CHAPITRE XXXI : L'APPEL DE LA REINE

Les paupières de Siannie papillotèrent, puis s'ouvrirent sur Oisan qui l'observait avec son stupide sourire en coin. Elle se releva brusquement, prête à en découdre, mais la reine ne lui en donna pas le temps en lui attrapant ses mains, les yeux brillants d'excitation.

— Vous êtes enfin réveillée, dame Siannie ! Je suis tellement soulagée ! Je suis l'une de vos plus grandes admiratrices ! Je n'arrêtais pas de demander à père de me conter vos aventures en Asmuque ! Avec Oisan et Milréade, vous formiez un trio si extraordinaire !

La magicienne ignorait sur quel pied danser. D'un côté, cette jeune femme, qui la couvait d'une montagne de louanges plus ou moins exagérées, se révélait absolument touchante, de l'autre, il s'agissait de la reine. En quelques décennies, elle avait perdu toute notion du protocole, aussi choisit-elle d'accueillir la joie manifeste de cette enfant avec un sourire poli de circonstance.

— Mon père m'a confié à quel point il avait été déçu, lorsque vous avez refusé la place de lanidrac, continua la souveraine.

Siannie se pinça les lèvres et écarquilla ses yeux. Elle n'aurait jamais imaginé qu'Eógan soit allé jusque-là dans ses histoires. Elle coula un regard vers Oisan qui afficha un visage blême. Trente-huit années à lui taire ce détail s'écroulèrent en quelques secondes.

Quand elle réalisa, à l'expression de ses deux interlocuteurs, qu'elle venait de révéler une information compromettante, le teint de porcelaine de Darina rosit.

— Je pense qu'il est grand temps de prévenir ces pauvres gens que le danger est écarté, balbutia-t-elle. Je vais de ce pas dans les sous-sols de la mairie afin d'en discuter avec ce brave monsieur Madeg.

Elle s'enfuit de la scène avec un rire gêné.

— Ainsi, tu as refusé la place de lanidrac.

Oisan avait articulé cette phrase, le regard vide, visiblement sous le choc.

— Oui, mais je n'étais que le second choix. Eógan a d'abord formulé sa demande à Milréade qui a refusé pour retourner à Draguilême, tenta-t-elle de minimiser.

— Bien évidemment.

Un silence oppressant s'ensuivit. Un frisson désagréable effectua des aller-retours dans le corps de la magicienne. Crever un abcès de trente-huit ans se révélait une entreprise peu aisée.

— Je te prie de me pardonner, souffla son ancien amant, cette fâcheuse information confirme que j'ai été un sacré goujat et j'ai besoin d'un instant pour l'assimiler.

Il rit nerveusement puis l'observa avec cette douceur qui, elle devait bien l'admettre, lui avait manqué. Le cœur de la magicienne se serra et elle tenta, tant bien que mal, d'afficher une expression neutre ; hors de question de le laisser s'en sortir à si bon compte. Elle se contenta d'acquiescer.

— Je me suis octroyé le beau rôle, car tu étais partie, poursuivit-il. C'était plus simple de me dire que tu m'avais abandonné parce que tu refusais de me soutenir, alors que tu avais raison, j'avais bel et bien trahi notre promesse de parcourir le monde ensemble. J'imagine que tu aurais aimé que je te dise cela sans avoir été mis au courant, mais acceptes-tu tout de même mes excuses ?

La magicienne soupira :

— Cela fait trente-huit ans que je les attends terrée dans ma clairière au cœur des Martilles. Je suppose que je devrais apprendre à me montrer plus conciliante.

— Est-ce que cela signifie que tu ne me détestes plus ?

Elle dut se retenir de rire face à sa moue de gamin.

— Disons que je te déteste moins.

À ces mots, elle lui accorda enfin un sourire franc qu'il lui rendit avec joie.

— Vous ne comprenez pas, madame Branne, si nous acceptons de vous aider, nous perdons tout.

Plusieurs dizaines de minutes s'étaient écoulées depuis que Cadine avait rejoint les deux jeunes gens qu'elle avait reconnus. La fille, qui devait avoir un peu plus de vingt ans, avait affiché un air contrarié quand elle l'avait aperçu, tandis que l'adolescent ne cachait pas son enthousiasme.

Quand ce dernier s'était adressé à sa sœur en langue des signes, elle avait réalisé qu'il s'agissait de Rohan, l'employé de Prevel. À contrecœur, l'aînée avait expliqué qu'ils s'étaient rendus au tribunal, car le garçon de ferme avait souhaité raconter qu'il avait assisté à l'assassinat de son patron.

Malheureusement, le juge avait eu vent de leur présence le jour du procès et s'était empressé de se saisir du dossier de succession. Prevel avait clairement exprimé sa volonté de nommer Rohan en tant qu'héritier dans son testament. Meirgin les avait menacés de le rendre non recevable s'ils s'obstinaient à vouloir témoigner.

Le notaire, qui s'était d'abord montré bienveillant à leur encontre, devint distant du jour au lendemain. Cadine se souvint que Maho lui avait raconté l'odieux chantage que le magistrat avait fait subir au greffier. Sans doute que cette tête de fouine avait utilisé le même procédé.

Rohan signa avec vigueur. Sa sœur soupira :

— Mais mon frère insiste pour vous aider. Le juge ne lui inspire pas confiance. Il est convaincu qu'il ne tiendra pas parole et lui volera quand même le domaine, avec ou sans son témoignage.

Cadine eut un mal fou à cacher sa joie, mais elle sentait le regard du magistrat lui percer le dos.

— Faites mine de m'envoyer balader, je retournerai à ma place l'air penaud.

C'est alors que la reine fit son entrée, entourée des gardes de la mairie. Son visage rayonnait. Une douce chaleur envahit la poitrine de Cadine. La présence de la souveraine signifiait que la ville se trouvait hors de danger.

Rassurée, elle se rapprocha du secrétaire Pembroke.

— Mes chers sujets, j'ai l'immense joie de vous annoncer que le géant a été maîtrisé !

Une clameur s'éleva chez les réfugiés des sous-sols et peu à peu le brouhaha devint des « Vive la reine » scandés à l'unisson.

Cadine crut rêver lorsqu'elle vit Darina lui adresser un sourire entendu et fendre la foule à sa rencontre. Elle lui attrapa les mains.

— Ma chère madame Branne, c'est à votre époux que nous devons cette victoire !

— Vraiment ? manqua de s'étrangler l'aubergiste qui eut énormément de mal à imaginer Maho brandir une épée.

Les deux jeunes femmes furent interrompues par un raclement de gorge sinistre. Le ton mielleux du juge hérissa les poils de Cadine.

— Avec tout le respect que je vous dois, ma chère souveraine, je pense que vous faites erreur. Maho Branne est un meurtrier notoire qui rejoindra la potence dès demain. Quant à cette jeune femme, il est évident qu'elle...

— ... Votre honneur, seriez-vous en train de remettre en question votre reine ?

Elle le fixa d'un regard perçant qui provoqua chez le juge un mouvement de recul. Cadine remarqua, sur le front plissé du magistrat, des gouttes de sueur qui perlèrent tandis que sur les lèvres de la monarque un sourire carnassier se dessina. Cette dernière s'adressa de nouveau à ses sujets :

— Mes chers amis, je me doute que la nuit s'est révélée longue et riche en émotion. Je me permets cependant de tous vous inviter sur la grande place, car j'ai des annonces de la plus haute importance à vous transmettre. Bien évidemment, votre honneur, vous êtes convié à m'accompagner sur scène afin de nous apporter vos lumières.

Cette fois, le visage du juge affichait une vive inquiétude et, manifestement, il ne savait plus sur quel pied danser.

— Mon cher monsieur Madeg, faites sonner la cloche de la mairie, pour informer la ville de mes dernières instructions.

Cloîtrés dans la boutique, Arwel et Laora somnolaient blottis l'un contre l'autre, dans la torpeur de leur impuissance. Depuis le départ de la reine et de Cadine, ils avaient entendu, à plusieurs reprises, des bruits d'effondrements qui provenaient de la grande place. Était-ce ce fameux géant ? Puis plus rien. Madame Tangi avala une nouvelle tasse de yogrolaine. C'était sa troisième théière. Cette attente commençait à devenir insupportable.

Les cloches de la mairie sonnèrent et provoquèrent le sursaut de la couturière et des deux commis. Ils échangèrent une expression surprise qui décupla lorsque la voix de monsieur Madeg résonna.

— Mes chers amis, c'est avec une joie immense que je vous annonce que la reine a vaincu la créature qui menaçait de détruire notre ville. Sa Majesté convie la population à se rassembler sur la grande place.

Tous les trois s'observèrent un instant, cherchant à décrypter sur le visage de chacun s'ils avaient bien compris ce qu'ils venaient d'entendre. Était-ce terminé ? Laora se décida à se lever la première et écarta discrètement le rideau. Les portes s'ouvraient une à une laissant apparaître les regards hagards des habitants du quartier qui se risquèrent à sortir. Peu à peu, la rue se remplit d'un cortège de lanternes qui se mouvait vers la grande place.

— Je crois que c'est bon, chuchota l'adolescente.

Sa mère et son amoureux la rejoignirent, ce qui l'obligea à pousser un peu plus le tissu mauve. Son cœur manqua un battement lorsqu'elle aperçut, tapie dans l'ombre d'une impasse, une silhouette familière.

— Je reviens ! cria-t-elle en se précipitant hors de la boutique et en fendant la foule en direction de l'homme qui se tenait recroquevillé.

— Monsieur Briac... souffla-t-elle.

Son patron, qui tremblait comme une feuille, ne prit même pas la peine de relever sa tête, qu'il cachait entre ses bras.

— Tout est de ma faute. Tout ce qui est arrivé est de ma faute. Les esprits des sylves, des eaux et des monts ont envoyé ce géant pour me retrouver.

Laora s'agenouilla.

— Vous avez entendu le maire ? Il a été vaincu.

— Tu ne comprends pas ! s'écria-t-il en dévoilant son visage trempé de sueur, ils vont en envoyer d'autres, jusqu'à ce qu'ils me retrouvent !

La gorge de l'adolescente se noua. Cet homme qui lui avait tant appris était en train de perdre la raison. Elle inspira profondément avant de demander :

— Comment pouvez-vous en être sûr ?

— Ce sont eux, articula-t-il en montrant le mur au bout de l'impasse, ce sont eux qui n'arrêtent pas de me le répéter, encore et encore.

— Et qui sont-ils ?

— Ce sont Maho et le fermier. Ils ne cessent de me hanter.

— Mais, monsieur Briac, monsieur Maho est vivant. Vous l'avez entendu pendant le concours, n'est-ce pas ?

Les lèvres du cuisinier tremblèrent. Ses yeux cernés se remplirent de larmes qui roulèrent sur ses joues.

— Alors je n'ai pas rêvé, ma petite Laora ? C'était bien Maho ? Il est vivant ? Je ne l'ai pas tué, lui aussi ? Dans ce cas, pourquoi se trouve-t-il là, en train de se moquer de moi ?

Il pleurait et hoquetait bruyamment. Le voir si misérable serra le cœur de la commise. Elle lui prit la main.

— Monsieur Maho ne se trouve pas ici, monsieur Briac, et, au fond de vous, vous savez qui sont réellement ces fantômes, n'est-ce pas ? Vous savez ce qu'il vous reste à faire pour vous en débarrasser.

La voix de la jeune fille tremblait sous le coup de l'émotion. Le cuisinier acquiesça en sanglotant. Elle vit Arwel et sa mère sortir, la lanterne à la main, la chercher du regard.

— Je dois partir, monsieur Briac.

Pour toute réponse, il se recroquevilla de nouveau sur lui-même. Tristement, Laora le quitta.

Illustration : ValessiaGo

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