Chapitre 8 : Le trajet
Grégoire et Charlotte avaient déjà roulé une vingtaine de kilomètres lorsque le premier problème leur tomba dessus. Alors qu'ils traversaient une route départementale tristement vide, une herse apparut sitôt après un virage plutôt serré. Impossible de la deviner avant. Elle avait été placée au bon endroit par des gens forcément mal intentionnés.
Grégoire braqua autant qu'il le put, mais le pneu avant droit n'évita pas l'obstacle et explosa avec fracas, entraînant la voiture en un impressionnant dérapage. Dans leur malheur, ils eurent la chance de rester sur la route et de ne pas davantage abîmer le véhicule. Une roue, c'était déjà bien assez.
Jurant tout bas, réflexe qu'il avait gardé de l'enfance de Charlotte lorsqu'elle répétait tout ce qui lui tombait dans les oreilles, Grégoire sortit de sa voiture pour aller constater les dégâts. L'analyse était sans appel, le pneu était foutu. De mauvaise humeur, il alla chercher la roue de secours et son cric, puis il s'attela à la tâche.
Tandis que le pneu inutilisable gisait au sol pendant que le père de famille tentait de remonter la roue intacte, ne cherchant même plus à étouffer ses jurons, une voiture s'arrêta près d'eux. À l'intérieur, trois hommes souriants fixaient les accidentés par leurs fenêtres.
— Besoin d'un coup de main ? demanda le passager arrière qui était le plus proche de Grégoire.
— Ça devrait aller, répondit ce dernier. J'ai bientôt fini, ne vous embêtez pas.
— Vous cherchez à rejoindre le camp, c'est ça ?
— C'est ça.
— Ça fait encore pas mal de kilomètres à parcourir. Vous n'y arriverez pas avec la roue de secours. C'est un pneu d'appoint.
— On va faire au mieux.
— Sinon, on connaît un p'tit garagiste pas loin d'ici. Il vous changera tout ça en un battement de cils. C'est pas les Clio qui posent le plus de difficultés.
— Je veux bien l'adresse s'il vous plaît.
— C'est pas loin, on va vous escorter. On sait jamais, avec les temps qui courent.
— Vous êtes bien aimables, merci.
— Mais y'a pas de quoi mon cher monsieur.
Content de la tournure que prenaient les événements, Grégoire se dépêcha d'achever de changer sa roue. Quand il eut terminé, il regagna sa place après avoir tout rangé, et se remit en route. Il suivit les trois hommes sur une demi-dizaine de kilomètres.
— Je trouve tout ça étrange, dit Charlotte avec un mauvais pressentiment.
— Quoi donc, ma grande ?
— Ces gars. Je ne leur fais pas confiance. Ils ne t'ont même pas demandé ce que tu as eu pour avoir un pneu dans cet état. Ils n'ont même pas parlé de la herse qu'ils ont forcément dû voir. Imagine si c'est un piège qu'ils ont monté ?
— Il ne faut pas céder à la paranoïa. Ils n'ont peut-être rien dit parce que, justement, ils ont vu la herse et ont compris.
— Il ne faut peut-être pas céder à la paranoïa, mais il ne faut pas non plus manquer de vigilance.
— Tu as raison. Je ferai attention où ils nous emmèneront.
Le convoi s'arrêta dans la ruelle d'un village qui semblait abandonné, juste devant un garage estampillé « Le bolide Normand ». Grégoire sortit de son véhicule et rejoignit les trois hommes près de la porte d'entrée.Rien ne paraissait particulièrement louche jusque-là.
— Elle sort pas la demoiselle ? demanda l'un d'eux en pointant son menton en direction de Charlotte encore assise à sa place. Gaston va pas réparer la voiture avec elle dedans.
— Elle est un peu réservée, lui répondit Grégoire. Elle descendra au dernier moment.
— Elle a raison de se méfier. On sait jamais.
Les trois homme paraissaient sympathiques à Grégoire. Un quatrième, le mécanicien, fit son apparition. Il portait une salopette professionnelle pleine de camboui. Il jeta d'abord un regard sur la voiture avant de le poser sur le nouvel arrivant.
— B'jour, lança-t-il à l'adresse de l'accidenté. C'est pour la Clio ?
— Bonjour. Oui, c'est ça.
Un bâton de réglisse déjà bien mâchouillé entre les dents, il se dirigea vers la voiture, jeta un rapide coup d'œil sur chacun des pneus, et revint vers son propriétaire. Il n'avait pas aperçu Charlotte qui s'était discrètement faufilée côté conducteur, guidée par sa peur qui lui demandait de fuir à toute vitesse. Comment savait-il que le problème se situait au niveau des roues et pas ailleurs ?
— Ça va, c'est qu'le pneu. J'vous fais ça dans l'heure. Par contre c'est mal remonté, v'nez voir.
Grégoire s'approcha de sa voiture, accompagné de Gaston.
— Vous voyez la petite vis, juste-là ? demanda ce dernier en pointant un petit détail près de la roue de secours.
— Euh... commença Grégoire en plissant des yeux dans la direction indiquée par le gros doigt poilu et sale.
Il n'eut pas le temps de chercher davantage que Gaston abattit sa clé à molette jusqu'alors tenue dans sa main droite sur le crâne de l'infortuné qui s'effondra immédiatement. Sans réfléchir, Charlotte alluma le contact, surprenant le mécanicien, puis elle fonça droit sur les trois autres hommes toujours réunis un peu plus loin. Ces derniers évitèrent la collision de justesse, mais elle ne s'avoua pas vaincue et fit demi-tour en passant si près de Gaston qu'elle réussit à lui écraser le pied gauche tout en évitant soigneusement — et par elle ne savait qu'elle miracle — son père encore évanoui sur le sol goudronné.
La jeune femme prit les trois rabatteurs pour cible une nouvelle fois, mais ils avaient eu le temps de s'y préparer et s'étaient séparés. L'un s'était calfeutré dans le garage, l'autre allait aider Gaston, et le dernier ne savait plus où se mettre. C'est lui que Charlotte eut en deuxième. Elle le tapa sur le côté de la hanche dans un craquement lugubre d'os brisés. En même temps, elle érafla la voiture sur le côté du bâtiment avec un bruit de tôle froissée.
Quand elle revint près de son père, Gaston et l'autre homme, ce dernier l'implora pathétiquement d'arrêter. Précautionneusement, elle se stoppa à distance suffisante et ouvrit la fenêtre pour lui parler, les pieds sur les pédales, prête à redémarrer à tout moment.
— Rendez-moi mon père, laissez-nous partir, et il ne vous arrivera rien.
— Ok, ok, vous pouvez y aller. On vous voulait pas vraiment de mal. On est juste des pauvres types réformés, perdus dans une ville abandonnée, et on survit en pillant.
À côté d'eux, Grégoire reprenait peu à peu connaissance. Une énorme bosse se devinait sous sa tignasse grise qu'il frottait avec précaution.
— Monte dans la voiture, papa ! ordonna Charlotte toujours au volant.
Encore étourdi, Grégoire s'installa côté passager, et la jeune femme quitta précipitamment la sordide ruelle. Une fois qu'ils furent assez loin, elle s'arrêta sur le bas-côté et se mit à pleurer à chaudes larmes, le corps secoué de sanglots. L'adrénaline retombait et laissait place aux émotions, aussi désagréables qu'elles soient.
— J'aurais pu tuer des hommes, pleurait-elle. Imagine si je les avais tués ?!
— C'était eux ou nous, tenta de la rassurer son père au crâne douloureux.
— Et on n'a pas pu faire réparer la voiture. On ne terminera jamais le trajet. Et si on croise d'autres pilleurs ? Qu'est-ce qu'on va devenir ?
— On va rouler doucement, le pneu tiendra. Il suffit de ne pas faire de folies.
Charlotte se calma peu à peu et reprit sa route, toujours guidée par le GPS. Elle conduisait avec précaution, tout en prenant soin de veiller sur l'état de santé de son père qui se remettait très bien de son agression par ces truands de bas étage. Les perles douces du collier de la jeune femme glissaient sous ses doigts stressés.
Les kilomètres s'enchaînaient très lentement. Ils ne pouvaient pas rouler au-delà de cinquante kilomètres à l'heure à cause du fichu pneu, augmentant considérablement leur temps de trajet.
Les routes étaient plutôt vides. Quelques fois, ils croisaient des militaires. Ils durent franchir un point de contrôle qui les laissa passer sans problème. Les villes et villages étaient vidés au profit du front, des camps et des usines.
Tout était étrangement calme. Sur le chemin, ils prirent avec eux une auto-stoppeuse et son enfant qui cherchaient à rejoindre le reste de leur famille dans une ville un peu plus loin.
Cette fois, pas de piège. Ils arrivèrent sans encombre. Pour les remercier, le grand-oncle de la femme, un vieil homme encore solide, se chargea de changer la roue de secours pour un pneu neuf. C'était moins une, l'usure l'avait presque rendu inutilisable.
Père et fille purent reprendre leur route, en direction du camp tant attendu.
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