CHAPITRE XVII : UN CHOIX DÉCISIF
Maho et Siannie desserrèrent leur étreinte. Après avoir repris leurs esprits, la gêne les envahit face à cet instant d'intimité auquel ils ne s'attendaient pas. C'est alors que le jeune homme remarqua, à travers la cascade, le reflet de la clairière dans laquelle s'était déroulée la tragédie. Il se leva malgré ses jambes qui menaçaient de céder. À chacun de ses pas, il avait l'impression que le sol était en train de s'écrouler. Il tendit sa main contre cette image du passé et sentit l'eau couler entre ses doigts. C'était donc ainsi qu'ils ont tous pu assister à cet odieux souvenir.
— Je dessinais... murmura-t-il.
L'émotion l'étreignit. Cette douleur encore intense d'avoir revécu ce jour funeste s'apaisa au fur et à mesure que remonta dans sa mémoire la douceur de son enfance. L'odeur des herbes et des fleurs qui embaumait la boutique de ses parents se hissait jusqu'à leur logement qui se situait au-dessus. Le soir, ils lui narraient des récits d'aventures empreints de magie qui le fascinait. Et lui qui rechignait chaque fois que Prevel lui ressortait un de ces vieux contes dont il était friand ! Il se souvint de cette lanterne merveilleuse qui reflétait sur les murs les ombres de fées ailées et de créatures légendaires quand sa mère l'allumait. Son père s'amusait à confectionner des confiseries. C'est lui qui lui avait enseigné les vertus sucrantes de l'ispamine ! Dire qu'il avait suggéré cette idée à Bleza sur un coup de tête ! Il passait ses journées à dessiner et il espérait entrer en apprentissage chez un peintre lorsqu'il aurait obtenu son certificat d'études. Par tous les esprits, il dessinait !
Elvine avait volé jusqu'au rebord du panier sur lequel elle s'était installée. Elle attrapa un sablé, qui mesurait le tiers de sa taille, et l'aspira avant d'ajouter :
— Tu as toujours possédé cette sensibilité. Même si tu as oublié le dessin, tu as su mettre toute ta force créatrice dans la cuisine.
Apparemment touché par les événements, Galeknar s'essuyait les yeux et rejoignit Maho. Il ramassa le bonnet qu'avait laissé tomber Elvine. La fée s'envola, s'assit sur l'épaule du gnome et colla sa joue contre la sienne qu'elle lui caressa.
— Mon pauvre Gal, avec cet imprévu, nous t'avons complètement délaissé.
Maho eut l'impression que l'Aubercien rougissait. Par contre, cela réveilla Siannie :
— Par tous les esprits, plus de temps à perdre ! Un géant se promène dans la nature et nous n'avons aucune idée de là où il pourrait être ! Elvine, as-tu assez récupéré ?
La fée reprit forme humaine.
— Bien évidemment.
Elle entra de nouveau en transe et prit le bonnet des mains du gnome. Elle le plongea dans le bassin et l'image de la clairière se brouilla pour laisser place à Darkec ivre de rage. Maho frémit face à cette créature qui balançait ses bras, détruisant tout sur son passage, et qui hurlait sa fureur. Il ressemblait à Galeknar sauf qu'il possédait une chevelure et une barbe rougeoyantes qui lui donnaient une expression encore plus terrifiante. Cet être avait entièrement perdu la raison. Il abattait des arbres à coup de poing ou soulevait des rochers qu'il jetait de toutes ses forces.
La voix de la fée au timbre désormais si étrange résonna :
— Hier soir, il était sur le point de quitter les Auberciennes. D'ici à deux nuits, il atteindra la première ville.
Le jeune homme tressaillit.
— Saulès ?
— Oui, lui répondit-elle simplement.
Il se rua vers Siannie.
— Nous ne devons pas traîner si nous voulons arriver avant ce monstre !
— Calme-toi, Maho ! Se précipiter n'arrangera pas les choses !
— Mais Cadine...
La magicienne posa sa main sur son épaule.
— J'imagine à quel point la situation peut t'angoisser, mais on ne peut pas s'y rendre sans réfléchir à un plan. Je te rappelle que personne ne doit savoir que tu es encore en vie.
— Ne serait-il pas mieux d'y aller et d'élaborer un plan après ? Je suis prêt à boire autant de Levovarix que vous voudrez ! Nous devons compter une journée de marche avant d'atteindre Saulès !
Siannie reprit son air sévère.
— Ne sois pas ridicule.
Cette remarque vexa le cuisinier qui lança acerbe :
— Vous me devez bien ça.
— En quel honneur ?
— Je n'ai jamais demandé à ce que vous supprimiez une partie de mon passé.
C'était injuste, il le savait, mais à cet instant la colère et l'angoisse lui donnaient envie de la blesser pour la faire réagir. Le voile de tristesse qui traversa les yeux de son hôtesse lui indiqua qu'il avait malheureusement visé un point sensible. Une part de lui regrettait déjà ses paroles, mais toute cette culpabilité qu'il avait accumulée ces dernières semaines pour avoir laissé Cadine le croire mort l'empêchait de l'admettre. La savoir cette fois en danger se révéla insupportable. Il ne pouvait plus attendre après Siannie, plus maintenant. Les poings serrés, il la défia du regard. Elle devait lui montrer que cette confiance qu'il avait placée en elle ne s'avérait pas vaine. Elle lui avait promis qu'elle trouverait une solution. C'était le moment ou jamais.
Dès qu'elle accusa le coup, la magicienne retrouva sa froideur et lança :
— Rentrons.
L'amertume de la déception s'insinua dans les veines du jeune homme. Ainsi, le chemin du retour se déroula dans un silence pesant et Galeknar ne savait plus sur quel pied danser.
Arrivé au chalet, Siannie entra dans sa chambre sans un mot et Maho s'allongea sur sa paillasse, sur le côté, de façon à ne montrer aux autres que son dos. Il entendit la voix d'Arnor demander :
— Ça s'est si mal passé ?
Le jeune homme resta plusieurs minutes à ruminer jusqu'à ce que tout s'éclaircît dans son esprit. Il se précipita dans la cuisine, ouvrit le garde-manger et attrapa une grappe d'oignon de laquelle il arracha deux pièces. Frénétiquement, il entreprit de les éplucher et de les émincer. Il fit de même avec les légumes sous le regard médusé du gnome et du lutin qui n'osèrent pas intervenir.
— Arnor, allume le feu, ordonna-t-il.
Le ton sec et cassant de Maho se révélait si inhabituel, que le lutin s'exécuta sans broncher. Le cuisinier attrapa un sac de pommes de terre et un autre couteau qu'il posa sans ménagement face à Galeknar. Ce dernier comprit ce qu'on attendait de lui et entreprit une séance d'épluchage. Le gnome et le lutin s'échangèrent de nouveau un regard surpris. Dans la pièce, seuls les claquements des lames et le crépitement du feu résonnaient.
La porte de la chambre s'ouvrit. Siannie s'élança vers la table et se saisit d'un bouquet d'égrionnes.
— Je te réquisitionne cela, j'en ai besoin.
— Tu vas préparer du Kiobutrol ? lui demanda Galeknar
Elle haussa les épaules en se dirigeant vers l'alambic.
— Comme vous voulez, lui lança Maho, ce sera juste moins bon.
Le lutin, jusque-là concentré sur le feu, tourna vivement la tête vers le cuisinier.
— Moins bon ? Moins bon comment ?
— Tout de même assez bon pour une offrande.
La magicienne arqua un sourcil.
— Tu prévois de préparer une offrande ?
Le jeune homme l'ignora puis s'adressa à Galeknar.
— Tu as bien expliqué que tu avais emprunté un portail ? Comment ça marche ?
— Euh... Tu comptes te rendre aux Auberciennes, petit ?
— Ma mère a dit que chaque mairie possédait son portail.
Siannie perdit son sang-froid.
— Es-tu inconscient ? Je te rappelle que tu es censé être mort ! Tu veux que quelqu'un te repère et mourir pour de bon, c'est ça ?
— Je dois retrouver ma femme, répondit-il simplement, sans quitter des yeux son ouvrage.
Il se sentit envahi par une vague de chaleur. Sa colère et sa frustration étaient en train de se transformer en un sentiment étrange. Il venait de prendre sa décision. Elle lui était d'abord apparue complètement folle, mais peu à peu elle s'imposait à son esprit comme une évidence.
La magicienne inspira profondément comme si elle cherchait à récupérer un semblant de calme. Elle se massa le haut de l'arête de son nez en fermant les yeux avant d'expliquer :
— Maho, je sais que cette histoire de géant t'angoisse et que les derniers événements t'ont secoué. Mais je te demande de me faire confiance.
— Mais je vous fais confiance.
Elle haussa les sourcils de surprise. Visiblement, ce n'était pas la réponse à laquelle elle s'attendait.
— Oui, je vous fais entièrement confiance, continua-t-il, vous avez combattu une armée de troll, il y a quarante-trois ans. Un géant tout seul, ce sera du gâteau pour vous.
— Alors, pourquoi veux-tu partir ?
Maho ricana.
— Dire qu'il n'y a pas si longtemps vous souhaitiez vous débarrasser de moi...
— Ne te comporte pas comme un idiot, tu sais très bien que je n'étais pas sérieuse.
Sa voix tremblait légèrement. Cette fois, la colère du jeune homme avait complètement disparu. Il réalisait à quel point Siannie s'était attachée à lui et que sa protection lui tenait à cœur. Cependant, il jugea prudent de ne pas lui en parler, car il se doutait qu'elle se révélerait trop fière pour l'admettre.
Il fit revenir les oignons au fond du chaudron en cuivre accroché au-dessus des braises. Une odeur agréable embauma la pièce.
— Je ne peux plus continuer à m'inquiéter pour elle. Elle doit savoir que je suis en vie. De plus, elle est la personne la plus intelligente que je connaisse. Je suis sûr qu'elle trouvera une idée pour que nous prévenions la ville.
La magicienne chuchota une incantation et l'égrionne irradia.
— Comment peux-tu être certain qu'elle mérite ta confiance ?
Maho ajouta les légumes.
— Et pourquoi ne le mériterait-elle pas ?
Il ne voyait que le dos de Siannie, mais il l'entendait soupirer.
— L'incertitude des sentiments humains se révèle toujours nuisible. C'est une phrase que les fées adorent lancer à tout-va. Et malheureusement, elles n'ont pas tort, je peux te l'assurer.
Maho goûta sa préparation. Effectivement, l'égrionne manquait, mais cela était tout de même très bon. Il se dirigea vers le vaisselier et en sortit un bocal qu'il remplit de ce ragoût improvisé.
— Je te prie de cesser de m'ignorer, s'agaça Siannie.
— Je ne vous ignore pas, mais que voulez-vous que je réponde à ça ? soupira le cuisinier, j'aime ma femme et je lui fais confiance. Je ne sais pas ce qui a bien pu vous arriver pour que vous vous montriez si méfiante.
Bien que la magicienne se tînt de dos, Maho crut percevoir un tressaillement. Il mit le bocal dans le panier avant de poursuivre.
— Je vous laisse le reste du ragoût.
Puis, il s'adressa à Galeknar :
— Peux-tu m'accompagner jusqu'au portail et m'expliquer comment il fonctionne ?
— Bien évidemment, petit.
Ils s'apprêtèrent à sortir quand la voix de Siannie s'éleva :
— Attends.
Elle vint à leur rencontre et tendit au cuisinier une fiole.
— C'est de l'Estrapirone, contrairement au Levovarix, inutile de l'activer avec une incantation. Tu la bois et la potion fera effet de suite. Cela durera environ une heure.
— Merci.
— Et tâche de ne pas mourir.
Maho sourit.
— Je vous le promets.
À ces mots, il quitta le chalet en compagnie du gnome.
Illustration : ValessiaGo
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