Chapitre 5 : Le premier drame
C'est seulement trois jours plus tard que la décision tomba. Alors que les russes continuaient de gagner du terrain en France, Margaux partirait avec ses parents pour l'Afrique du Sud. Ils vendraient leur petit pavillon à l'État pour une bouchée de pain, et ils seraient accueillis à Johannesburg dans un quartier de réfugiés de guerre, comme eux.
Si Charlotte n'avait pas voulu se montrer égoïste devant son amie et avait pris la nouvelle de la décision avec un courage apparent, il en était intérieurement tout autre. Son moral déclinait de jour en jour. La date butoir approchant à grands pas, elle s'était mise à haïr jusqu'à l'écoulement du temps perceptible sur chaque montre, chaque horloge. Elle avait l'impression d'être coincée dans un cauchemar, sans arriver à en sortir d'une quelconque façon.
C'est à la fin du mois de novembre que Charlotte et Margaux passèrent leur dernière journée ensemble. Les deux jeunes femmes s'étaient retrouvées dans l'appartement habité par Grégoire Vautier et sa fille, et elles pleuraient toutes les larmes de leurs corps. Le flot salé qui coulait sur leurs joues n'arrivait plus à s'arrêter.
L'ambiance était pesante, mais pour rien au monde elles ne voulaient interrompre ce moment. Elles avaient besoin de se nourrir, se gaver, de la présence de l'autre avant que ce ne soit plus possible. Elles pourraient toujours s'appeler en FaceTime, mais ça ne sera jamais aussi efficace qu'un gros câlin réconfortant.
— On reviendra, tenta de se convaincre Margaux. Je te promets qu'on sera de retour après la guerre. En attendant, écris-moi chaque jour. Donne-moi de tes nouvelles dès que tu le peux ! J'espère que j'aurai une bonne connexion internet pour qu'on puisse s'appeler régulièrement.
— Tu vas tellement me manquer...
— Toi aussi. Ça va être un immense vide dans mon âme sans ta présence. Je veux que tu me promettes de ne jamais prendre de risques inutiles.
— Tu me connais, tu sais que ça n'arrivera pas.
— J'ai si peur...
Nouvelle crise de larmes. Les deux amies s'enlacèrent intensément. Elles ne voulaient pas relâcher leur étreinte, de peur que ce soit la dernière. Ce contact si rassurant, si familier, si apaisant. Rien ni personne ne pourra le remplacer. Le lien qui les unissait était une construction faite avec patience au cours de toutes ces années passées ensemble.
C'est finalement Margaux qui mit, à contrecoeur, une légère distance entre elles.
— Je reviens une dernière fois sur le sujet, dit-elle, mais tu es sûre que tu ne veux pas rejoindre Gabriel et sa famille en Algérie ? J'ai discuté avec lui et ils sont d'accord pour vous accueillir, ton père et toi.
— Si la situation se dégrade trop, je te promets d'y réfléchir.
— N'attends pas que ce soit trop tard, je t'en supplie. Protégez-vous.
Le temps passa beaucoup trop rapidement. Le moment des dernières embrassades arriva, humide de larmes. Il leur fallut une force surhumaine pour arriver à relâcher leur douloureuse étreinte.
— Pour toujours et à jamais, souffla Margaux en jetant un dernier regard sur son amie avant de refermer douloureusement la porte de l'appartement.
Charlotte s'effondra. Ses jambes la trahirent, et elle se retrouva à genoux sur le parquet usé. Ses sanglots étaient aussi puissants que sa peine. Plus de quinze années d'une amitié sans faille allaient s'envoler dans quelques heures à bord d'un avion quittant précipitamment le sol français, emportant avec lui des familles qui étaient prêtes à tout perdre pour garder la vie.
Quand Grégoire Vautier rentra chez lui après sa journée de travail à l'usine, Charlotte pleurait toujours, en boule dans leur canapé raccommodé de nombreuses fois. Maladroitement, il vint s'asseoir à côté de sa fille et il lui caressa les cheveux. Il avait déjà traversé des moments difficiles avec elle, mais il se sentait toujours autant dépassé par son chagrin. Il aurait tellement voulu avoir le superpouvoir de la rendre éternellement heureuse...
— Ce n'est qu'une question de mois, tenta-t-il de l'apaiser. Quand nos armées auront repris le dessus, ils reviendront tous, et tout redeviendra comme avant. J'ai confiance.
— Ça peut durer des années et des années, se lamenta Charlotte. Margaux était mon pilier. Elle a toujours été là pour moi. Je n'ai jamais été débrouillarde, j'ai toujours eu peur de tout. Maintenant qu'elle n'est plus là, je me sens comme une naufragée perdue au milieu de l'océan.
— Et moi ? Tu oublies que tu as un super papa qui sera toujours là pour toi.
Comme une petite fille, Charlotte pouffa entre deux larmes.
— Évidemment que je ne t'oublie pas. Mais ce n'est pas pareil... C'est...
— Ne t'embête pas, j'ai compris. Même si je me laissais pousser les cheveux et la poitrine, je ne pourrais pas prendre la place de Margaux. Tout comme je n'ai jamais réussi à combler celle de ta mère...
Une larme roula sur la joue de Grégoire. Aussitôt, Charlotte se redressa, faisant choir le plaid qui la recouvrait jusqu'alors.
— Oh non ne dis pas ça mon pauvre papa ! Tu as tout fait parfaitement ! Je n'aurais pu imaginer meilleur père que toi, surtout dans ces circonstances.
— Je suis soulagé que ta mère n'ait pas à traverser tout ce que nous vivons en ce moment. Au moins, là où elle est, elle est paisible.
Le père et la fille se mirent à pleurer silencieusement, comme une seule âme. La morosité s'était invitée dans leur appartement habituellement si résilient. Le monde devenait fou, ses habitants ne faisaient pas exception. Le bonheur était devenu un concept si abstrait qu'il en devenait presque un mythe.
Grégoire et Charlotte se forcèrent à avaler une soupe avant d'aller se coucher. Chacun dans leur chambre, ils ne dormirent que très peu. Les ruminations avaient raison de leur épuisement. L'insomnie était devenue leur amie toxique, renforçant le cercle vicieux de la déprime.
Au petit matin, le réveil de Charlotte sonna tandis que son père était déjà parti depuis peu à l'usine où il avait été réquisitionné pour l'assemblage de pièces de fusils. La jeune femme quitta péniblement son lit, sauta le déjeuner, et alla directement dans sa salle de bain pour se préparer. Elle avait accepté de continuer à travailler dans la pouponnière où les professionnels étaient en large sous-effectif tandis que les bébés arrivaient chaque jour beaucoup trop nombreux.
Tout en se brossant les cheveux, elle écoutait la radio, comme chaque jour. Les informations étaient devenues anxiogènes depuis bien longtemps, mais elle avait besoin de savoir. C'était comme une addiction à une drogue. On sait que ça nous fait du mal, mais on a besoin d'y retourner.
Tandis qu'elle rangeait sa brosse à dents, la bouche fraîche, les nouvelles s'enchaînaient à la radio. Les présentateurs se succédaient avec leurs flots de nouvelles toutes plus effrayantes les unes que les autres. C'en était presque du bourrage de crâne de terreur. Incapable d'en entendre davantage, elle allait éteindre l'appareil des enfers, lorsqu'un nouveau flash-info arrêta son geste :
« Et nous apprenons ce matin une énième tragédie aérienne. Un avion ayant quitté l'aéroport Charles de Gaulle en début de soirée à destination de Johannesburg a été abattu par un missile russe alors qu'il traversait la Méditerranée. La provenance du tir est encore incertaine. Aucun passager n'a pu être sauvé. Il s'agirait principalement de familles françaises parties se réfugier dans un camp de Hillbrow. Nombre de passeports seraient faux, il est difficile de nommer chaque personne disparue. Si vous souhaitez davantage d'informations, merci de vous adresser directement au siège d'Air France. »
Le sol se déroba sous Charlotte.
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