CHAPITRE XXV : DÉGUSTATION AMÈRE

— Enfin, le moment que vous attendez tous est arrivé ! Messieurs dames : la dégustation ! déclama la voix du maire, suivi par les acclamations et les applaudissements des citadins.

C'était le signal. Briac avança en tenant fermement son plat. Malgré ses efforts pour conserver une certaine contenance, le tintement des cloches en cuivre trahissait ses tremblements.

Il grimpa les marches de la scène et s'approcha de la reine qui siégeait au centre. Après s'être incliné, il déposa son fardeau face à elle, qui le remercia avec un joli sourire. Il jeta un œil vers les deux employées, qui venaient de servir les deux autres membres du jury, et les intima à soulever les cloches d'un signe de tête. Dans une parfaite synchronisation, les plats se dévoilèrent à la foule. Une rumeur s'éleva tandis que la monarque lui chuchotait :

— Quel parfum divin !

C'est alors qu'une voix retentit et lui glaça le sang ; une voix qui irradiait de fureur, dont le léger tremblement laissait transparaître l'amertume de la trahison. Cette voix qui hantait ses cauchemars, jours et nuits.

— Assassin !

Sauf que la réaction du public et le regard interrogateur de la reine lui montrèrent que, cette fois, il ne rêvait pas. C'était bel et bien la voix de Maho.

Le mot était sorti malgré lui. Dans son esprit, chaque parcelle de ce douloureux casse-tête s'imbriquait parfaitement. L'homme caché sous sa lourde cape en laine, l'oie disparue et enfin la pièce manquante : les fededas. Briac avait assassiné Prevel et lui avait volé sa vie. Pourquoi ? Un brouhaha assourdissant résonnait dans crâne. Briac se révélait coutumier des mauvaises plaisanteries, mais de là à tuer quelqu'un ? Cela n'avait aucun sens ! Pourquoi ? Il serra tellement l'éventail qu'il le sentit craquer entre ses doigts. Une pression de plus et il se briserait.

La main tremblante de Cadine qui saisit la sienne le ramena à la réalité. Qu'avait-il fabriqué ? Le juge Meirgin scrutait la foule avec ses yeux de fouine. Maho eut le réflexe de cacher son visage derrière l'éventail. Les gens, autour de lui, l'observaient, incrédules. Ils se demandaient très certainement si cette grande et robuste femme avait bel et bien poussé ce cri viril. Cadine le tira pour tenter de l'éloigner des regards suspicieux. Alors qu'elle et lui pensaient avoir enfin réussi à s'éclipser suffisamment pour se faire oublier, Maho sentit une poigne lui arracher sa coiffe. La voix rauque de Gireg acheva de dévoiler la supercherie.

— Majesté ! Monsieur le juge ! Maho Branne est vivant ! Le meurtrier de Prevel Caterto est vivant !

— Papa ! Non !

On entendit alors le magistrat hurler aux chevaliers du guet, chargés de la sécurité :

— Arrêtez cet homme !

Impossible pour Maho de s'enfuir ; son colosse de beau-père le maintenait fermement.

— Cadine, va prévenir la reine de l'attaque, lui cria-t-il.

— Comment veux-tu que je parvienne à l'approcher ? Et surtout, pourquoi me croirait-elle ?

— Monsieur Maho ! Madame Cadine !

Arwel déboula accompagné de Laora. Au milieu du chaos, le cuisinier perçut dans cette arrivée inopinée une aubaine à saisir.

— Pars avec Cadine et aide-la à trouver la reine, lui ordonna-t-il. Parlez-lui de la miarzalite.

Le commis opina et tira sa patronne par la main dans une nouvelle course, suivi de sa petite amie. Tandis qu'ils s'éloignaient, Maho poussa un soupir de soulagement.

— Vous n'emmènerez ma fille nulle part ! beugla Gireg.

— Si vous voulez les rattraper, vous devrez me relâcher, le défia Maho.

— J'ai l'impression que tu as gagné du répondant, depuis que tu es devenu une femme.

À ses mots, il le bouscula vers les chevaliers du guet qui le saisirent aussitôt, tandis que l'ivrogne partît à la poursuite de Cadine.

— Par là ! leur souffla Laora en indiquant une porte.

Elle entra dans une boutique, entraînant le commis et l'aubergiste avec elle.

Des étagères, sur lesquelles s'entassaient des boîtes de toutes tailles et des tissus soigneusement pliés de toutes couleurs, recouvraient les murs latéraux. On avait suspendu au fond de la pièce plusieurs robes, redingotes et gilets. De grandes cordelettes sur lesquelles une multitude de plumes étaient accrochées traversaient le plafond. Au milieu de cet étalage bariolé, une femme très élégante, malgré la simplicité de sa tenue, cousait sur une table encombrée d'étoffes variées.

— Nous sommes fermés pour le festival ! Laora ? Mais que fabriques-tu ici ? Madame Branne, c'est bien vous ?

Laora fit signe à sa mère de se taire. Elle souleva légèrement les rideaux et vit Gireg courir devant la fenêtre, sans même s'arrêter. L'atelier resta silencieux un moment, avant que l'adolescente chuchotât à Cadine :

— Par chance, votre père semble ignorer que je suis la fille de la couturière...

— Je pense plutôt qu'il est encore trop bourré pour s'en souvenir, siffla Arwel.

— Est-ce que vous pourriez m'expliquer ce qui se passe ? Et toi, Laora ? Pourquoi ne portes-tu pas la robe que je t'avais offerte ? Elle ne te plaît pas, c'est ça ? Tu aurais quand même pu me...

— Oui, c'est vrai, ça ! coupa Laora les deux mains sur les hanches et fixant Arwel d'un air inquisiteur, qu'est-ce qui se passe ? Tu ne me laisses pas le temps de me changer pour m'entraîner au concours, en m'assurant que mon patron est un meurtrier, et sur place j'apprends que TON patron est encore en vie !

— Monsieur Branne est vivant ? interrogea sa mère.

Laora l'ignora et poursuivit :

— Et pourquoi, au juste, devrions-nous chercher la reine pour lui parler de la miarza-machin-truc ?

— La miarzalite, corrigea Cadine blanche comme un linge et tenant son ventre.

— Madame Branne, ne restez pas comme ça !

La couturière poussa l'aubergiste à s'asseoir sur un fauteuil et lui servit une tasse d'infusion.

— C'est de la yogrolaine, l'édivre m'en prescrivait quand j'étais enceinte de Laora et je continue d'en consommer régulièrement, car, voyez-vous, je suis très sujette au stress avec la boutique et tout...

— Maman, je pense que madame Cadine sait ce qu'est la yogrolaine.

Cadine se saisit du breuvage, en but quelques gorgées et retrouva peu à peu des couleurs :

— Merci madame Tangi.

Elle trempa de nouveau ses lèvres avant de poursuivre :

— La miarzalite est la pierre responsable de la grande croisade Asmuquoise, il y a quarante-trois ans. Des Auberciens sont récemment tombés sur un gisement et un gnome infecté s'approche de Saulès.

À ces mots, la mère de Laora se servit une tasse qu'elle avala d'un trait.

— Vous voulez dire qu'un gnome géant est sur le point d'attaquer Saulès ? interrogea la commise qui se souvint soudain de ses cours d'Histoire.

La couturière goba une seconde tasse.

— Et tu le savais ? demanda rageusement l'adolescente à Arwel.

Ce dernier se mit à rougir et à balbutier :

— Depuis seulement quelques heures, je te le promets ! Je comptais t'en parler, mais tu conviendras que les événements se sont quelque peu enchaînés !

— Il dit vrai, poursuivit Cadine, hier encore nous pensions Maho mort.

— Et pour monsieur Briac ? Qu'est-ce qui vous fait dire que c'est lui le coupable ?

— À cause des fededas, le Cavalier Charmant en détient l'exclusivité, Prevel ne les lui aurait jamais vendus de son plein gré.

Les larmes roulaient sur les joues de Laora lorsqu'elle demanda :

— Et vous avez des preuves de ce que vous avancez ?

Cadine serra sa besace et souffla :

— Oui, j'en ai.

C'est alors que la porte s'ouvrit brusquement, accompagnée d'une voix qui s'éleva :

— Vraiment ? Je brûle de curiosité d'en avoir connaissance.

La reine en personne se tenait à l'entrée tandis que madame Tangi ingurgitait une troisième tasse de yogrolaine.

Maho effectuait les cent pas dans sa nouvelle cellule. Elle se situait dans la tour, à l'entrée de la ville, où on enfermait les prisonniers avant de les envoyer sur l'île de Tortoise. Pourquoi avait-il ouvert sa grande bouche ? Lui qui en temps normal préférait s'écraser, il devait bien reconnaître que la colère pouvait parfois le rendre impulsif. Non seulement il venait de compromettre leur plan, mais il avait failli provoquer l'arrestation de Cadine pour complicité.

C'est alors qu'il constata que la cellule devenait de plus en plus sombre. La cloche de la mairie sonna dix coups. Il était déjà si tard ? Son estomac se noua. Siannie n'avait-elle pas expliqué que les gnomes infectés sortaient de terre la nuit tombée ? Maho se massa les tempes.

Réfléchis !

Logiquement, Darkec devrait se trouver assez loin, car s'il s'était enterré à proximité de la ville, les guetteurs l'auraient aperçu la veille et les habitants auraient été évacués. Aucun Saulois et aucune Sauloise n'avaient la moindre idée du danger qui était sur le point de s'abattre sur eux. Il n'avait aucun moyen de savoir si Cadine était parvenue à prévenir la reine. Il devait tenter quelque chose. Il tambourina la porte de toutes ses forces. Au bout de quelques minutes, il sentit ses poings s'endolorir. Alors il hurla comme un fou furieux tout en continuant à frapper. Quand l'un de ses gardiens se décida à ouvrir, il se prit le battant contre le nez.

— C'est pas fini ce vacarme !

— Je sais de source sûre qu'un gnome géant va attaquer la ville ! débita Maho à toute vitesse.

Le colosse à la barbe blonde, décorée d'une paire de tresses, le fixa en silence. Le jeune homme ne parvint pas à déterminer comment l'interpréter, mais vu qu'il n'avait pas éclaté de rire comme il l'avait appréhendé, il choisit de poursuivre.

— Des mineurs auberciens sont tombés il y a deux jours sur un gisement de miarzalite. L'un d'eux a été contaminé. Vous devez absolument ordonner de sonner la cloche pour annoncer l'état d'urgence !

Pour toute réponse, le grand blond le saisit par le col, le souleva et le plaqua violemment contre le mur. Le souffle du cuisinier se coupa.

— T'imagine vraiment que je vais croire un meurtrier qui a maquillé sa mort ?

— Réfléchissez ! Pourquoi n'en ai-je pas profité pour disparaître ? Pourquoi ai-je pris le risque de revenir ?

— Je sais pas moi. Peut-être parce que t'es juste stupide.

Il appuya son front contre celui du cuisinier qui eut l'impression que son crâne allait se briser.

— La prochaine fois que tu nous déranges pour vomir tes balivernes, je te rosse !

Le gardien le jeta comme un chiffon sur son lit et sortit en claquant la porte. Le jeune homme resta un moment sonné et dut se tenir la tête pour ne pas défaillir. Tandis qu'il s'efforçait de reprendre ses esprits, un fracas assourdissant suivi d'un éboulement le fit bondir.

— Mais qu'est-ce que c'est que ça ? hurla un chevalier au loin.

Oh non ! Ne me dites pas que...

Maho poussa son lit sous la toute petite ouverture à barreau qui faisait office de fenêtre, y grimpa et se hissa sur la pointe des pieds pour tenter d'apercevoir ce qui provoquait cette agitation. Un rocher s'était écrasé contre la cloche qui se trouvait au sommet de la porte du rempart.

— Une Attaque ! Fermez la porte ! entendit-il.

La grille du châtelet descendit tant bien que mal.

Quelques ordres dont Maho ne comprenait pas le sens s'élevèrent de toutes parts. Puis le silence qu'impliquait l'attente d'un danger inexorable sur le point d'éclater pesa sur la tour. C'est alors que le jeune homme sentit la paroi vibrer progressivement. Au loin, une silhouette se dessina et au fur et à mesure qu'elle s'approchait, on percevait de plus en plus clairement son hurlement. Darkec courait en direction des fortifications.

Maho se précipita vers l'entrée de sa cellule et reprit ses tambourinements.

— Il est là ! Il est là ! Il est là !

Les rugissements du géant étaient cette fois parfaitement audibles. Il devait se trouver juste à côté de la tour. Maho hésita, puis se décida à retourner à son poste d'observation voir ce qu'il en était. Le gnome avait saisi la grille du châtelet et l'arracha aussi facilement qu'un simple grillage à poule. Il pénétra dans l'enceinte de la ville et commença à donner des coups de pied et des coups de poing aux premières habitations fort heureusement vides. Toute la population se trouvait très certainement à la grande place, pour le bal du solstice.

Impuissant, Maho observait le carnage. Le géant était en train de tout détruire sur son passage sans que personne puisse agir.

— Halte !

Ce cri ne venait pas de dehors, mais de derrière la porte de sa cellule.

Arfruzoo !

Avant que le jeune homme puisse se demander ce qui pouvait bien se dérouler derrière ce mur, celui-ci fut pulvérisé et provoqua un nuage de poussière qui irrita ses poumons. Une violente quinte de toux le submergea et ses yeux brûlèrent. Quand la fumée se dissipa, Siannie se tenait à l'entrée, son bâton à la main et son éternel air sévère :

— Ce n'est pas possible ! Je te laisse te débrouiller et tu trouves le moyen de te faire arrêter !

Illustration : ValessiaGo

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