CHAPITRE XIII : LA TRISTESSE DES OIES

Au petit matin, Maho dut boire de nouveau du Levovarix. Était-ce parce qu'il avait déjà pratiqué le rituel la veille ? La séance se révéla cette fois émotionnellement moins intense.

Après un solide petit déjeuner, ils quittèrent l'auberge pour prendre la route du Saule Chuchotant. Ils arrivèrent à destination au bout de trois heures de marche. Épuisés, ils s'assirent sur une grosse pierre au cœur du verger pour se reposer. Siannie leva la tête vers les rayons de soleil qui perçaient à travers les feuillages. Détendue, elle ferma les yeux et soupira d'aise.

— Quel endroit apaisant !

Les rares fois où elle laissait transparaître cette expression, Maho sentait qu'il percevait le véritable visage de la magicienne. Cette impression possédait une saveur à la fois troublante et rassurante. Au fil du temps, il prenait conscience de son étrange beauté. Comme elle avait combattu lors de la grande croisade asmuquoise, elle avait forcément dépassé la soixantaine, mais on lui donnait facilement une quinzaine d'années de moins. Pourtant, d'une manière que le cuisinier ne parvenait pas à expliquer, son regard glacial trahissait le poids d'un vécu long et douloureux.

— C'est étrange, lança Maho, je n'aurais jamais pensé que je puisse un jour m'arrêter un moment dans cet endroit. En général, je me dépêchais de le traverser.

— Ah bon ? De quoi avais-tu encore peur ? le questionna-t-elle mi-exaspéré, mi-amusé.

Le jeune homme émit un petit rire gêné et désigna un autel en pierre qui se dressait au milieu des arbres fruitiers.

— Prevel était convaincu que des lutins sylvains avaient élu domicile ici. J'ignore s'il en avait réellement vu et j'avoue que je ne souhaitais pas le savoir à l'époque.

— Et maintenant ? As-tu toujours aussi peur ?

— Eh bien...

Il se gratta nerveusement la tête.

— ... je crois que ça va mieux, mais j'imagine que votre compagnie me rassure.

— Tu veux dire que je ne te terrorise plus ? Quel dommage... le taquina-t-elle un sourire en coin.

Non, elle ne le terrorisait plus du tout. Elle l'impressionnait encore, ce qui l'empêchait d'avoir pleinement confiance en elle, mais il se sentait de plus en plus à l'aise.

La magicienne proposa de laisser une offrande. Ce brave fermier avait peut-être raison et, dans le cas contraire, cela serait considéré comme un hommage en sa mémoire. Ils déposèrent donc quelques sablés qui restaient dans le panier.

Plus ils approchaient de la ferme, plus les jambes de Maho flageolaient. En atteignant la grange, il dut s'arrêter un instant pour ne pas perdre l'équilibre. Le regard vide du visage tuméfié de son ami s'imposa à lui. Tandis qu'il tentait de reprendre le contrôle de son corps, un cacardement terrible retentit.

— Oh non, pas elles...

Il les avait complètement oubliées.

Les oies déboulèrent dans la cour, se dandinant à toute allure. La magicienne cria : « Toaz fesdo ! ». Dès que son bâton apparut entre ses mains, elle le tendit vers leurs agresseuses.

Pernas-tuz naz canarayaz, kuz ka tuz zuèdoz eipik ner.

Cela ne ressemblait pas à une incantation, on aurait dit qu'elle leur parlait. Elles s'arrêtèrent net, mais leur respiration resta saccadée. On sentait qu'elles prenaient sur elles pour ne pas attaquer.

— Un petit coup de main peut-être ?

Maho et Siannie levèrent les yeux et aperçurent une lutine assise sur le rebord d'une fenêtre qui grignotait un morceau de l'un des sablés qu'ils avaient laissés sur l'autel. Le cuisinier se plaça prudemment derrière la magicienne. Prevel ne s'était donc pas trompé.

— Mais vous êtes l'ami de Prevel !

— Vous me connaissez ? Non, mais attendez une minute ! Comment ça se fait que vous me reconnaissiez ?

Siannie ne parut pas surprise.

— Comme la plupart des Sylvains, je ne me fais pas avoir par l'effet du Levovarix, se vanta la petite créature tandis qu'elle se léchait les doigts.

La lutine sauta sur le dos de l'une des oies, qui ne broncha pas, et caressa son cou.

— Ne leur en voulez pas, poursuivit-elle, elles se sont donné pour mission de protéger ces lieux, mais elles considèrent qu'elles ont failli à leur devoir puisque deux de leurs amis sont morts.

— Elles parlent de Prevel ? questionna le cuisinier.

— Oui, mais également de l'une des leurs.

— Je me disais bien qu'elles semblaient moins nombreuses la dernière fois que j'étais venu ! réalisa Maho. Cela signifie qu'elles ont vu l'assassin !

— Elles ont simplement remarqué qu'il s'agissait de quelqu'un qu'elles ne connaissaient pas, mais le problème est que, concernant la description des humains, elles possèdent un vocabulaire très peu fourni.

— Et vous ? N'avez-vous rien observé ? se hasarda Siannie.

Le visage de la lutine s'assombrit.

— Les oies ne sont pas les seules à considérer d'avoir failli à leur devoir, répondit-elle tristement. Ma famille et moi étions affairés à l'autre bout du verger, ce jour-là, et n'avions pas prêté attention au nouvel arrivant... Nous pensions que c'était vous qui rendiez visite à Prevel, poursuivit-elle en désignant Maho, mais quand nous avons vu Rohan quitter le domaine en courant et en hurlant, nous avons compris que quelque chose se tramait. Puis, vous êtes venu peu de temps après. Je suppose que vous connaissez la suite...

Amer, le cuisinier se contenta d'acquiescer.

Un bruit de sabot les sortit de leur lourd silence.

Oktozoforodi !

Rohan, qui conduisait sa charrette, s'avançait vers la ferme, le visage fermé. Il passa à côté de Maho et Siannie sans les remarquer, puis il arrêta son véhicule et accompagna son cheval dans l'écurie. La lutine avait disparu.

— Il ne nous a pas vus ? chuchota le cuisinier.

— J'ai lancé un sort d'invisibilité.

— Vous savez faire ce genre de chose ? s'étonna-t-il.

— La plupart du temps, j'évite : c'est une formule un peu trop gourmande en mana.

La magicienne lui plaqua brusquement la main sur sa bouche. Le garçon de ferme sortit du bâtiment et se dirigea vers le potager.

— Chaque fois que je vois ce garçon, j'éprouve un immense malaise, expliqua Maho une fois l'adolescent suffisamment éloigné, il se trouvait avec ses parents lors de leur accident. Il fut le seul survivant et a conservé des séquelles : depuis ce jour il n'est plus capable de prononcer la moindre parole.

— Quel rapport avec toi ?

— On m'avait raconté que j'étais également présent lorsque les miens ont été tués, mais je n'en garde aucun souvenir. J'avais douze ans et tout ce qui s'est passé avant cette époque se révèle complètement flou. Je ne me souviens plus de mes parents tandis que la mémoire des siens le hante. C'est comme si je jalousais son traumatisme... Quand je le vois, j'ai le sentiment d'être une horrible personne.

— J'imagine le fardeau de perdre tout un pan de sa vie, mais vivre avec un traumatisme n'est pas un sort des plus enviables. Crois-moi, oublier est parfois une bénédiction.

Une jeune femme surgit du verger et se précipita vers Rohan. La magicienne fit signe de la suivre pour les écouter.

— Je savais que je te trouverais ici, soupira la visiteuse.

Le garçon de ferme haussa les épaules tout en continuant son labeur.

— Tu ne peux pas rester là, poursuivit-elle. Sois patient, l'audience aura bientôt lieu. En attendant, tu ne dois pas revenir au domaine tant que nous n'avons pas reçu la décision du juge.

Il n'interrompit pas pour autant son jardinage, cependant ses sourcils se froncèrent et des larmes roulaient sur ses joues. Ses gestes devinrent de plus en plus rageurs. L'adolescente se serra contre son dos, y enfouit son visage et se mit à sangloter à son tour :

— Je sais, oui, je sais.

Rohan se retourna, accepta l'étreinte qu'elle lui proposait et pleura contre son épaule. Maho comprit alors qu'elle était sa sœur.

La magicienne choisit ce moment pour éloigner le cuisinier et l'attira derrière la grange. Le jeune homme fut dans un premier temps surpris qu'elle le pressât autant. C'est alors que Siannie s'affaissa tout en s'accrochant à son bâton pour ne pas tomber. Sa respiration se saccada et des gouttes de sueur perlèrent sur son front. Maho s'empressa à l'aider à s'asseoir contre le mur.

— Que vous arrive-t-il ? s'inquiéta-t-il.

— Comme je te l'ai dit tout à l'heure, ce sort est un peu trop vorace. Heureusement, je ne sors jamais sans Rositana.

Elle ouvrit sa besace, en retira un flacon rempli d'un liquide bleuté et l'avala d'un seul coup.

— Cela va m'aider à récupérer, expliqua-t-elle en haletant. Nous patienterons ici le temps que ces jeunes gens s'en aillent, puis nous entrerons dans la grange.

Maho pâlit. Siannie, dans un faible sourire, lui prit la main.

— J'ai conscience que cela se révélera un moment extrêmement pénible pour toi, mais j'ai besoin que tu me montres tout ce que tu as vu. Tu comprends ?

— ... c'est à ce moment que j'ai compris qu'il s'agissait de son corps. Son visage était boursoufflé et ensanglanté. C'était horrible.

La magicienne s'était agenouillée là où Maho, blanc comme un linge, lui avait indiqué l'emplacement du cadavre.

— Effectivement, du sang séché se trouve sur cette paille.

Elle se releva et tapa le sol avec son bâton.

Acrapaz ca toa, naotazas-tuz !

Des taches colorées s'illuminèrent : une grosse, bleue, à l'endroit où gisait Prevel et des plus petites, rouges, tout autour.

— Cette formule révèle les fluides corporels. Ceux que tu vois ici, en bleu, sont très certainement ceux de ce pauvre fermier et, en rouge, ceux de son meurtrier, expliqua la magicienne.

Siannie préleva de la paille où se trouvait la lueur écarlate avec une pince et la plaça dans un tube en verre. Elle le remplit d'un liquide clair comme de l'eau qui se teinta en rouge à son contact.

— Trempe ton doigt là-dedans.

Le jeune homme grimaça, mais s'exécuta tout de même. La solution redevint transparente.

— Cela confirme ce que tu sais déjà : tu es innocent.

Était-ce aussi simple que cela ? Malgré la douleur de revivre ce jour où tout avait basculé, un poids se libéra dans sa poitrine. Son visage s'éclaira.

— Alors, c'est fini ? Vous allez pouvoir démontrer mon innocence ?

Siannie soupira.

— Ce n'est malheureusement pas si évident : ce sort que je viens de lancer, l'apprenti d'un édivre aurait pu l'effectuer. Pour que ce soit reçu comme preuve, cela aurait dû être réalisé sous la supervision d'un huissier et ordonné par le juge chargé de l'enquête. Si la procédure avait été respectée, tu aurais été mis de suite hors de cause. J'irai même jusqu'à affirmer que tout porte à croire qu'elle n'a pas été suivie du tout !

Le sourire du cuisinier se figea.

— Je ne comprends pas ce que vous essayez de me dire, Siannie. Vous avez dit que vous m'aideriez à établir mon innocence. Si vous en possédez la preuve, où se trouve le problème ?

— Le juge n'a pas ordonné d'enquête, Maho ! Pas la moindre ! Il s'est retrouvé avec un coupable tout prêt sous la main et, peu importe les preuves qu'on lui montrerait, il n'en tiendra pas compte ! Tout porte à croire que cela l'arrangeait bien de se débarrasser de cette affaire.

Siannie venait de souffler sur sa lueur d'espoir comme on éteindrait une bougie.

— Alors ? Il n'y a plus rien à faire ?

Le cuisinier sortit en chancelant. Ce n'était pas possible ! Qu'allait-il devenir maintenant ? Est-ce que cela signifiait qu'il ne reverrait jamais Cadine ? Qu'il ne connaîtrait jamais sa fille ? Cette fois, le désarroi laissa place à la colère. Il roua de coups de poing le mur en bois de la grange jusqu'à s'écorcher les doigts en hurlant :

— Pourquoi ? Pourquoi ?

— Maho ! Calme-toi !

La magicienne lui attrapa le visage trempé de larmes pour l'obliger à lui faire face. Le jeune homme se débattait, les yeux injectés de sang. Il refusait de se calmer, pas cette fois. On lui avait volé sa vie, ses rêves. Et Cadine ? À quoi bon vivre s'il se retrouvait contraint de l'abandonner ?

— Maho, regarde-moi ! Je comprends ta frustration, mais fais-moi confiance ! Tu m'entends ? Fais-moi confiance !

— Mais vous avez dit...

— ... j'ai dit que ce ne serait pas simple. Nous avons conclu un marché tous les deux : je t'aide et tu nous prépares à manger. Tu te souviens ? Je hais les gens qui ne tiennent pas leurs engagements. Je t'ai promis de t'aider, alors je t'aiderai. D'accord ? Oh ! Regarde ta main !

Elle retira de sa besace un flacon et un linge qu'elle imbiba puis l'appliqua sur les phalanges meurtries du cuisinier. Ses gestes empreints de douceur surprirent le jeune homme. Encore cette facette que son hôtesse lui avait, jusqu'à présent, permis de seulement entrapercevoir. Elle chuchota :

Tsèlz ad nizprar, latalnas-tuz

Les plaies le chatouillèrent tandis qu'une agréable chaleur parcourait ses doigts. En quelques secondes, les écorchures disparurent.

— Je suis contente, poursuivit-elle en souriant, même après trente-huit ans sans quitter les Martilles, j'ai gardé mes bons réflexes : toujours de la Rositana et de l'Aldaczole sur moi.

Elle soupira en lui caressant la main.

— J'ai bien conscience que je ne suis pas douée pour réconforter les gens et, honnêtement, je ne sais pas comment te sortir de cette situation. Cependant, je te promets d'y réfléchir sérieusement. Alors, en attendant, que dirais-tu de prolonger ton séjour chez une magicienne un peu grincheuse ?

Maho percevait dans les yeux bleu clair de Siannie, d'habitude si froids, une profonde bienveillance. Ce qui lui restait de rancœur se désagrégea aussitôt. Désormais, il lui ferait entièrement confiance.

— C'est d'accord.

Illustration : ValessiaGo

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