CHAPITRE XVIII : LE PORTAIL
Le cuisinier et le gnome marchaient dans la forêt depuis plus d'une demi-heure. Le crépuscule s'installait tranquillement et les habitations du peuple sylvain s'allumèrent une à une. L'odeur boisée embaumait le cœur de Maho. Il réalisa à quel point il avait appris à apprécier cet endroit. Le chant des grillons et le hululement des chouettes sonnaient comme une symphonie d'adieu. Désormais, ces lieux lui apparaissaient toujours aussi inquiétants, mais la terreur avait laissé place à la fascination.
Depuis cet éprouvant après-midi, la mémoire continuait à lui revenir au compte-goutte. Avec ses parents, ils venaient très souvent dans cette forêt. Ils en connaissaient tous les rites. Quand il repensa au dégoût que lui inspiraient les sylves il y a peu, il sourit. Cadine ne le croirait jamais.
Un chêne immense se dressa devant eux. Son tronc, remarquablement épais, comportait une fente assez large pour pouvoir y entrer. Elle irradiait d'une lumière violette. Comme il s'y attendait, un autel s'érigeait juste à côté. Maho y déposa le bocal, puis demanda :
— Alors ? Comment ça marche ?
— C'est très simple, tu n'as qu'à dire à voix haute l'endroit auquel tu souhaites te rendre.
Le jeune homme donna le panier vide à Galeknar et rangea la fiole d'Estrapirone dans sa poche. Le gnome lui tendit la main.
— Sois prudent, petit.
Maho la saisit.
— Merci pour tout, Gal.
Le visage de son ancien geôlier s'éclaira quand il l'entendit l'appeler par son diminutif. Ils se prirent dans les bras, puis le cuisinier se tint face au portail et prononça « Saulès ». La lumière devint plus éclatante. Il poussa une profonde inspiration, salua une dernière fois son ami et se décida à traverser.
Il se retrouva dans une grande pièce, dans laquelle deux hommes surveillaient l'entrée principale. Quand ils le virent apparaître, ils présentèrent aussitôt leurs armes.
— Halte ! Qui va là ?
Maho retira la fiole de sa poche, en arracha le bouchon et se dépêcha de l'engloutir. Les deux soldats restèrent un instant interdits.
— Il a disparu !
Ils s'approchèrent du portail. Maho en profita pour s'avancer vers la sortie le plus doucement possible. C'est à ce moment qu'il réalisa la folie de ce qu'il vivait : il se tenait devant deux gardes après avoir avalé une potion d'invisibilité. Lui ! Malgré son corps qui vibrait d'excitation, il se concentra tant bien que mal pour respirer le plus silencieusement possible. Les deux hommes se concertèrent :
— Il est peut-être retourné dans le portail...
— Je ne sais pas trop, il a ingurgité quelque chose avant... Oh ! Je n'aime pas ça, je te le dis ! Reste ici, je vais transmettre un rapport au chef.
Le cuisinier emboîta discrètement le pas au garde. Une fois hors de la pièce, il demeura immobile un instant, saisi par le stress qu'il venait de vivre. La main contre sa poitrine, il chercha à contenir les battements de son cœur.
Un dédale de couloirs s'offrit à sa vue. C'était la première fois qu'il pénétrait l'intérieur de la mairie. À ses yeux, cet endroit ressemblait à un palais ; du moins, l'image qu'il s'en faisait. Le sol de marbre lisse et étincelant, les murs ornés de tableaux imposants et les larges portes finement sculptées exhalaient un luxe auquel il se révélait peu coutumier. Impressionné, il tenta un premier itinéraire. Au bout de quelques minutes, il dut se rendre à l'évidence : il s'était égaré. L'angoisse l'étreignit peu à peu. La potion n'agissait qu'environ une heure, ce n'était pas le moment de perdre du temps. Il décida de se repérer en fonction des différentes peintures. Excédé, il remarqua qu'il était passé plusieurs fois devant cette représentation de la victoire du roi Dagon. Il tournait désespérément en rond.
C'est alors que des voix attirèrent son attention. Il se rendit compte qu'il se trouvait à proximité de la porte entre-ouverte d'une salle où se tenait un conseil. Dans un premier temps, il voulut l'ignorer. Céder à la curiosité tandis qu'il tentait de s'enfuir n'était définitivement pas une bonne idée. Mais quand il entendit le mot « concours », un frisson lui parcourut l'échine. Cette évocation créa en lui une intense frustration. Il n'avait pas mesuré qu'en retournant à Saulès, il se retrouverait face à cette triste réalité ; il avait perdu sa vie d'avant. N'y résistant plus, il tendit l'oreille. Le timbre particulier de monsieur Madeg résonnait :
— Messieurs, merci pour votre collaboration. Grâce à vos contributions, nous pourrons demain accueillir la reine dans des conditions optimales.
— Dommage qu'en fin de compte nous ne puissions proposer qu'un seul candidat pour représenter Saulès... ajouta une autre voix.
— Oui, c'est vraiment regrettable, répondit le maire, Maho Branne était un si bon cuisinier, je me demande ce qui a bien pu lui passer par la tête...
— Il a emporté son secret dans une des fosses de Tortoise.
Maho en avait assez entendu. Amer, il reprit son chemin.
Il était désormais devenu un meurtrier mort dans sa cellule. Le souvenir du client qui s'en réjouissait à La Déesse de Miel, lui revint en mémoire. Et si Cadine le croyait coupable, de la même manière que les autres habitants ? Il n'avait pas songé à cette possibilité. Peut-être que Siannie avait finalement raison : il valait mieux qu'elle se considère comme veuve et démarre une nouvelle vie. Il se raisonna. Peu importe ce qu'elle pensait, il devait la prévenir du danger qui pesait sur la ville.
Fort heureusement, bien que somptueux, le bâtiment ne se révéla pas bien grand et ce fut avec un immense soulagement que le jeune homme atteignit la sortie. Il se regarda à travers la porte vitrée et constata que son reflet n'y apparaissait pas. La potion agissait encore.
Ce n'était pas pour rien que monsieur Madeg avait choisi Le Cavalier Charmant pour se restaurer tous les midis. Il était, certes, un fervent admirateur des talents culinaires de Maho, mais ce dernier n'était pas dupe : ce qui avait joué en sa faveur était sa proximité de la mairie. Le cuisinier arriva donc à bon port en quelques minutes. Son cœur se serra à la vue de l'enseigne qui se balançait doucement, poussée par une brise légère. Plus il approchait de l'entrée, plus un mélange d'excitation et de crainte embrasait son corps. Qu'allait-il découvrir derrière ces murs ? Quand il atteignit la fenêtre, il constata que son reflet réapparaissait lentement.
À travers les carreaux, il aperçut Cadine qui pliait nonchalamment des nappes. Elle avait maigri. Les entrailles de Maho se resserrèrent. La main posée sur la poignée, il hésita encore un instant. Puis, après une profonde inspiration, il entra. Concentrée sur son ouvrage, Cadine ne leva pas les yeux et se contenta de lancer :
— C'est fermé.
— Cadine, c'est moi.
La jeune aubergiste releva son visage. Ses joues s'étaient creusées et des cernes cerclaient son regard. Ses lèvres tremblèrent.
— Maho ?
Le cuisinier sentit l'incrédulité dans le timbre de sa voix. Cadine s'approcha prudemment, comme si elle avait peur qu'il ne se révélât qu'une apparition.
— Ils m'ont dit que tu étais mort, se risqua-t-elle.
Il tendit sa main vers son visage et le caressa.
— Je suis là.
N'y tenant plus, ils se jetèrent dans les bras. Enfin, il pouvait la sentir contre elle, enfin il pouvait sentir son cœur s'accorder au sien, enfin il pouvait sentir son odeur. Elle se mit à sangloter contre sa poitrine et à son tour, il se laissa submerger.
Quand leurs larmes se tarirent, leurs lèvres se joignirent. Très vite, leur étreinte devint fiévreuse. Ils se regardèrent un instant et se sourirent. Plus tard pour les explications, plus tard pour les longues histoires sur la sylve. Pour l'instant, l'heure était à se retrouver. Ils reprirent le cours de leur baiser jusqu'à ce que Maho soulevât sa femme et l'emmenât dans leur chambre.
Illustration : ValessiaGo
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