CHAPITRE XII : LA DÉESSE DE MIEL

— Arrête de faire ta forte tête et avale-moi ça !

— Mais pourquoi m'infligez-vous ça ? se lamenta Maho, une fiole de potion à la main.

— Vas-tu cesser de faire l'enfant ? Bois, je te dis !

Le cuisinier approcha lentement le flacon de ses lèvres, grimaça et goba le contenu en plissant ses paupières. Tandis que le liquide glissait sur la paroi de son œsophage, il constata, surpris, que ce n'était pas si mauvais.

— Vous devriez ajouter une pointe d'ispamine, ça corrigera la légère amertume et ce sera bien meilleur.

— Je ne t'ai pas demandé ton avis sur le goût ! aboya la magicienne.

Elle lui attrapa le visage, les deux mains sur les joues, accrocha son regard et récita :

Azflod piraza, eppulca-na de cotoka fodi.

Il se raidit quand il comprit ce qui était sur le point de se dérouler. Ça y est, pour la première fois, il se confrontait à cette magie terrifiante directement dans son corps. Comme il le redoutait, ce dernier irradia d'une lumière orange. Qu'un être de chair et de sang se transformât en lanterne colorée se révélait tout bonnement anormal. Des picotements le traversèrent de part en part comme si une colonie de fourmis y avait élu domicile. Non pas que ce fut spécialement douloureux, mais son cerveau lui hurlait que cette sensation n'avait rien à faire là. Il suffoqua. De l'air, il avait besoin d'air.

La magicienne colla son front contre le sien.

— Maho, je sais que tu as peur, mais tu dois me faire confiance.

D'accord. Il devait essayer. Cette femme lui avait promis qu'elle allait l'aider. Il déglutit avec difficulté puis acquiesça. Il ferma les yeux tandis qu'elle incanta :

Nasna esna, kutaei tozeca

La respiration du cuisinier s'apaisa. Il accueillit ces sensations étranges plus sereinement. Le malaise continuait à l'étreindre, mais il se doutait que Siannie veillait à ce que tout se passe bien.

La magicienne lui lâcha les joues.

— Tu peux ouvrir les yeux maintenant.

Elle lui tendit un miroir.

— Tu es prêt ?

Maho expira profondément et l'attrapa. Quand il se décida à faire face à son reflet, il ne put réprimer un mouvement de recul puis il sourit :

— Cela fait un drôle d'effet.

Le visage qui le fixait n'était plus le sien.

— Le pouvoir du Levovarix dure vingt-quatre heures, donc ne perdons pas de temps. En route ! lança la magicienne.

Quand ils sortirent de la forêt, la campagne de la Cronnie s'étendait face à eux. On pouvait apercevoir les fermes isolées au milieu des champs qui donnaient aux plaines l'allure d'un édredon rapiécé de carrés de tissus jaunes, oranges et verts. Le bleu profond du ciel estival mettait en valeur les neiges éternelles des plus hauts sommets des Auberciennes qui masquaient la moitié de l'horizon. Saulès apparaissait comme un point au loin qu'ils n'atteindraient qu'après une journée de marche.

Dès le lendemain de l'offrande, Maho avait rappelé à Siannie sa promesse de l'aider à prouver son innocence. Elle s'était très vite rendue à l'évidence que pour cela elle devait mener sa propre enquête, ce qui impliquait d'inspecter la ferme de Prevel. Effectuer une halte à Saulès se révélait inévitable. La magicienne avait donc passé trois jours à confectionner des flacons de Levovarix contre l'avis du cuisinier. Cela avait donné lieu à quelques disputes qui s'étaient intensifiées quand le jeune homme avait suggéré de profiter de cette escapade pour rassurer son épouse. Siannie l'avait traité d'irresponsable et avait affirmé que sa fausse mort s'avérait la meilleure des protections. Prévenir Cadine représentait pour elle un risque trop important qu'elle refusait de courir. Maho n'avait eu d'autre choix que d'abdiquer.

Ils atteignirent l'entrée nord des remparts au crépuscule. Malgré l'obscurité qui envahissait les rues pavées, on distinguait la blancheur des murs recouverts de chaux des imposantes bâtisses à colombage. Le jeu de lumière de l'heure de fermeture débuta : les boutiques s'éteignaient une à une, tandis que les logements au-dessus s'éclairaient. Jusqu'à quatre ou cinq habitations pouvaient se superposer les unes sur les autres. Généralement, le premier étage appartenait au propriétaire du magasin dont il dépendait et les suivants aux employés.

On pouvait croiser quelques passants qui flânaient, la lanterne à la main, pour profiter de la douceur du soir. Maho sentit un pincement au cœur. Il reconnaissait quelques visages familiers qui l'auraient salué en temps normal.

Le cuisinier et la magicienne arrivèrent à la grande place. Elle se situait au centre de la ville, en face de la mairie. La nuit avançant, on ne pouvait pas voir la façade de celle-ci, ornée de sculptures somptueuses qui dénotaient avec la simplicité des autres bâtiments.

Pris d'une irrésistible pulsion, Maho accéléra brusquement le pas.

— Mais qu'est-ce que tu fabriques ? pesta Siannie.

Il ne lui répondit pas et s'engouffra dans une ruelle. Les pavés, rendus luisants par la rosée du soir, crissaient sous ses pas précipités. Maho sentait son cœur battre plus fort à mesure qu'il se rapprochait de son ancienne demeure. Lorsqu'il marqua enfin un arrêt, son souffle se fit court, non pas à cause de la course, mais de l'émotion qui l'envahissait face à l'enseigne du Cavalier Charmant.

— C'est chez toi ? demanda la magicienne qui venait de le rattraper.

La gorge du jeune homme se noua.

— J'aimerais tellement voir Cadine, lui assurer que je vais bien et que nous serons de nouveau ensemble. Dire qu'elle me croit mort... je n'ose imaginer dans quel état elle se trouve.

Il s'attendit que Siannie le réprimandât pour son inconséquence, mais elle se contenta de poser sa main sur son épaule. Amer, il détourna le regard.

— Je sais, continua-t-il tristement, ce n'est pas prudent.

— Tu m'as bien expliqué qu'il y avait une autre auberge ?

— Oui, la Déesse de miel.

L'occasion de se rendre chez ses concurrents directs ne s'était jusqu'à présent jamais présentée. Maho dut bien se l'avouer : la salle du restaurant, avec ses plaquages en bois sculpté et ses tableaux de maître, se révéla bien plus luxueuse que celle du Cavalier Charmant. Sa place près de la Porte Est des remparts en faisait le premier établissement sur lequel tombaient les voyageurs en provenance de l'Estraria. Cette localisation stratégique portait ses fruits.

Des musiciens jouaient sur une estrade une mélodie entraînante et accompagnaient le brouhaha des clients.

Le propriétaire, monsieur Carthail, repéra les nouveaux arrivants. Son visage s'éclaira et il les accueillit chaleureusement.

— Bienvenus chers amis ! Je suppose que vous cherchez une chambre pour cette nuit.

— On ne peut rien vous cacher. Une chambre avec deux lits serait-il possible ? répondit Siannie avec une amabilité que Maho ne lui connaissait pas.

— Je vous en fais préparer une sur le champ, souhaitez-vous vous restaurer en attendant ?

— Ce serait parfait.

L'aubergiste les invita à s'attabler.

— Alors ? Qu'est-ce qui vous amène à Saulès ? leur demanda-t-il en passant un dernier coup de chiffon.

— Mon fils vient de terminer sa formation de menuisiers et nous sommes en quête d'une ville ou d'un village qui aurait besoin de ses services.

— Quelle mère attentionnée vous faites !

— Je sais bien que dès qu'il aura trouvé une place, je devrai retourner chez moi auprès de mon mari, mais en attendant de le laisser quitter le nid, j'aimerais faire un petit bout de chemin avec lui.

Sur ces paroles, Siannie posa sa main sur son cœur et essuya une larme. Ses talents de comédienne abasourdirent le cuisinier qui devait prendre énormément sur lui pour cacher son malaise ou retenir un fou rire.

Durant le repas, Maho se crispa à plusieurs reprises chaque fois qu'il croisait le regard d'une connaissance, mais progressivement il prit conscience de l'efficacité de la potion et se détendit. Un homme avec une mandoline entra dans l'auberge. Il échangea deux mots avec le propriétaire qui l'accueillit à coup de tapes dans le dos. Le cuisinier comprit qu'il s'agissait d'un barde itinérant qui proposait ses services. Ce dernier s'approcha de l'estrade, salua ses occupants puis se mit à gratter les cordes de son instrument. Le silence s'installa dans la salle, ne laissant que la douce mélodie envahir l'espace. Les musiciens hochèrent la tête en suivant la rythmique que leur offrait le nouvel arrivant puis, après s'être concerté du regard, l'accompagnèrent. C'est alors que la voix suave du poète s'éleva, provoquant le ravissement de l'auditoire.

Au grand royaume d'Asmuque, il y a bien longtemps

Des trolls immenses envahirent bois et champs

Détruisant la joie de ces chers enfants

Marchez marchez rois et soldats pour leur bien

Brillez brillez magiciens et paladins

Le visage de Siannie s'assombrit.

Ô Smirdagardr, que caches-tu jalousement ?

Pour que ces gnomes grandissent si brusquement

Détruisant la joie de ces chers enfants

Marchez marchez rois et soldats pour leur bien

Brillez brillez magiciens et paladins

— C'était de la miarzalite, souffla la magicienne.

Maho, absorbé par le chant du barde, sursauta.

— Comment ?

— Ce secret que renfermaient les Crêtes de Smirdagardr était la miarzalite. Les trolls sont des gnomes Asmuquois et, tout comme les Auberciens, la plupart sont des mineurs. Certains avaient découvert un gisement de miarzalite et les radiations qu'elles émettaient les contaminèrent, les transformant en des géants tueurs. Des villes et des villages entiers furent détruits.

— Des gnomes géants ?

— L'une des facultés des gnomes est de changer de taille. La plupart du temps, ils rétrécissent au point d'être à peine plus petits qu'un lutin. Cependant, les légendes racontent qu'ils possèdent la capacité de grandir jusqu'à plus de douze mètres de haut. Mais ils ne peuvent se métamorphoser que de nuit : s'ils conservent cette apparence au lever du soleil, ils se transforment en pierre. On dit qu'ils auraient abandonné cette aptitude, car ils sombrent dans la folie sous cette forme et sont aux prises d'une incontrôlable violence. Malheureusement, nous avons pu le vérifier il y a quarante-trois ans...

— Vous étiez là-bas ?

— Quand la princesse héritière du trône Asmuquois, Helga Ambjord, est venue implorer l'aide du roi Eógan, je sortais tout juste d'Edenfort. J'ai été enrôlée avec tous mes amis. J'ai perdu la moitié d'entre eux lors de cette croisade...

Les lèvres de la magicienne tremblèrent. Le cuisinier attrapa sa main. Elle lui sourit tristement :

— C'était il y a bien longtemps... c'est une cicatrice qui ne me fait plus tellement mal, mais qui se trouve toujours là.

Le barde termina sa chanson sur la victoire des héros et rendit hommage au roi Eógan sous les applaudissements des clients. Puis, après avoir salué son public, il se rendit de table en table, tendant son tricorne qui se remplissait de pièces.

Un homme assis derrière eux héla une serveuse. Le jeune cuisinier tressaillit lorsqu'il demanda à complimenter le chef. Peu de temps après, Briac entra dans la salle. Maho mit quelques secondes à le reconnaître. Son rival, jadis si affable, affichait une mine renfrognée, les yeux noircis de cernes. Néanmoins, il offrit un sourire forcé au client qui lui déclara :

— Encore une fois, je n'ai pas été déçu ! Vous vous surpassez de plus en plus !

— Je suis très honoré que ma cuisine vous plaise, monsieur, répondit Briac en s'inclinant.

— En tout cas, vous ne devez pas chômer depuis que votre concurrent s'est avéré un odieux meurtrier. On m'a raconté qu'il avait rendu l'âme avant d'avoir pu être exécuté. Une ordure de moins, si vous voulez mon avis.

Contre toute attente, Briac saisit le client par le col et le souleva de façon à ce que son visage, crispé par la fureur, se trouvât face au sien.

— Je vous interdis de parler de ça.

Puis il le lâcha et le laissa retomber sur sa chaise, complètement abasourdi, avant de retourner en cuisine en claquant la porte tandis que Monsieur Carthail se confondait en excuse.

— Un ami à toi ? questionna la magicienne.

— Oui, en quelque sorte... répondit le cuisinier bouleversé.

Tandis que Maho digérait ce qui venait de se passer, Gireg déboula dans la salle du restaurant. Il se dirigea vers le bar en titubant et s'installa au comptoir. Le jeune homme n'en croyait pas ses yeux. Il ne se cachait même plus !

— N'est-ce pas le vieux Robasan, le propriétaire du Cavalier Charmant ? interrogea un client à son voisin de table.

— Oui, le pauvre bougre est devenu un vrai poivrot.

— Pas étonnant après ce qu'a fait son gendre.

Maho serra ses poings. Ainsi les gens s'imaginaient l'alcoolisme de l'aubergiste comme un fait récent et qui s'avérait, en plus, de sa faute à lui ! Mais on croirait rêver !

Siannie appela une serveuse et lui commanda deux verres de Riachanett.

— Quelque chose me dit qu'un petit remontant ne nous fera pas de mal. Qu'en penses-tu ?

Illustration : ValessiaGo

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