Le filet de lumière et le ronronnement des moteurs des voitures défilant dans la rue adjacente, se faufilant entre mes volets, vient tendrement réchauffer mon visage figé dans un sommeil léger et perturbé par le vacarme alentour qui retentit dans ma tête. Je me lève péniblement du canapé pouilleux qui est bien le seul meuble encore debout dans mon pitoyable appartement.
Ce nouveau départ dans ma vie était vraiment à chier. Mais je n'avais pas d'autre choix, ma femme m'a jeté à la porte en obtenant les droits sur notre fille, je devais améliorer ma situation, contrôler mon alcoolémie, trouver un job, un appartement, une vie stable pour pouvoir revoir ma fille. Telles étaient les conditions imposées par le juge des affaires familiales. Je devais m'y plier, mais... Ce n'était pas si simple. Le pays entier est en reconstruction, en parallèle de ma propre vie. La guerre s'était achevée, Mussolini s'est fait fusillé puis pendu par les pieds à Milan pour être humilié par le peuple en colère. Une mort bien atroce et absurde, propre à lui-même, à cette espèce de porc.
Je devrais arrêter de me lamenter, et commencer par nettoyer les bouteilles qui jonchent le sol, il n'y a pas moyen que je marche sans me couper. Et il faudrait que je rase ma barbe, je ressemble vraiment à un clochard dans mes habits puant de sueur, de vomi, d'alcool, et... De sang, et de pourriture...? Je n'en vois pas sur moi, mais l'odeur est présente, étouffée. J'aurais oublié un steak saignant dans une assiette hier soir...? J'en doute, je ne me rappelle même pas de ce que j'ai pu faire la veille. Lentement, je repoussais les bouteilles de mes pieds dans un tintement sonore, dans mes déplacements incertains pour chercher la source de l'odeur. Elle n'est pas dans mon appartement.
Je sortais dans le couloir menant aux appartements voisins, tout aussi minables que le mien. C'était réellement un immeuble de la seconde chance pour les mecs tarés. Mon voisin de gauche en était un, de mec taré. Je l'entendais constamment se disputer avec un autre, je crois que c'était son frère. Les murs sont aussi fins que des papiers de cigarettes, alors je pouvais facilement comprendre que leur engueulade tournait autour d'une femme. Quelle ironie.
Je venais toquer chez lui, en râlant à cause du boucan qui ne cessait de battre dans ma tête. La putain de gueule de bois, la meilleure solution pour s'en débarrasser, c'est de boire davantage, disait-on.
"Oh, Gianni, t'es là ?"
Peut-être qu'il saurait d'où vient cette horreur. Imaginez que quelqu'un se soit fait tuer dans l'immeuble, ha. Peu probable et complètement absurde. On vit dans un village paumé dans le Sud de l'Italie, avec la moitié des habitants qui ne sont que des personnes âgées ou des types pauvres qui cherchent à se repentir des erreurs de leur vie en prenant un nouveau départ nulle part.
Gianni ne répond pas. Il est probablement en train de pioncer encore, ou de décuver une bonne cuite. Non, ça c'était moi. Mon poing s'apprêtait à s'abattre à nouveau sur la porte, quand elle s'ouvrit d'elle-même.
L'odeur empestait l'appartement, et me donnait la nausée. Cela me paraissait une effluve familière... Instinctivement, je pensais que ce que j'avais émis comme plaisanterie pourrait être une réalité finalement. L'appartement était plongé dans la pénombre, je m'y aventurais d'un pas hésitant, je redoutais ce que je pourrais y découvrir, mais il fallait que j'en ai le cœur net. Je devais chasser les cauchemars de la guerre, je devais connaître la vérité. J'ai toujours eu ce sentiment de justice, de vérité. Je devais le satisfaire, c'était un besoin vital.
Le silence catholique était brisé par le craquement du plancher sous mon poids, je me croirai dans un film de suspens, la poussière qui flottait dans l'air me chatouillait le nez, et mes yeux s'habituèrent à l'obscurité pesante. Mais ce qui attira mon attention se trouva sous la plante de mon pied : quelque chose de liquide et tiède imbibait le sol d'une flaque épaisse. Ca n'avait rien de semblable à de l'eau ou de l'alcool. L'odeur ne trompait pas : c'était du sang. Le mien ne fit qu'un tour, et je cherchais à calmer mes pulsions. Il me fallait me calmer, je ne devais pas perdre mes moyens, je devais trouver ce qu'il s'était passé ici, et aider peut-être, si la personne dont le sang s'écoulait est encore en vie. Les flash de mes souvenirs, comparables à des cauchemars irréels de la guerre, troublèrent mes sens pendant que je cherchais à me soulager de la douleur et de la nausée qui montaient en puissance. Une bouteille, vite... Là. En voilà une...! C'est une chance inespérée de trouver ce Saint Graal quelque part par terre au milieu du désastre encore dissimulé dans la pénombre. Il me faudra trouver de quoi éclairer.
Mais d'abord... Je venais me délecter de ce poison si tendre et amer, qui me brûlait la gorge et transformait les images des corps à l'abandon dans les rues des villes désertées sous le vacarme des bombes et des tirs, tout devenait flou dès lors que le venin s'étendait dans mes veines. J'étais si tendu qu'elles marquaient comme les traces noires d'un marbre maladif. Je détestais ce nom, celui que ma femme me donnait, celui que les médecins me donnaient, celui que les tribunaux me donnaient. Je ne suis pas malade, et je le leur prouverai, je saurai me racheter de mes erreurs moindres. Personne ne comprenait ma souffrance tirée du virus de la guerre.
Alors que j'étais en train de ramper tel un chien battu, je me redressais en tâtant des mains autour de moi pour chercher une lampe. L'une d'elle se heurta à mon pied, elle avait été renversée par terre. Je ne me posais pas vraiment la question de pourquoi elle n'était pas à sa place, rien ici ne semblait l'être, moi plus que tout. Je la redressais, et cherchait à l'allumer, c'était une vieille lampe à huile. Mon briquet toujours niché dans ma poche arrière gauche de mon pantalon devrait faire l'affaire. Il m'a toujours sauvé en cas de panne d'électricité. Les étincelles flamboyantes vinrent embraser la ficelle imbibée d'huile dans la lampe, et la faible lumière qui s'en extirpait apportait un brin de chaleur à l'ambiance glaciale de l'appartement. Mais à peine ai-je le temps de lever la lampe que la silhouette avachie de mon voisin se dessinait sous les rayons tracés dans la poussière qui flottait dans l'air. Et toute la scène se détaillait peu à peu sous mes yeux hallucinés.
Je le connaissais à peine, mais le trouver là, le regard exorbité, il ne clignait pas des yeux, comme si le temps avait cessé de se tisser pour lui. C'était une vision bien plus particulière lorsque cette personne a été de passage dans notre vie. On aurait pu croire qu'il était juste détendu à première vue, mais la crevasse ouverte sur sa carotide brisait l'imaginaire vers une réalité plus brutale. Sa chaire avait été maltraitée et déchirée avec insistance autour du cou, comme si on avait tenté de le scier, ses mains avaient été ligotées aux accoudoirs de son fauteuil verdâtre. C'était une véritable torture, sans nul doute. C'était un travail fait à l'arrache et le désir de vengeance, la pulsion folle de contrôler la vie et la mort d'un être conscient, le sentiment de puissance et de supériorité face à l'effusion du sang, face à la supplication, la douleur et l'effroi qui se lisaient et s'étaient figés dans son regard désormais vide et assombri, dont l'étincelle de vie s'était éteinte à tout jamais. Mais qui est le monstre qui aurait pu faire ça ? Se languir de plaisir face à la souffrance d'un autre ? Avait-il tant de problèmes pour qu'on le lui souhaite... non. Pour qu'on l'assassine aussi violemment.
Malgré l'horreur, je ne pouvais décrocher mon regard, mon corps paralysé. Il fallait que je bouge, mais plus rien ne m'obéissait, mes jambes pouvaient flancher à tout moment tant elles tremblaient comme une feuille s'accrochant à sa branche dans un ouragan, et le briquet comme la bouteille filèrent entre mes doigts dont la force me quittait. J'étais impuissant dans ma propre torpeur, c'était comme dans ces rues où piétiner les cadavres faisait parti du quotidien. Rien n'était normal, ce n'était pas humain. Je ne parvenais plus à voir ni à penser clairement, jusqu'à ce que des flammes s'élèvent pour me chasser de l'appartement. La fumée s'accumulait et me comprimait les poumons, comme si je me noyais. L'instinct de survie reprit le dessus. Depuis combien de temps étais-je ainsi ? Il n'y avait pas moyen que je sauve quoique ce soit. Ma conscience avait eu comme une absence, encore. Cela m'arrivait fréquemment de m'éveiller sans saisir le temps qui s'est écoulé et les choses qui se sont déroulés. C'est sûrement à cause de ça, que je n'ai pas dû remarquer ce qui se tramait dans l'appartement qui voisinait le mien. La culpabilité me gagnait, j'aurais pu être utile et sauver quelqu'un pour une fois dans ma putain de vie misérable. Mais je n'avais pas le temps de m'apitoyer, ou du moins, si je restais stupéfait, je n'en aurais plus jamais le temps. Je devais sortir.
Rampant sous la fumée dense, je tentai d'échapper à ce piège de feu qu'était devenu l'appartement. J'avais laissé la porte ouverte en rentrant, donc tout l'immeuble s'est rapidement retrouvé en proie aux flammes, aux cendres et à la fumée. Mes poumons me brûlaient, mon corps tremblait comme le plancher fragilisé par la puissance dévastatrice des flammes. J'étais tellement l'esprit obsédé par la douleur et la faiblesse de mon corps dans cette situation que je ne réalisais pas lorsque j'atteignais enfin l'entrée de l'immeuble. Des voisins vinrent me tirer par les aisselles pour me sortir de là, et je n'ai pas eu la force de réagir tant j'étais troublé par des vertiges. Je sentais venir l'évanouissement proche, j'avais sans doute trop respirer l'haleine néfaste du brasier. Je ne distinguais plus clairement ce qui m'entourait, les silhouettes des secours me paraissaient indistinctes et leurs voix si lointaines.
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