Chapitre 31 - Till - Psychologie de comptoir

Till a passé les derniers jours à réparer son bar. Grâce à Romy, il a pu faire appel aux meilleures entreprises pour l'aider à réparer sa fenêtre cassée, ses tables et ses chaises. Ils sont d'un modèle ancien qui ne se fait plus, et que le barman avait dû faire importer. Depuis cet incident, Till n'a plus vu un seul client qu'il apprécie. Les habitués ont déserté le Fisherman, et tous ont été remplacés par ces russes à l'accent fort, qui arrivent à peine à aligner deux mots d'allemand, et qui lui parlent méchamment.

Ce soir, c'est différent. Les russes ne sont plus là, quelques visages familiers ont pointé le bout de leur nez. Till est content de les voir. Il a offert le premier verre à chacun d'entre eux, pour marquer le coup. Christoph en a largement abusé, et une fois de plus, il a joué les psychologues de comptoir. Le policier avait besoin d'un remontant et de paroles encourageantes. Till sait faire les deux.

Il est presque une heure du matin quand le bar commence tout doucement à se vider pour laisser place aux plus jeunes, qui s'apprêtent à aller en boîte. Till ne reconnaît jamais ses clients à cette heure-ci. Ça change tout le temps. Sauf ce visage, à qui il sourit. Il ne peut s'empêcher de zieuter la grande cicatrice qui s'étire quand Romy lui rend son sourire, alors qu'elle se hisse sur un des tabourets de bar. Elle semble fatiguée. Quand elle ouvre sa grosse veste d'aviateur dont le col sent le tabac froid, le barman remarque qu'elle est en pyjama. Il devine ses seins nus sous le t-shirt AC/DC, et le bas semble être un pantalon de jogging usé, délavé, qu'elle ne porte que chez elle, en principe. Du moins, c'est ce que Till le psychologue de comptoir pense.

- Bonsoir ma petite demoiselle, claironne-t-il en lui souriant. Je t'offre un Cuba Libre parce que je l'ai fait toute la soirée aux habitués, et je t'offre le deuxième en guise de remerciement pour avoir payé les réparations.

- On a déjà dit que les réparations, c'était normal. C'est moi qui ai flingué tes tables en me faisant jeter dessus, je te devais bien ça.

Le verre de rhum agrémenté de Coca-Cola glisse vers elle, et sans le regarder, elle le saisit, et en boit deux grosses gorgées.

- Alors, enchaîne Till. Tu veux me raconter ce qui t'amène ici dans cette tenue, aussi tardivement ? Une insomnie peut-être ?

Romy reste silencieuse un instant, semblant réfléchir. Till voit à son expression qu'elle a déjà la réponse. Elle a juste du mal à mettre les mots justes dessus.

- En fait je dors, ce n'est pas un problème, commence-t-elle. C'est juste que depuis... ne me juge pas, hein...

Till sourit, prépare le deuxième verre tandis qu'elle boit de nouveau plusieurs gorgées d'affilée.

- Je ne juge jamais, rassure le barman. Et puis tu es une grande fille, tu assumes, tu es responsable de toi. Je ne vois pas ce que je pourrais juger. Chacun fait ses choix.

- Je couche avec Paul, lâche la blonde.

Till se stoppe pendant quelques secondes. Il essaye d'imaginer le couple, puis secoue la tête. Quelque chose cloche.

- Mais encore ? demande-t-il.

- Depuis la première fois, on se voit plus souvent, forcément, explique-t-elle. Mais j'ai l'impression qu'il attend quelque chose de plus de cette relation, par rapport à moi.

- Paul a cinquante-cinq ans, c'est normal. Il a vécu toute sa vie seul, par exemple. C'est normal qu'il cherche plus que tout ta compagnie.

- Soit. Mais depuis ce jour, je fais tout le temps le même cauchemar.

Elle s'arrête, contemple le fond de son verre vide, l'œil morne. Till la regarde faire, essaye de sonder. Il y a quelque chose qui la perturbe, et le barman se demande si ce n'est pas la même chose, cette même gêne qui l'habite depuis qu'elle lui a annoncé se taper son ami. Non pas qu'il n'est pas content pour Paul. Romy est une jeune femme spéciale, mais terriblement altruiste et gentille. Il n'a pas parié sur le mauvais cheval. Seulement, le barman s'était toujours imaginé, en entendant Oliver, que ce dernier et la blonde finiraient ensemble.

- Dans le rêve... je suis au pied d'un volcan, et j'ai peur. Je dois le monter le plus vite possible, parce qu'en haut, il y a le Requin, et il a une arme... et il y a Paul d'un côté, et Oliver de l'autre. Et il me demande de choisir sur qui tirer. Il me met le revolver entre les mains...

La voix de Romy s'éteint comme une mèche de bougie sur laquelle on souffle. Elle regarde le fond de son verre, les larmes aux yeux, les joues déjà rougies.

- Ouh, fait Till. Toi, il te faudra bien plus que deux verres. T'es venue en voiture ?

- Oui, marmonne-t-elle.

- Bon... laisse-moi tes clés, je te ramènerai. Et en attendant, tu vas me raconter la suite, parce que tu en as gros, ça se voit.

Romy tripote son verre en le regardant d'un œil absent. Elle ouvre la bouche, puis la referme. Till l'observe sans rien dire. Il attend que ça vienne. Le premier jour où il a vu ce petit bout de femme, il l'a cru invincible. Maintenant qu'il la connaît un peu mieux, et qu'il a assisté à un de ses "échecs", il constate, dans le moindre de ses faits et gestes, à quel point elle est humaine, comme lui.

- J'ai le revolver dans la main, reprend-t-elle. Il me demande toujours de choisir. A gauche j'ai Paul, qui me supplie de le choisir lui et de tuer Oliver. Et à droite il y a Oliver, qui est résigné.

- Et bien...

- Je finis par me tuer à la fin. Je suis incapable de choisir. Et ça a été comme ça pendant plusieurs nuits d'affilée.

- Ton cœur balance, jeune fille. Il s'agirait de faire un choix.

- Mais il balance entre quoi et quoi ? Je ne comprends pas, gémit-elle en portant à nouveau le verre à ses lèvres.

Till soupire, puis ricane.

- Bien sûr que tu comprends, mais tu te voiles la face, tout simplement. Ton rêve te demande de choisir qui tu aimes le plus, et si tu es là, c'est que tu as enfin fait sauter le caisson de quelqu'un d'autre que toi.

Romy ne dit plus rien. Le barman a touché dans le mille. Puis elle marmonne quelque chose qu'il est obligé de lui faire répéter.

- J'ai tiré sur Paul...

Till est un peu choqué d'entendre ça sous cette forme, même s'il s'y attendait. Romy n'est pas faite pour être avec Paul, autant que Paul n'est pas fait pour être avec elle.

- Tu sais, ma p'tite demoiselle, Paul n'a jamais vraiment eu de vie de couple à proprement parler. Son ex s'est tirée du jour au lendemain, et il a toujours été seul depuis. Et il cherche désespérément à ne plus l'être.

- Je sais, il me l'a dit, répond Romy.

- Alors si cette relation ne mène nulle part et que tu le sais, arrête les frais tout de suite, avant que ça ne dégénère. Il est assez solide pour supporter que tu t'en ailles, ne le fais pas espérer.

- Tu crois vraiment que c'était ça, le rêve ? Que mon cœur a choisi entre Paul et Oliver ?

Till reste silencieux un instant, lui souriant. Puis il se penche vers elle, s'accoude au bar.

- Tu sais, je vais te faire une confidence. Le bar entier a remarqué que tu n'avais d'yeux que pour ton médecin, et Oliver change d'attitude dès qu'on parle de toi. Vous êtes raides dingues l'un de l'autre et t'es trop aveugle pour le voir, ma grande.

- J'ai juste peur de le perdre...

- D'accord, mais ça n'est pas en allant coucher ailleurs que tu vas t'assurer de toujours l'avoir auprès de toi. Alors réfléchis encore un peu si tu veux, mais fais bouger les choses.

Romy grommèle quelque chose que Till ne comprend pas. La jeune femme a des gestes un peu brouillons. L'alcool fait son effet. Elle papillonne des yeux pour essayer de faire le focus, et elle ne répond pas quand on la bouscule. Till la regarde boire son troisième verre, presque d'une traite, et tituber jusqu'aux toilettes.

Quand elle revient, elle est au téléphone. Romy a du mal à parler fort, mais elle a l'air sûre d'elle lorsqu'elle raccroche.

- Till, s'exclame-t-elle pour couvrir le vacarme. Elle a une voix d'ivrogne, bien plus douce dans le ton qu'auparavant. Le barman a l'impression d'avoir affaire à la petite nièce qui échappe au contrôle de ses parents et qui finit les verres de champagne en douce lors des fêtes de famille. Romy a l'air d'une petite fille innocente qui se retient de rire, parce qu'elle sait qu'il n'y a rien de drôle, mais qu'elle ne peut pas s'en empêcher.

- Tu peux m'emmener chez Paul ? demande-t-elle.

Till acquiesce, et ils attendent ensemble la fermeture du bar. Romy ne boit que de l'eau, en attendant.

Le trajet se passe en silence. Till râle parce que la vieille Peugeot n'a plus aucun répondant, et Romy est trop fatiguée pour relever. Quand ils arrivent devant l'immeuble de Paul, Till gare la voiture. Il va devoir faire le trajet inverse à pied, pour rentrer chez lui, mais tant pis. Il n'allait pas laisser Romy rentrer en voiture seule, et ivre. Ce serait irresponsable de sa part.

Le barman attend près de la voiture, et il l'observe tituber jusqu'à l'interphone. Paul descend la chercher, et quand il a passé un bras autour d'elle, déposé un baiser sur sa tempe et fait un signe de main à Till, celui-ci lui répond, fait volte-face, et entame le trajet à pied, secouant la tête.

Till déteste la psychologie de comptoir.

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