Chapitre 31 : Entre doute et endoctrinement
Tout le reste de la journée, Charlotte avait été préoccupée, mal à l'aise. Sa rencontre personnelle avec Pierre l'avait chamboulée. Elle en voulait davantage encore à Renard et, en même temps, elle s'était sentie oppressée lorsque le cri avait retenti dans la grande bâtisse religieuse. Elle ne savait plus à quel saint se vouer.
Le soir, lorsqu'elle se coucha sur sa paillasse, non loin de l'ex-militaire qui lui tournait le dos, elle ne réussit pas à s'endormir rapidement. Son cerveau fonctionnait à toute allure. Elle avait besoin de savoir ce qui se tramait sous leurs pieds. Elle ne s'en sentait pas la force pour autant.
Quoi faire ? Y aller seule ? C'était très risqué. Prévenir Renard ? Certainement pas, il ne comprendrait pas, et serait encore plus en colère si elle lui avouait avoir accepté une invitation de la part de Pierre. En même temps, c'est ce qu'elle avait cherché à provoquer. Mais maintenant, elle n'était plus si sûre de le vouloir.
Elle tournait et retournait sur l'inconfortable matelas posé à même le sol dans cette grande pièce unique qui composait l'habitation. Elle étouffait un juron de douleur à chaque fois, ses épaules la malmenant sans cesse. Pire que ça, elle avait l'impression que ça empirait depuis que la soigneuse lui administrait la crème miraculeuse.
Le lendemain matin, après une nuit très peu reposante, Charlotte était finalement décidée à enquêter. C'est sans un regard pour Renard qui ruminait sur sa paillasse, les yeux fixés au plafond et les mains croisées derrière la tête, qu'elle sortit se promener autour de l'église. Il fallait avant tout repérer les lieux.
La place centrale du village était la mieux préservée de toutes. Les autres bâtiments avaient été laissés dans un état de décrépitude avancé, parfois provoqué, pour diviser les logements afin d'accueillir le plus de personnes possibles. Pour l'instant, à peine la moitié était pourvue.
Majestueuse, entourée de parterres de fleurs multicolores, l'église se dressait, intimidante, presque menaçante. Charlotte ravala son hésitation, accueillit son courage, et se balada autour d'elle. Ses gargouilles semblaient la suivre du regard, encore effrayantes malgré les siècles qui passaient. Leurs gueules ouvertes paraissaient maudire chaque personne qui osait s'en prendre à cet endroit mystique.
La jeune femme essayait de scruter chaque détail, bien trop nombreux pour être saisis d'un seul coup d'œil. À première vue, tout paraissait normal. Rien de particulièrement inquiétant, rien d'intrigant. Le soleil haut dans le ciel bleu et dégagé influait positivement sur son moral, et la rassurait face aux gargouilles.
C'est n'importe quoi d'avoir eu peur, tenta-t-elle de se rassurer après son troisième tour extérieur de l'église. Peut-être quelqu'un travaille-t-il dans les souterrains, et il s'est blessé bêtement seul. Pierre aurait alors été gêné d'avoir dû interrompre son goûter avec elle, voilà la raison de son trouble.
Oui, c'était certainement ça. Il ne pouvait y avoir d'autre explication possible. Elle ne voulait pas d'autre explication possible. Charlotte se sentait bien dans ce petit village accueillant, où il faisait bon vivre avec ses habitants à l'accent chantant. Elle avait envie d'y rester, elle avait envie de le faire prospérer. Elle ne voulait plus partager la route de Renard qui l'avait tant déçue et qui, de toute façon, ne voulait plus d'elle à ses côtés. Sa décision était prise, elle resterait.
Le soir venu, lorsqu'elle se retrouva face à l'ex-militaire après qu'ils eurent pris leur repas dans l'espace commun à tous et regagné leur logement, elle prit son courage à deux mains, et elle lui annonça :
— Je ne repartirai pas avec toi.
— Comment ça ? demanda-t-il dubitatif et sentant la catastrophe venir à grands pas.
— Je me sens bien ici. Je n'ai plus envie de subir la route, les sabotages, le sac trop lourd, tout.
— Qu'est-ce qui s'est passé depuis hier ? Tu as parlé à quelqu'un ? Tu as vu quelque chose ?
Quoi faire ? Lui dire la vérité au risque qu'il essaie de la retenir ?
— Non, finit-elle par mentir. J'ai pris ma décision seule. C'est devenu trop difficile de faire route avec toi. Je ne veux plus de cette ambiance pesante. Je te ralentis depuis le début et puis, de toute façon, tu ne veux plus de moi. Tu l'as dit toi-même.
— Je ne repartirai pas d'ici sans toi.
— Et pourquoi ? Que ce soit ici ou au prochain camp, qu'est-ce que ça change ? À part que tu seras soulagé de mon fardeau plus tôt.
— Je n'aime pas ce qui se dégage de cette communauté. Je trouve que ça fait trop sectaire à mon goût.
— Quand bien même ça l'est, qu'est-ce que ça peut te faire de me laisser ici ? Tu m'as prise par pitié et pour combler l'absence de ton binôme initial. Je ne vois pas pourquoi tu t'inquiéterais pour moi. Nos routes ne se recroiseront jamais, mon sort t'est bien égal.
— Écoute Lapine...
Il prit une grande inspiration avant de se lancer :
— Je t'apprécie énormément. Je suis désolé que tu aies surpris ce moment... d'intimité avec Justine. Je suis aussi désolé de t'avoir dit que je comptais t'abandonner. J'étais en colère, je me suis comporté comme un gros con. J'aimerais beaucoup que tu continues à me suivre hors d'ici, et partout ailleurs.
— Tu me manipules pour arriver à tes fins égoïstes. Pourquoi tu ne t'es pas excusé avant ?
— Mais merde ! Je me mets en danger depuis le début à te traîner partout avec moi alors que tu n'as aucune notion de survie. Je dois diviser mes rations en deux pour toi. Je fais des détours pour toi. Et malgré tout, je veux quand même continuer à faire ma route avec toi. Tu ne crois pas que j'aurais cherché à me débarrasser de toi dès que l'occasion s'est présentée ?
« Parce qu'elle s'est présentée, l'occasion. Quand on était au camp militaire, j'aurais pu repartir aussitôt et t'y laisser. J'ai choisi de rester plus longtemps afin que nous passions l'hiver au chaud, afin que TU sois en sécurité pour l'hiver.
« Quand Justine m'a annoncée qu'ils ne pouvaient pas te garder, j'aurais pu la laisser t'abandonner quelque part où tu serais sûrement morte de faim et de soif, si ce n'est pas pire. Mais je ne l'ai pas fait. J'ai choisi de repartir de là-bas pour rester avec toi, pour m'assurer que tu ne sois pas en danger.
« Mes menaces d'abandon étaient infondées, elle n'avaient aucun sens. Évidemment que je ne les pensais pas, j'étais hors de moi. J'en peux plus de cette ambiance de merde, de notre conflit idiot pour une histoire de jalousie sans queue ni tête.
« Alors tu vas arrêter ta crise existentielle et, dès demain, on repart. Ils ont une très mauvaise influence sur toi. Tu te laisses endoctriner à bras ouverts. Tu ne comprends pas ce qu'il se passe ici ? Tu ne vois pas qu'on est bloqués dans une putain de secte ?!
« Demain, je te réveille aux aurores, et on quitte cette foutue communauté. J'en ai ma claque d'errer ici à longueur de journée, de voir le piège se refermer peu à peu sur nous. De te voir te mettre en danger partout où tu mets les pieds. »
Il marqua une pause et fixa la jeune femme, face à lui, qui ne laissait filtrer aucune émotion. Intérieurement, c'était la tempête, l'ouragan, le déferlement. Tout et son contraire se bousculaient dans son cerveau fatigué.
— Tu nages en plein délire, lâcha-t-elle finalement.
— Mais merde Lapine, ouvre les yeux ! Tu ne les vois pas, toutes ces personnes, à la botte de Pierre ? Tu ne vois pas la pauvreté autour de toi pendant que lui se la coule douce dans son église ? Je les ai vus, moi, les gens qui y entraient sans en ressortir. Il s'y passe quelque chose de pas clair, c'est évident.
— N'importe quoi, c'est une simple église. Quand j'y suis allée p...
Se rendant compte de sa gaffe, Charlotte plaqua ses deux mains contre sa bouche et ses yeux s'agrandirent de peur.
— Attend, fit Renard soupçonneux. Tu as dit quoi ?
— Rien. Rien du tout.
— Tu y es allée ?
— Non... Enfin... Peut-être...
— Oui ou non ?
— Oui. Pierre m'a invitée à prendre le thé.
— Tu as bu quelque chose en sa présence ?
— Non, on n'a pas eu le temps. Quelqu'un criait au sous-sol, alors il m'a congédiée avec dépit.
— Quelqu'un criait au sous-sol de l'église ? Mais enfin Lapine, pourquoi tu m'as caché tout ça ? Et tu trouves que tout ce qui s'y passe est normal ? Tu entends fréquemment des cris venir de putains de souterrains de putains d'églises ?
Les larmes montèrent aux yeux de Charlotte. C'était injuste. Il s'en prenait à elle comme si elle avait fait une bêtise, alors qu'il l'avait traitée comme une moins que rien ces derniers jours. Il disait regretter ses paroles, mais son attitude disait tout l'inverse.
— Parce que tu n'en as rien à foutre de moi, cracha-t-elle en laissant couler ses larmes. Pierre, lui, a vu ma douleur autant physique que morale. Il a été compatissant, il m'a écoutée et comprise.
— Il t'a endoctrinée.
— Non, ça c'est ce que tu crois. Je t'assure que je contrôle la situation.
— Tu ne contrôles rien du tout.
— Arrête de me prendre pour une incapable ! T'étais bien content quand je t'ai aidé à infiltrer le technopole. Quand t'as besoin de moi, je suis là, mais l'inverse n'est pas toujours vrai.
— J'étais en colère après toi, je m'excuse sincèrement.
— En colère ? Qu'est-ce que j'ai bien pu te faire ? Je ne me suis pas envoyée en l'air sous ton nez avec le beau-gosse du camp, MOI. Oh et puis c'est ridicule, tu as raison. Je ne vois même pas pourquoi je te fais une crise de jalousie alors que je n'ai jamais rien ressenti pour toi. Tu es insignifiant à mes yeux, autant que je le suis aux tiens.
— Tu n'es pas insignifiante pour moi.
— Ah oui ? J'attends encore que tu me le prouves.
Renard soupira. Il ne savait plus sous quel angle rétorquer. Tout était de sa faute. Face à lui, Lapine sanglotait sur sa paillasse. Il aurait tant aimé la prendre dans ses bras et lui demander pardon encore et encore. En même temps, il avait envie de la détester. Il souhaitait la haïr pour ne pas s'attacher, pour ne pas faire face à des émotions qui risqueraient de continuer à réapparaître et lui faire trop de mal, comme dans le passé.
— T'es qu'un gros con.
Sur ces mots, Charlotte se coucha sur sa paillasse, laissant passer un « Putain ! » de douleur, et elle pleura encore un moment avant de finalement s'endormir d'épuisement. Dépité, la colère au creux du ventre, la tristesse dans l'âme, Renard se coucha aussi, et eut beaucoup de mal à lâcher prise dans les limbes du sommeil.
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