Ces gens-là

 J'avoue que là je suis surpris. Entre ta rupture, ta polaire d'écriture et ta tenue casual, je ne me souvenais plus que tu pouvais ressembler à ça.

Le Monstre tourne autour de moi tandis que j'admire mon reflet dans la glace. Finalement, je ne m'en sors pas si mal. J'ai décidé de ne pas porter de robe, ça fera râler mon éditeur qui s'attend à me voir débarquer en greluche à paillettes.

Le Dragon a eu son mot à dire et il a choisi trois morceaux de tissus. Un pantalon avec la veste de smoking kaki assortie et une culotte, c'est évident. Je porterai les escarpins pieds nus et le décolleté vertigineux de la veste sans rien en dessous donnera le change pour la féminité. Le Saurien Imaginaire m'enveloppe de son haleine fantastique, ce soir j'ai le parfum d'un Monstre Sulfureux qui colle sur ma peau.

Luc est déjà à la réception depuis cinq minutes lorsque je sors de l'ascenseur. Dans ma tenue de fête je ne suis que colère, vengeance et frustration sexuelle. Le passager Paris-New York sourit et me tend son bras.

— Vous rendez beaucoup mieux debout sur la terre ferme qu'assise dans les airs, vous savez ?

— Vous êtes très bien aussi, je suis certaine qu'on va faire un malheur ce soir tous les deux.

Je tends les bras vers son cou pour dégrafer le premier bouton de sa chemise. Luc est grand, il a les épaules aussi larges que son sourire : il va être parfait.

— En quoi puis-je vous être utile ce soir, si ce n'est à trinquer une fois de plus avec vous ?

— Mon éditeur me les gonfle sévère, j'aimerais compter sur votre nonchalance et votre désinvolture pour m'aider à rattraper l'affront qu'il m'a fait subir cet après-midi.

— Oh je vois ! Vous voulez que je sois désagréable avec quelqu'un que je ne connais pas ? Vous avez eu bien raison de vous en remettre à moi, dit-il en tapotant le dos de ma main. Allons dézinguer ce malfrat, voulez-vous ? Alors comme ça vous êtes écrivain ?

Juste avant que nous empruntions le couloir qui mène à la salle de réception, la jeune femme de la réception qui remplace Alisha pour la soirée me rattrape.

— Mme TheGrey, certains invités me demandent une adresse mail à laquelle vous écrire. Dois-je leur donner celle que vous nous avez fournie ?

Je réponds avec un hochement de tête et un sourire, après tout je n'aurais qu'à faire un copier-coller de il est vraiment très sympathique pour répondre à mes mails.

Luc est impatient de connaître les règles du jeu de ce soir, je m'empresse de les lui expliquer avec précision :

—Mon éditeur m'agace. Il veut de moi quelque chose que je n'ai pas envie de faire.

— Quoi donc ? Je suis intéressé.

— Il veut une suite. Mais je n'y arrive pas et surtout je n'ai pas envie d'essayer vraiment. J'ai envie d'écrire autre chose. Si je ne lui donne pas le tome 2, il refusera de lire mon autre projet.

— Aaaaahhh je vois. Tout s'éclaire : je dois vous aider à faire un caprice sur votre lieu de travail ! Vous ne voulez pas faire ce que votre boss exige, c'est bien cela ?

—Si vous mettez de côté l'aspect créatif et artistique du dossier à rendre, vous êtes dans le vrai, rétorqué-je un peu piquée.

— Ah non, ma chère. Voyez-vous il y a des bureaux entiers pleins à craquer de jeunes créas qui inventent des slogans, des pubs, des images et des contextes pour faire rêver le monde au quotidien. L'image de l'auteur qui écrit enfermé seul dans une chambre sous les toits est aussi romantique que désuette. Le talent et la création sont le fruit d'un travail acharné. N'importe quel abruti peut avoir une idée, ceux qui sont capables de la mettre en forme pour présenter aux autres en s'attirant leur unanimité ne sont pas légion.

Je ne lui réponds pas. Je n'ai pas grand chose à redire à cela et nous approchons de la porte de la grande salle.

— Ce qui vous manque ce n'est pas votre capacité ou votre force de travail, ce qui vous manque en ce moment c'est l'idée. La passion.

Luc me fait un clin d'œil avant de placer ma main sur son avant-bras.

 Fallait pas l'inviter lui, il plombe le moral et il me pique les répliques.

Avant d'entrer dans le bassin avec les requins mon partenaire se penche pour me glisser quelques mots à l'oreille :

— J'oubliais l'essentiel : vous êtes splendide dans cette tenue. Si je rentre sans vous ce soir le plus difficile sera de choisir entre le souvenir de votre décolleté ou celui de votre chute de reins.

— Le compliment me va droit au cœur, mon ami. Prenez garde à vos souvenirs, ils risquent de générer des callosités sur vos paumes. Ce serait dommage sur d'aussi jolies mains, vous en conviendrez.

Nous échangeons un ricanement de connivence avant d'entrer dans le bassin où nagent les squales de l'édition new-yorkaise. Je caresse son avant-bras et enfile mon sourire de travail pour aller présenter mon invité à mon patron. Ils sont tous en noir et blanc. Les hommes comme les femmes. Pas de couleurs, et pas d'odeur. Ces gens-là sont comme l'argent qu'ils brassent et je serai l'attraction principale de la soirée dans ma tenue vert dollar.

J'ai la baraka qui se démonte. La créativité branlante. Il me semble que le Dragon est resté sur le pas de la porte.

Une vibration dans ma pochette me tire de mes angoisses.

De : Nico
À : Saah
Objet : tes trucs

Tu as oublié quelques merdes dans mon appart. J'ai appelé ton amie Aurore (que j'ai toujours trouvée à mon goût d'ailleurs). Je dîne avec elle ce soir pour lui rendre. Je me souhaite une bonne soirée d'ailleurs.

La haine de ce connard est communicative. Garder-le contrôle à tout prix ! Quoi qu'il arrive, garder le contrôle pour la soirée et donner le change. Pas le temps et encore moins la possibilité de répondre à son mail dégueulasse, faire confiance à Aurore.

Je repère Hugues de dos. Il discute avec un groupe en noir et blanc aux cheveux gris. J'invite Luc à me suivre pour lui présenter l'éditeur à qui je dois ma renommée mais lorsque mon patron se retourne mon partenaire a un mouvement de recul.

— Attendez, je crois que nous avons un problème.

— Non Luc. Non, pas maintenant, je vous en prie, tout va bien se passer, vous comme moi on s'en fout de ces gens !

— Malheureusement non. Je n'ai pas fait le lien mais si on est dans une soirée pour "Hugues & ses amis", je risque de ne vous être d'aucune aide ce soir, ma jolie. Il s'agit d'un de mes plus gros clients.

Cela tient du miracle que je ne me vomisse pas sur les seins à l'instant où il prononce ces mots. Mon allié vient de repasser dans le camp adverse. J'ai tissé une toile à deux francs cinquante-huit.

Mon ex envisage de se taper ma meilleure amie.

Je n'ai plus de passion.

Je suis une piètre araignée.

Je suis au milieu d'une soirée où tout le monde attend que je me vautre d'une façon ou une autre.

Face à l'ennemi je suis sans allié, sans créativité et sans soutif.

 Tout n'est pas perdu, je suis encore là. N'oublie pas que chez ces gens-là : on ne pense pas, ma chère, on ne pense pas. On compte.

Avec mon sourire figé, je regarde Luc et Hugues se serrer dans les bras en échangeant des courbettes commerciales. Je ne peux même lui en vouloir.

On compte.

On me fait serrer la main à des libraires, des traducteurs, un scénariste. Je m'exécute avec la docilité d'une reine déchue, bouffée par sa propre fiction.

Une nouvelle séquence d'ondes m'arrachent à mon mutisme. J'imagine que Nico s'apprête à me donner le coup de grâce, quelque part ça n'a pas d'importance, j'appellerai Xavier en larmes tout à l'heure si le décalage horaire me le permet.

De : [email protected]
À : Saahthegrey
Objet : 2ème mail à écrire.

Je me suis un peu caché c'est vrai, mais je voulais pouvoir te regarder marcher à loisir. Le grand mec à tes côtés te met en valeur : vous êtes très bien assortis, vous avez l'air de bien vous entendre.

Après je me suis approché de la salle par l'autre entrée, celle du service. Les jeunes femmes me laissent entrer sans broncher contre un selfie. Je me sentais comme un insecte, imperceptible et puissant, j'ai pu t'observer à ma guise.

Tu ne me voyais pas mais je te regardais comme une proie au centre de mon hôtel favori. Ta peau nacrée leur jette le reflet de ta lumière aux yeux. T'as le plexus solaire.

J'ai attendu ce moment longtemps sans savoir si tu viendrais. Maintenant que je te sais à l'intérieur de ma toile, aurais-je l'occasion de t'offrir une bière demain soir ? Puis-je imaginer que ton partenaire ne fera pas partie de nos échanges ?

D.

Au dessus de la foule venue me saluer, le Dragon décrit des cercles, il choisit sa victime, histoire de remettre un peu de couleur dans le noir et le blanc.

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Coucou les gens là,

Je voulais dédier ce chapitre à Giselle_Marion qui a un vrai talent romance. D'ailleurs elle participe ce mois-ci au concours de RomanceFR (si tu aimes les histoires d'amour tu fonces t'inscrire très vite, c'est important) avec "L'Arc de Cupidon", une histoire pétillante qui vient tout juste de commencer et qui est très prometteuse. Une théorie très souvent ignorée y est expliquée dans le premier chapitre. Allez la lire et l'encourager elle le mérite amplement (et en plus c'est rigolo et bien écrit, j'aime beaucoup).
J'en profite pour embrasser la dame 😘.

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