CHAPITRE XVI : SOUVENIRS ENFOUIS

— Vous... vous devez faire erreur, je... j'ai toujours évité d'entrer dans les Martilles et vous êtes la première fée que je rencontre de toute ma vie, bégaya Maho.

Elvine le scrutait comme si elle cherchait à découvrir ce qu'il se cachait à l'intérieur de son corps, puis elle haussa les épaules et lança avec un sourire enfantin :

— D'accord.

L'attention de la Sylvaine se porta sur Galeknar.

— Bonjour à toi, mon cher Gal ! Notre dernière rencontre remonte à bien des lunes ! Toi non plus tu n'es pas venu les mains vides, n'est-ce pas ?

— Effectivement, noble ondine.

Le gnome s'inclina, fouilla dans sa besace et lui tendit un bonnet.

— Nous avons découvert un gisement de miarzalite qui a contaminé mon cousin, nous devons savoir quelle direction il a prise.

Une ombre voila le regard de la fée.

— De la miarzalite... Ainsi, les Auberciennes ont fini par souffrir du même mal que les crêtes de Smidagardr...

Elle s'approcha du bassin, s'agenouilla et passa sa main par-dessus l'eau qui s'illumina. Le visage éclairé par cette étrange lueur, elle ferma les yeux. Sa poitrine se souleva dans une profonde inspiration. Quand elle ouvrit ses paupières, son regard irradiait d'une puissante lumière blanche. La fée était entrée en transe.

D'abord fasciné par la scène, un frisson, que Maho connaissait malheureusement trop bien, lui parcourut l'échine. Quand il sentit son cœur sur le point de s'emballer, il comprit qu'il s'apprêtait à se retrouver aux prises d'une crise de panique. Il tenta de récupérer le cours de sa respiration. Il ne devait pas céder, surtout pas. Malgré lui, il émit un sifflement.

— Maho ?

Siannie s'était précipitée auprès de lui. Elle saisit son visage entre ses mains et le tourna vers elle.

— Regarde-moi ! Tout va bien, d'accord ?

Il chercha désespérément de l'air. Pourtant, il savait que cette fois aucun danger ne le menaçait. Siannie avait toute sa confiance, ainsi que Galeknar. Et si ces deux-là avaient placé la leur en cette fée, il n'avait aucune raison de douter. Pourquoi cette crise ? Pourquoi maintenant ? Il s'était habitué à la présence d'Arnor et de sa famille, il était parvenu à se contrôler lors de sa rencontre avec la lutine du verger et il avait appris à vivre avec la magie de Siannie. Et même si Elvine l'impressionnait, il ne pouvait pas dire qu'il avait réellement peur. Pourquoi se retrouvait-il dans cet état ?

— Ça suffit maintenant ! Ressaisis-toi !

La voix de Siannie tremblait. Ressentait-elle de la colère ? Il devait lui expliquer qu'il essayait de toutes ses forces de ne pas s'abandonner à cette terreur irrépressible.

— Je... je...

Les mots restèrent désespérément coincés.

— Tu n'es qu'un sale petit froussard ! Tu m'entends ? Je n'aurais jamais dû accepter de te recueillir ! Tu n'es qu'un poids que je dois me trimballer !

Pourquoi se montrait-elle si blessante ? Elle hurlait, le secouait et ses joues ruisselaient de larmes. Siannie pleurait ? Se révélait-il décevant à ce point ?

C'est alors que la fée, toujours en transe, s'approcha d'eux. La panique de Maho atteignit son paroxysme. Il se débattait tandis que Siannie lui tenait désespérément le visage. Elvine posa sa main sur l'épaule de la magicienne et la repoussa délicatement. Elle saisit à son tour les joues du jeune homme. Ses yeux, d'un blanc lumineux, le fixaient. Elle pencha sa tête sur le côté puis annonça d'une voix irréelle :

— Je savais bien que je te connaissais. Siannie, tu ne le reconnais pas ? Désolée, mais je vais devoir d'abord utiliser le pouvoir de la fontaine sur lui...

L'éclat de son regard devint aveuglant. Maho s'évanouit.

Le léger grincement des roues de la charrette, rythmé par les sabots qui foulaient le sol, continuait à le bercer. Il émergeait tranquillement et lorsqu'il daigna ouvrir les yeux il aperçut les cimes des arbres qui défilaient. Il se releva brusquement et s'enivra de ces senteurs si particulières qu'il adorait. Ils traversaient les Martilles ! Mais depuis quand ? Il se glissa entre le conducteur et son épouse puis croisa les bras, la mine boudeuse.

— Vous auriez pu me réveiller.

La femme l'attrapa et le serra contre elle. Après lui avoir embrassé le front, elle lui murmura :

— Cela aurait été dommage, tu dormais tellement bien !

— Oui, mais imagine qu'un lutin surgisse ou, encore mieux, une fée ! Je les aurais ratés !

— Les Sylvains n'apparaissent pas si facilement et puis, quand ils se sentent d'humeur facétieuse, ils ont tendance à nous égarer. Donc je ne suis pas convaincu que croiser l'un d'eux soit une bonne chose... lança le conducteur en regardant droit devant lui.

— Tu n'arriveras pas à me faire peur, papa.

Le garçon retourna à l'arrière et fureta au milieu de la cargaison où il dénicha un carnet et un fusain. Il s'installa confortablement pour dessiner.

La charrette emprunta une nouvelle direction et s'arrêta quelques instants plus tard. Maho leva la tête et découvrit une clairière fleurie qui s'étendait sous leurs yeux. Il rangea son matériel dans la poche de son pantalon, s'empressa de fouiller l'une des malles pour en sortir une couronne composée de feuillages, de roses et de marguerites séchés avant de sauter hors du véhicule. Il scruta un instant les environs et son visage s'éclaira lorsqu'il aperçut un autel en pierre entouré d'un lit de trèfles. L'enfant courut en sa direction. Il s'agenouilla pour en admirer les sculptures de frondaison et de fleurs entrelacées. La finesse des détails l'émerveilla. Quel outil avait été utilisé pour obtenir un tel résultat ? Sa mère le rejoignit et se mit à son niveau.

— Tu as vu comme c'est beau, maman ?

— À mon avis, nous avons affaire à l'œuvre d'un gnome.

— Tu crois ?

— Si je me souviens bien, notre maître, à ton père et moi, nous avait expliqué que le peuple sylvain des Martilles ne compte pas de gnomes, contrairement aux forêts de l'Orbagne ou de l'Angouveil. Cependant, ils font très probablement commerce avec ceux qui vivent dans les Auberciennes. Il nous racontait qu'ils utilisent des portails qui leur évitent d'effectuer de longs trajets. Il paraît que les mairies, mais aussi les ducs et, bien évidemment, le roi lui-même en possède un.

— Donc c'est la sculpture d'un Aubercien...

— Très certainement. Alors ? Tu la déposes cette offrande ? Tu y as travaillé dur.

— Je t'attendais.

Attendrie, sa mère l'embrassa et ils placèrent ensemble la couronne avant de rejoindre son père qui s'affairait à cueillir des fleurs. Il en tendit une à son fils. Elle ressemblait à une grappe de clochettes jaunes aux pistils violets. Maho la saisit, sortit son carnet et son fusain puis, assis en tailleur sur l'herbe, en entama la reproduction.

— C'est de l'égrionne : un ingrédient important pour l'élaboration de remèdes contre les toux grasses et les magiciens l'utilisent couramment dans plusieurs potions, comme l'Estrapirone.

Maho plissa son nez.

— L'Estra quoi ?

— L'Estrapirone, une potion d'invisibilité.

Les yeux du jeune garçon s'écarquillèrent.

— Vraiment ? Et vous pouvez fabriquer ça avec maman ?

L'homme éclata de rire.

— Nous n'avons pas obtenu d'assez bonnes notes pour ça ! Seuls les meilleurs peuvent recevoir une bourse après avoir passé le concours d'entrer à Edenfort, mais nos résultats se sont révélés assez corrects pour qu'un apothicaire nous embauche en tant qu'apprenti.

— Je ne pense pas posséder le niveau pour y aller non plus... En attendant, je vais vous dessiner un bel herbier pour maman et toi.

— Il sera magnifique, j'en suis sûr.

Le sourire de l'homme se figea. Le garçon se retourna et aperçut une femme vêtue d'une longue robe noire. La mère, absorbée par sa cueillette, ne remarqua pas la présence de l'intruse.

— C'est une fée, tu crois ? demanda Maho.

— Aucune idée, chuchota son père.

Elle s'approcha de l'autel et caressa la couronne. Maho sourit. Elle s'intéressait à son offrande.

Est-ce là ton œuvre ?

Était-elle en train de lui parler dans sa tête ? L'enfant éprouva un étrange malaise face à cette voix sifflante qui résonnait. Il acquiesça.

Une offrande d'une telle sensibilité... ton âme doit être si délicieuse.

À ces mots, Maho se pétrifia de terreur. Tout se passa très vite. La couronne s'embrasa et la peau de la visiteuse se recouvrit d'écailles noires. Son regard émit une lumière écarlate tandis que sa silhouette s'allongeait jusqu'à devenir gigantesque. Un serpent immense, qui semblait composé d'éclats d'obsidienne, se dressait désormais face à eux. Il arborait une pierre au milieu du front qui étincelait de la même intensité que ses yeux rubis.

Sa mère, dont les bruits de la transformation avaient attiré l'attention, se précipita pour rejoindre sa famille. Mais le reptile ondula vers elle à une vitesse vertigineuse jusqu'à cracher un brasier qui la carbonisa instantanément.

Maho n'eut pas le temps de s'en émouvoir ; son père lui saisit la main et l'entraîna dans une course désespérée. L'odeur de la chair brûlée combinée avec les sanglots coincés dans la gorge lui remuait les tripes. Ils ne purent malheureusement pas aller bien loin : la créature les devança et leur fit barrage. D'un coup de queue rapide et précis, elle sépara l'homme de l'enfant qu'elle envoya valser à l'écart. Quand Maho se releva de sa chute, il assista, impuissant, à l'insoutenable immolation de l'apothicaire.

— Papa !

Le serpent glissa lentement vers le petit garçon qui tremblait de terreur, les joues ruisselantes de larmes. Il ne parvenait pas à détacher son regard des corps calcinés encore fumants.

— Papa... maman... sanglotait-il.

Ne t'inquiète pas, cher enfant, je te réserve un sort différent... Ton âme a l'air si délicieuse...

Une gueule béante s'approcha.

Asreaus !

Un éclair surgit et frappa la créature de plein fouet. Furieuse, elle se tourna vers la source de l'attaque et lui cracha son brasier meurtrier. Une femme aux cheveux blancs, armée d'un bâton, s'avança en hurlant :

Fuproal !

Les flammes ne l'atteignirent pas, comme arrêtées par un bouclier invisible. La magicienne enchaîna :

Ausafasr !

Un jet bleuté jaillit et percuta le serpent qui se retrouva pris dans la glace. Une fée ailée, assise jusqu'à présent sur l'épaule de l'inconnue, s'envola en direction de la bête. Une fois face à elle, elle adopta une apparence humaine et posa sa main sur la prison de givre qui s'enveloppa d'une lumière aveuglante. À la place du reptile géant se tenait à présent une biche qui s'enfuit dans les bois. Pendant ce temps, la magicienne s'était précipitée vers l'enfant pétrifié.

— Tout est fini, mon garçon, tu n'as plus rien à craindre. Rien de cassé ?

Des sanglots irrépressibles le submergèrent. La grande femme aux cheveux blancs demeura immobile et désemparée, ne sachant visiblement pas comment réagir.

— Je ne suis pas une experte en être humain, mais je pense que tu devrais le prendre dans tes bras, lui lança la fée.

Embarrassée, elle enlaça maladroitement l'enfant qui se blottit contre elle. Il s'agrippa à sa robe et se laissa aller dans des hurlements déchirants. La douleur qu'il ressentait devenait de plus en plus insupportable pour son jeune cœur. D'abord hésitante, la main de la magicienne lui caressa la tête.

— Pauvre petit, nous sommes arrivées trop tard... Est-ce que tu crois que tu pourrais... ?

— En es-tu sûre ? Grandir avec un morceau de sa vie en moins n'est pas un sort enviable...

— Et grandir avec ce souvenir atroce est-il un sort plus enviable ?

Maho entendit un soupir, puis il sentit la fée lui prendre le visage et le tourner délicatement en sa direction. Ses iris s'effacèrent. Ses yeux n'étaient plus que deux lumières blanches qui le fixaient, puis tout devint noir.

Enveloppée dans un amas de couleurs trouble, l'image de Siannie, agenouillée face à lui et les yeux rougis par les larmes, se dessina de plus en plus nettement. Assise sur son épaule droite, Elvine avait pris sa forme ailée. Son visage irradiait de douceur. Pas tout à fait sorti de ses souvenirs, il se sentait encore dans la peau ce jeune garçon de douze ans. Il se jeta sans retenue dans les bras de la magicienne qui l'avait sauvé quinze ans en arrière. Elle lui caressa les cheveux en murmurant :

— Je te demande pardon petit bonhomme.

Illustration : ValessiaGo

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