuis son retour. Pourtant, il n'avait pas spécialement faim, ce n'était qu'un vieil automatisme qui revenait. Il n'avait mangé que pour se tenir en vie depuis sa fuite. Sa musculature avait fondu pour façonner un corps rachitique ; son visage, autrefois rasé de près, arborait une barbe hirsute ; ses yeux étaient injectés de sang. Tout dans son apparence indiquait qu'il n'était plus que l'épave de l'homme qu'il avait été ; un capitaine ayant sombré avec son navire.
Il s'était toujours occupé du dîner au temps où il vivait avec Martha. Caleb prit machinalement deux bols dans l'armoire et ouvrit le frigo. Il était vide. Même s'il avait été plein, cela faisait des années que la société d'électricité avait coupé le courant de la bicoque abandonnée.
Après avoir minutieusement observé le plastique blanc que renfermait le frigo, ses yeux se portèrent sur les deux bols. Certains insectes y avaient trouvé une sépulture et une épaisse couche de poussière les recouvrait. Caleb étouffa un rire nerveux avant qu'il ne puisse s'échapper de sa gorge. Ses mains tremblaient. Il voulut remettre l'obsolète vaisselle dans son armoire, mais dès qu'il fit un pas, les bols allèrent s'échouer à ses pieds dans un fracas tonitruant. Caleb semblait éprouver des difficultés à coordonner ses mouvements. Ses nerfs étaient en train de le lâcher. Il éclata d'un rire dément.
Caleb était seul. Il n'avait parlé à personne depuis des années. Et il était là, dans une maison insalubre, à rire à s'en tordre les boyaux. Il ne parvenait pas à contrôler son fou rire et à se reprendre. Caleb se dit qu'il était vraiment misérable à rire seul dans sa cuisine désuète alors que Martha n'était plus là ; alors que tout le monde le rejetait ; alors que seul son carnet tolérait sa compagnie. Et son fou rire repartit de plus belle.
Il n'avait jamais été très intellectuel, mais des souvenirs d'un lointain cours de philosophie lui revinrent subitement à la mémoire. C'était marrant, cette façon dont des choses oubliées depuis longtemps revenaient parfois. Et à cette pensée, son rire s'accentua encore. La philosophie ne l'avait jamais passionné, mais il se souvenait qu'ils avaient parlé de la folie durant un cours. Si ses maigres souvenirs étaient bons, il était en plein dedans. On bascule facilement d'un côté à l'autre et de manière brutale. Étrangement, cette idée ne l'effrayait pas. Elle ne le perturbait pas non plus. Il l'acceptait en bon perdant, comme s'il l'attendait depuis longtemps. Ce qui était vrai, bien qu'il ne s'en doutait pas. Caleb se dit que c'était encore une preuve qui témoignait de sa folie et ria encore plus fort.
Le soleil se couchait et Caleb décida d'en faire de même tant qu'il voyait assez clair pour trouver le chemin de son lit. Même s'il ne voulait pas dormir à cause du cauchemar qu'il faisait chaque nuit.
Il se rendit dans la salle de bain où le calcaire avait déclaré la guerre à la rouille depuis belle lurette, les deux camps ne faisant qu'étendre leur territoire sans qu'aucun ne périsse ni ne triomphe. Il ouvrit la commode dans laquelle il rangeait ses sous-vêtements et pyjamas. Elle était vide. Martha avait vraiment tout pris, elle les avait sans doute revendus pour se faire un peu d'argent. C'était un miracle s'il avait pu dénicher un carnet et un stylo dans un tiroir, il ne se faisait pas d'illusions, elle avait certainement oublié de le fouiller. Le rire de Caleb s'était presque éteint, mais cette nouvelle consternation le renourrit. Sa voix résonnait contre les murs dans un sinistre écho qui n'aurait pas détoné dans un asile de fous. Il se résolut à dormir nu.
Allongé dans son lit en sachant qu'il ne pourrait trouver le sommeil, Caleb riait encore.
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