Chapitre 30 - Christoph - Sauver le monde

Christoph est seul dans le salon de Richard. Celui-ci est parti en mission avec Paul, comme à son habitude. Les rares volontaires qui osent encore sauver des gens ne sont plus assez pour batailler sur tous les fronts en même temps, alors même si le pompier et son collègue sont morts de trouille, ils portent leurs couilles.

Christoph lui, a la chance de pouvoir travailler de chez lui. Le poste de police est plein de criminels en liberté, et ils vont le rester. Il est un des seuls encore droit dans ses bottes, et tous ses collègues à lui qui ont décidé de rester loyaux à l'Etat Allemand sont obligés de se cacher. L'ordre ne règne plus. Christoph se croit presque dans un film postapocalyptique. Tout est devenu n'importe quoi, et il s'étonne encore que la Chancelière n'ait fait aucun communiqué, n'ait pris aucune mesure contre le Requin. Christoph n'est personne pour croire qu'il est capable de diriger un pays comme l'Allemagne, mais il songe que s'il était dans le fauteuil de l'exécutif, il aurait déjà déployé l'armée dans les rues et rétabli l'ordre à grand coup de pompes dans le cul. Les services secrets (il doit bien y en avoir) se seraient occupés de faire pression sur la famille des ripoux, pour les faire revenir dans le droit chemin. Mais non.

Tout ce que Christoph voit quand il met le nez dehors, ce sont des ivrognes, des sans-abris, à la recherche de drogue qui sort d'on ne sait où, et des gens qui ont peur. Les quartiers de Berlin ne sont plus sûrs, même lui s'en rend bien compte. Il est obligé de se trimballer avec son arme de service chargé, bien en évidence à sa ceinture.

C'est ce qu'il s'apprête à faire. Christoph vit depuis des jours, des semaines peut-être, il a arrêté de compter, loin de Gabriele et Erika. Même s'il est séparé de sa femme, elle lui manque, ainsi que la petite. Alors il va chercher un moyen de leur parler, de savoir où elles sont, même si c'est risqué. Et puis il n'en peut plus de ne pas sortir, de ne pas savoir si Romy a réussi à avancer. Toutes les fois où il a tenté de la joindre, il est tombé sur sa messagerie.

Quand il passe la porte, le froid de l'hiver lui mord immédiatement les joues. Il a neigé dans la nuit, et personne n'a pelleté le trottoir, couvert d'un épais film blanc. Le policier se recroqueville un peu pour se tenir chaud. Son grand manteau couvre son arme de service, et il se sent à poil. Les gens le regardent d'un œil mauvais, comme s'ils savaient qui il était. Ce n'est pas le cas, se rappelle-t-il. A moins qu'il n'ait mis certaines de ces personnes en prison, un jour.

Christoph commence à remonter la rue en direction du carrefour, où il tourne à gauche sans vraiment réfléchir. Dans le fond, il n'a pas grande idée de sa destination. Il marche, et il verra bien où ça le mène. Il n'a aucune idée de l'endroit où Gabriele est partie, et c'est tant mieux. Christoph se sent stupide de lui avoir conseillé de faire ça et de quand même chercher à la retrouver. Mais il veut s'assurer qu'il ne lui soit rien arrivé. Il n'ira pas la voir, s'il apprend où elle habite à présent.

Quand Christoph arrive au Fisherman, il sourit. Ses pas l'ont mené instinctivement au bar, comme si c'était la solution à tout. C'est le meilleur endroit où il aurait pu atterrir. Il a tellement besoin d'une bière. Peut-être que ça pourra faire passer la solitude, et qu'il oubliera qu'il n'a pas serré sa fille dans ses bras depuis trop longtemps à son goût.

Quand il pousse la porte, il s'étonne de voir le bar plein à craquer. Vraiment, il s'attendait à le voir vide, Till essuyant ses verres d'un œil morne, triste de ne pas pouvoir parler à un client. Christoph se renfrogne quand il entend parler russe. En fait, beaucoup de personnes ici parlent russe, et le policier ne peut s'empêcher de passer une main sous un pan de son menton, et de glisser les doigts sur la crosse de son revolver.

Il scrute la salle, méfiant, quand il aperçoit près de la fenêtre un visage qui lui est familier. Hanz Hern lève les yeux vers lui. Sa fatigue le frappe de plein fouet. L'homme de trente-quatre ans lui en paraît soixante-dix. Christoph s'approche de la table et tire la chaise pour s'asseoir sans que Hanz ne l'y ait autorisé.

- Ça fait longtemps, vieux, salut-il de sa voix éteinte.

- Tu l'as dit, marmonne Christoph.

Till vient tout de suite lui servir une pinte de Pilsner, et Christoph le remercie d'un simple signe de tête avant d'écouter Hanz.

- C'est la catastrophe au poste. Je m'étonne encore de trouver la force pour y aller.

- A ce point ?

- Nos bureaux ont été mis sur écoute. J'ai été obligé de faire comme toi : planquer ma femme et mes deux fils. C'est la psychose partout. Dans les rues il n'y a plus que des camés, au poste, des flics corrompus qui les relâchent, pour la plupart.

- Mais qu'est-ce qu'on peut faire ? demande Christoph avant de boire goulument deux grosses gorgées de bière. Plus personne n'est là pour rétablir l'ordre, une personne sur deux que tu vas croiser dans la rue est un ancien militaire russe revenu du goulag.

- Il faut aller voir Merkel, répond Hanz en haussant les épaules, vaincu. On n'a plus que ça. Aller la voir avec des preuves, la forcer à agir. Je suis certaine qu'elle est au courant, mais elle ne sait pas quoi faire.

- On m'en dira tant. Elle va donner des leçons de gestion d'un pays aux français et après quand ça pète dans sa capitale, il n'y a plus personne ? Vraiment, je ne comprends pas. Elle doit avoir le couteau sous la gorge, elle aussi.

- Si tout ça ne finit pas en une sorte de guerre civile bizarre, je veux bien me déguiser en Père Noël pour les flics de garde le vingt-cinq décembre.

Christoph éclate d'un rire franc. Hanz a déjà joué les Père Noël au bureau. Il s'était foutu de la gueule de tous les faux Père Noël qu'ils avaient arrêté ce jour-là, pour vol et divers autres motifs mineurs. Tout le commissariat avait ri aux larmes. Même la secrétaire qui ne souriait jamais, et qu'ils avaient surnommé Germaine, comme la grosse limace dans Monster&Compagnie.

Hanz et lui passent deux bonnes heures à boire de la bière et à se remémorer des bons moments passés au travail. Christoph se rappelle pourquoi il a choisi ce métier. Grâce à ça, il a évité bon nombre d'injustice. Il a rendu les rues plus sûres, a même écouté des gens pleurer au téléphone, parfois. Nombre d'entre eux se trompaient de numéro, ou appelaient volontairement, ne sachant vers qui se tourner. Même si Christoph s'est souvent senti désemparé, ne sachant quoi dire ou quoi faire, il avait eu ce sentiment de fierté lorsque les gens, reniflant et séchant leurs dernières larmes, le remerciaient pour les avoir écoutés.

Quand Hanz repart, totalement éméché, Christoph lui souhaite une bonne soirée, et reste encore une heure de plus à contempler sa chope vide. Quelque chose en lui s'est réveillé ce soir. Il n'a pas eu de nouvelle de sa femme ou sa fille. Tant pis. Il va espérer que "pas de nouvelle, bonne nouvelle" s'applique à cette occasion. Gabriele est assez intelligente pour avoir suivi ses instructions à la lettre, et ça le rassure.

- Christoph, appelle la voix bourrue de Till avant qu'il n'attrape les deux verres vides sur la table. Tu es sûr que ça va ?

- Ouais, grommèle le policier, éméché. Je suis en train de me souvenir de la raison pour laquelle j'étais un bon flic, avant.

- Parce que tu te fichais d'avoir la trouille, s'il fallait y aller, tu y allais. C'est d'ailleurs pour ça que t'avais engueulé la gamine, à l'époque. Tu sais, celle que tu as récupéré dans la cave. Parce que tu sais à quel point c'est dangereux de raisonner comme ça.

- Tu sais que la gamine, c'est Romy ?

- Bon sang, vraiment ?! s'exclame-t-il, un sourire aux lèvres. Ça lui aura réussi, tes conseils.

- T'as vu ça, hein, s'esclaffe Christoph, les yeux pétillants, avant de se renfrogner. Elle au moins, elle n'a pas oublié la leçon. Elle n'a pas peur d'avoir peur, et elle y va, coûte que coûte, alors que moi, je me suis mis à agir comme un lâche.

- Comme un mec raisonnable, j'aurais dit.

- Tu essayes juste de me passer de la pommade dans le dos.

- Un peu. Mais je sais aussi que le flic imprudent raflait à chaque fois la récompense mensuelle du flic qui arrive à coffrer le plus de méchant. Et bien souvent, ils étaient armés.

Christoph lâche un rire jaune, les yeux toujours fixés sur un point dans le vide.

- C'est vrai, j'ai été ce type. Maintenant, je les évite comme la peste. J'ai une fille de sept ans, et j'ai trop peur qu'elle grandisse sans son père.

- Ca peut se comprendre. Mais tu la laisserais grandir dans un monde pareil ? raisonne Till.

Christoph lève les yeux pour regarder par la fenêtre. Sur le trottoir d'en face, une toxicomane met des coups de sac à main à un mec en long manteau, qui a l'air louche. Les gens braillent, les insultes pleuvent. On se croirait vraiment dans les bas-fonds du Bronx. Till a raison. Il ne veut pas que sa fille grandisse dans un pays pourri comme celui-ci.

Le policier se lève, chancèle, et sourit à Till.

- Je vais rentrer me dessoûler. Demain, je dois sauver le monde. 

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