CHAPITRE XXX : LE RAGOÛT DE KIOBUTROL

Au sommet du bûcher dressé pour le feu de joie, Siannie inspira profondément avant de déclamer :

Toaz lecud !

Le chaudron qu'elle avait laissé dans la cheminée apparut à ses pieds. La magicienne y vida tous les flacons de Kiobutrol qu'elle possédait. Après avoir lancé un sort de transportation, elle rejoignit ses deux confrères. Elle soupira d'exaspération quand Oisan lui sourit, puis, ensemble, ils s'exclamèrent en direction du ragoût :

Clacoz tseiclo !

Deux éclairs rouges surgirent de leurs sceptres et la taille du récipient en cuivre augmenta significativement. Les jambes de Siannie cédèrent et elle dut se tenir à son bâton pour ne pas tomber. Oisan se précipita pour la soulever. Elle avait perdu trop de force pour se débattre. Incapable de lui demander de la remettre à terre, elle se résigna à se laisser porter.

— Iomaire, c'est à vous de prendre le relais, mon cher.

L'édivre acquiesça et déclama :

Flira !

Un jet de flamme alluma le bûcher.

Le lanidrac chuchota à la magicienne :

— Te reste-t-il assez de mana pour renvoyer ton sceptre ? Je ne pense pas que tu en aies de nouveau besoin aujourd'hui.

Cet imbécile avait raison.

Lada fesdo, souffla-t-elle.

Son bâton disparut ce qui lui permit d'entourer le cou de son ancien amant. Elle hurla intérieurement d'être devenue si vulnérable. Sa fureur prit des proportions intolérables lorsqu'elle constata qu'il émettait toujours ce parfum boisé qui la rendait folle. C'était tellement injuste.

— Je te déteste.

— Même après tout ce temps ? Moi, je t'ai pourtant pardonné.

Hors de question de laisser sa voix douce et grave l'envoûter. Elle n'avait plus rien à voir avec cette jeune femme transie d'amour.

— Me pardonner ? ricana-t-elle. C'est toi qui m'as trahie.

Un faible frémissement émana du corps du magicien.

— Que t'imagines-tu ? Moi aussi je me suis senti trahi quand tu es partie. J'avais le cœur en miette, j'ai cru en mourir. J'avais besoin que tu me soutiennes.

Comment osait-il ? Elle empoigna la capuche de sa cape. Si elle avait pu, elle l'aurait déchirée de rage.

— C'est toi, et seulement toi, qui as trahi notre promesse, Oisan.

Elle l'entendit soupirer tandis qu'il grimpait les marches qui les menaient sur la scène.

— Siannie ! s'exclamèrent Maho et Galeknar.

Oisan la déposa délicatement. Elle sentit le gnome lui soutenir la tête tandis que son protégé lui tenait la main.

L'air suffisant du magicien avait laissé place à une profonde tristesse. Elle aurait aimé s'en réjouir, mais son cœur se serra. Pour ne plus y penser, elle porta son attention sur la reine. La jeune femme, cramponnée à son épée, tenait bon et continuait à maintenir le géant dans sa prison électrique. Il n'y avait pas à dire : la fille d'Eógan possédait un sacré cran.

Siannie sourit puis perdit connaissance.

Maho, pris de panique, secoua les épaules de la magicienne en criant son nom.

— Ne t'inquiète pas, p'tit gars. Elle a épuisé son mana, le rassura Galeknar. Invoquer un objet aussi volumineux et se situant à une si longue distance en exige une quantité folle. Elle devrait se réveiller d'ici à une vingtaine de minutes.

Le lanidrac lança un regard préoccupé en direction de la reine, puis demanda :

— D'ici combien de temps pensez-vous que ce sera prêt ?

— Dès que l'odeur nous parviendra.

C'est à ce moment qu'un parfum enivrant leur chatouilla les narines.

— Vous aviez raison, sourit le magicien, c'est absolument irrésistible. Dazfuldesok !

Il disparut à ces mots et apparut auprès de Darina qu'il entoura de ses bras avant de revenir sur la scène par le même procédé. Tous deux s'écroulèrent sur le plancher, la reine encore cramponnée à son épée. Iomaire les avait entre-temps rejoints.

Le géant, à peine libéré de sa prison, se rua vers eux. Maho sentit un liquide chaud couler le long de ses jambes. Il allait se faire dévorer habillé en femme et trempé par sa propre urine. Il se consola en se disant que ce monstre trouverait son goût infect.

La créature interrompit sa course et se mit à renifler bruyamment. Il se détourna de la scène et se dirigea vers le chaudron avant de s'en saisir à deux mains. La panique submergea le cuisinier :

— Il va se brûler et renverser le ragoût !

Mais, imperturbable, Darkec souleva le récipient en cuivre et le porta à ses lèvres.

— J'ai pris la liberté de lancer un sort de refroidissement avant de vous rejoindre, précisa Iomaire.

Maho se laissa tomber de soulagement auprès d'Oisan et de Darina. Un silence oppressant pesa sur la grande place. Seuls les glouglous bruyants qu'émettait le géant résonnaient.

Le moment de vérité avait sonné.

Une fois le ragoût englouti, Darkec jeta rageusement l'énorme chaudron contre le bâtiment qui se trouvait face à lui, brisant une fenêtre et provoquant l'écroulement d'une partie du mur.

— Meurig en sera tellement contrarié, soupira Darina.

— À n'en point douter, confirma Oisan.

Repu, il émit un rot si puissant qu'ils sentirent la scène trembler.

— Est-ce que vous pensez qu'il nous a oubliés ? se hasarda Galeknar.

Comme pour le contredire, le géant se retourna en leur direction. Son visage se contracta de colère lorsqu'il les aperçut.

— Ôtez-moi d'un doute, Oisan, ce n'est pas une potion que nous devons activer avec une formule ? articula Darina avec difficulté.

— J'avoue avoir oublié, reconnut le magicien, c'était il y a quarante-trois ans la dernière fois que j'y ai eu recours. De nous deux, c'est Siannie la spécialiste des potions.

Tous se retournèrent vers l'ermite des Martilles, toujours inconsciente. Galeknar la secoua frénétiquement.

— Siannie ! La formule !

Darkec courut en leur direction, le poing levé, dans un hurlement terrifiant. La poitrine de Maho s'emballa, au bord de l'explosion. Il entendit Siannie grommeler quelque chose d'inaudible avant de perdre de nouveau connaissance, ce qui eut pour effet de figer le monstre. Les yeux de ce dernier s'écarquillèrent comme s'il était surpris de ce qui était en train de se dérouler dans son corps, puis il se laissa tomber en arrière. C'est alors qu'une lumière, d'un vert aveuglant, l'enveloppa. Quand celle-ci s'éteignit, le petit Aubercien gisait sur les pavés de la place.

— Darkec ! cria Galeknar qui ne pouvait pas bouger à cause de la tête de Siannie qui reposait sur ses genoux.

— Laissez, cher ami, je vais prendre le relais.

Face au lanidrac, le gnome afficha une moue dubitative.

— Elle en sera extrêmement contrariée lorsqu'elle vous verra à son réveil, vous le savez ?

— Mais j'y compte bien, répondit le magicien d'un sourire mutin.

Galeknar haussa les épaules et céda sa place avant de se précipiter vers son cousin, accompagné de l'édivre. Ce dernier prit le pouls du gnome inconscient.

— Son cœur bat encore. Nous allons le ramener à l'édivrerie où il recevra tous les soins dont il aura besoin. Maho, venez avec nous, des vêtements de rechange à votre taille doivent traîner dans nos réserves.

Le cuisinier, pas mécontent à l'idée de quitter sa robe trempée d'urine, décida de se saisir de cette aubaine :

— Si ça ne vous dérange pas, j'aimerais en profiter pour vous poser quelques questions sur mon arrivée à Saulès, il y a quinze ans.

Iomaire ouvrit de grands yeux surpris. Il coula un regard vers la magicienne inconsciente puis sourit.

— Vous souhaitez savoir comment cette femme a débarqué un beau jour à l'édivrerie avec un garçon de douze ans endormi dans ses bras ? Très bien. Je vous raconterai tout.

Le visage de Maho s'éclaira, tandis qu'il les aida à transporter le corps de l'Aubercien.

Le silence envahit la grande place. Seul le crépitement de ce qui aurait dû être un feu de joie berçait Darina. Elle s'était rapprochée de son lanidrac et avait posé sa tête contre son épaule. Ce dernier caressait nonchalamment les cheveux de Siannie.

— Et dire que ce petit voyage dans la province devait être un moment de détente avec le prince consort, soupira la reine.

— Vous m'avez époustouflé, majesté.

— J'ai eu le meilleur des instructeurs.

Un sourire satisfait se dessina sur leur visage qui se figea lorsque quelques tuiles s'écrasèrent au sol. La lueur des flammes et des lanternes révélait l'étendue des dégâts perpétrés par le gnome géant.

— Meurig sera tellement contrarié...

— Ne m'en parlez pas.

Illustration : ValessiaGo


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