Chapitre 1 : Deux amies
Charlotte était une jeune femme discrète, au tempérament doux et bienveillant. Aimant le contact social, c'est tout naturellement qu'elle choisit de devenir éducatrice de jeunes enfants. Diplôme en poche, c'était à présent son premier jour en pouponnière.
Son cœur palpitait plus fort que d'habitude. La vie d'adulte commençait maintenant, avec toutes les responsabilités qui allaient de pair. Charlotte était partagée entre l'excitation qu'apportait cette promesse d'indépendance, et l'angoisse de ce changement. Pas vraiment sûre d'elle, elle craignait sans cesse de ne pas savoir comment s'adapter aux situations nouvelles.
À ses côtés, la très solaire Margaux. Les filles se rappelaient parfaitement de leur premier jour à l'école maternelle. Charlotte était là, timide, accrochée à sa mère, apeurée dans cette grande classe aussi colorée que bruyante. Déjà à l'aise, Margaux lui a tendu la main et, depuis, elles ne se s'étaient plus jamais quittées.
Margaux était le point de repère de Charlotte, son phare dans la nuit. Savoir qu'elles allaient travailler ensemble suffisait à la grande angoissée pour retrouver un brin de sérénité. Elle ne se jetait pas seule dans l'inconnu. C'était toujours plus rassurant à deux.
— J'espère que les collègues seront sympa, angoissait Charlotte en triturant son collier de perles de culture hérité de sa mère.
— J'espère quand même qu'il y aura parfois du drama, singea Margaux avec sa malice coutumière.
— Et, imagine, on se rend compte qu'on n'est pas faites pour ce métier ?
— Et si tu arrêtais de te poser des questions et tu profitais un peu de l'instant présent ?
Charlotte se tut, mais ses doigts agités sur les perles indiquaient clairement qu'elle ne cessait de se torturer l'esprit. À côté d'elles, une femme maigrelette, aux omoplates saillantes sous son débardeur ample, bavardait avec une autre dame, son extrême opposé physique :
— J'ai lu ce matin dans la presse qu'ils avaient envahi l'Allemagne. Ça se rapproche, ça se rapproche.
— Arrête donc de terroriser ton monde, pouffa la grosse femme. L'Allemagne a toujours été beaucoup plus impliquée que nous. Ça ne m'étonne pas que les russes aient voulu se venger.
— Quand même, insista la dame à la voix pincée, je pense sincèrement qu'il va bientôt être temps de quitter le continent. Ça sent pas bon.
Le bus freina sans douceur, menaçant l'équilibre précaire de Charlotte et Margaux qui se tenaient aux barres grasses et infestées de microbes. Les deux pipelettes se levèrent de leur siège et descendirent du véhicule qui se remit en marche, toujours brutalement.
— Tu crois qu'elle dit vrai ? chuchota Charlotte à son amie, la voix inquiète. Qu'on peut être envahis par la Russie nous aussi ?
— Non, je ne pense pas. Ils ont peut-être envahi l'Allemagne, mais ça ne veut pas dire pour autant qu'ils s'en sortiront victorieux. Ce pays a de la ressource pour les éloigner à nouveau.
— Moi, ça me fait peur tout ça.
— Toi, qu'est-ce qui ne te fait pas peur ?
Charlotte ne répondit pas et se contenta d'avaler sa salive avec anxiété. Elle ne parla pas pour le reste du trajet. C'était un peu trop pour une journée. Cette ambiance belliqueuse qui menaçait la France apportait une anxiété généralisée au sein de la population. Mais ce n'était pas le moment pour y penser. Il ne se passera sans doute jamais rien sur le territoire français.
Les deux amies descendirent au terminus de la ligne de bus. Elles firent le reste du chemin à pieds, environ un demi-kilomètre, pour se rendre à la pouponnière où elles étaient attendues pour leur premier jour de travail. Le temps était beau, rendant leur petite promenade agréable, apaisante. Cet échantillon d'activité physique était le bienvenu pour faire redescendre la pression qui s'accumulait dans le corps tendu de Charlotte.
La façade colorée se dressait maintenant devant elles, accueillante, promesse d'une vie professionnelle épanouie. Des petits lapins roses saluaient les visiteurs avec engouement. Leur bonne humeur était presque communicative. C'est Margaux qui ouvrit la porte du lieu encore silencieux, plongé dans la pénombre de la matinée déjà suffocante, évocatrice d'une journée caniculaire.
Plusieurs femmes de tous âges, ainsi qu'un homme, probablement trentenaire, se turent à l'entrée des deux amies. Dix têtes se tournèrent en direction des nouvelles arrivantes. Une quinquagénaire au style bloqué dans les années 80 se détacha du petit groupe pour aller au-devant de Charlotte et Margaux.
La femme avait des lunettes en demi-lunes posées sur le milieu de son nez, l'obligeant à hausser le menton pour regarder à travers les verres. Ce mouvement lui donnait un air hautain, impressionnant, et accentué par une bouche pincée. Elle n'avait pas l'air commode avec son brushing volumineux et sa frange blonde exagérément gonflée.
— Bonjour, commença cette dernière en leur tendant la main qu'elles s'empressèrent de serrer. Vous devez être mesdemoiselles Peintre et Vautier ?
— Bonjour, lui répondit Margaux avec son aplomb coutumier. En effet, c'est bien nous.
— Enchantée, je suis Constance Guardelier, la responsable de cette pouponnière. Profitons que les enfants dorment encore pour vous présenter l'équipe.
La cadre accompagna Charlotte et Margaux auprès de leurs nouveaux collègues et fit les présentations. Il y avait les éducatrices jeunes enfants, les auxiliaires de puériculture, le psychologue et l'éducatrice référente-famille chargée des visites médiatisées entre les enfants et leurs proches. Seul le médecin et son infirmière n'étaient pas présents ce jour-ci.
Ça faisait beaucoup de monde. Heureusement pour Charlotte, ils avaient tous l'air accueillants. Chacun déclara avec enthousiasme qu'ils attendaient leur arrivée avec impatience. L'équipe s'agrandissait enfin, promesse d'un confort de travail plus important. La bonne humeur qui se dégageait du petit groupe rebondissait sur les murs aux couleurs chatoyantes et se communiquait des uns aux autres.
Margaux se sentit immédiatement dans son élément. Vive, à l'aise, elle entamait déjà des conversations avec chaque personne présente face à elle. Plus réservée, Charlotte écoutait et souriait poliment, mais ne prenait que très peu part aux échanges. Et si on la prenait pour une idiote ? Elle qui n'avait rien d'intéressant à dire, à raconter. Mais, si elle ne parlait pas, elle passerait alors sans doute pour une nunuche. Quel enfer la socialisation !
Soudain, les pleurs d'un enfant se firent entendre, étouffés par une porte vitrée. Immédiatement, une éducatrice se dépêcha d'aller identifier et répondre à ses besoins. Rapidement imitée par ses collègues, tous furent vite actifs. La machine était lancée, le premier jour de travail des deux amies commençait enfin.
— Maintenant que les enfants se réveillent, fit Constance Guardelier à ses deux nouvelles recrues, nous allons pouvoir visiter les locaux. Suivez-moi.
La pouponnière était grande, les pièces se suivaient sans forcément se ressembler. Des dessins rappelant l'univers des contes de fées ornaient les murs avec gaieté. Les deux amies apprirent que l'établissement avait pu bénéficier de l'intervention d'artistes peintres grâce aux pièces jaunes. Constance Guardelier était visiblement très fière de ce projet qu'elle avait géré du début à la fin.
Peu à peu, les bambins émergèrent de leurs chambres. Les plus jeunes étaient portés par les éducatrices et les auxiliaires de puéricultures. Les autres avançaient de manière autonome à quatre pattes ou maîtrisant déjà la bipédie.
Cette ambiance sereine et enfantine permit à Charlotte de se détendre légèrement. Elle était dans son élément. Enfin, elle faisait le travail qu'elle aimait, celui pour lequel elle avait passé tant d'heures à étudier, quitte à en délaisser sa vie sociale et amoureuse.
La journée se passa rapidement. Il y avait de nombreuses informations à retenir, sans oublier la prise en charge très exigeante des enfants. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, le moment était déjà venu pour les deux amies de rentrer chez elles. Elles étaient lessivées, et si heureuses !
— Alors ? questionna Margaux en tenant fermement la barre de maintien du bus. T'en penses quoi de ta première journée de travail ?
— Je pense qu'on va se plaire ici, lui répondit une Charlotte souriante.
— J'en suis certaine ! J'ai vu que tu faisais ta première nuit après-demain. Pas trop stressée ?
— Non. Je pense même avoir plutôt hâte.
— Pincez-moi je rêve ! Une situation inconnue qui ne t'effraie pas ? Qui êtes-vous ? Et qu'avez-vous fait de ma Charlotte ?
— T'es bête.
Complices, les deux amis rirent de bon cœur. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
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