CHAPITRE VI : TOUT S'ÉCROULE

Bercé par le claquement des sabots et le grincement des roues, Maho se laissait emporter par le défilement du paysage. Tout lui semblait beau : les champs de tournesol, les vignes et les vergers parfaitement alignés. Il percevait le chant des oiseaux, s'amusait des moineaux sautillants et des tourterelles qui surveillaient paresseusement la route, perchées sur les barrières.

Il adorait l'odeur fruitée et fleurie de l'été. Et s'il ajoutait des fruits et des fleurs dans ses prochaines recettes ? Son imagination s'envola de nouveau. Dans sa tête, des plats mijotaient et crépitaient. Les idées se bousculaient pour reproduire dans sa cuisine ce parfum qui lui évoquait une fête bariolée.

Une fête bariolée... Voilà ce qui illustrait précisément son état d'esprit en cette belle journée.

Maho soupira d'aise.

Cadine lui était apparue si ravissante ce matin. Ses joues avaient repris leur couleur rosée. L'impatience de la retrouver pour embrasser ses lèvres parfaitement dessinées vint le titiller un instant. Ah ! Comme elle possédait de jolies lèvres ! Il songea à celle du bas, douce et charnue, puis à celle du haut, plus fine, qui formait la courbure d'un cœur. Elles s'étiraient dans un magnifique sourire quand elle sentait la petite bouger. Il trouvait son ventre arrondi, avec son nombril qui ressortait, tellement mignon. Encore ce matin, elle lui avait saisi la main pour lui faire prendre conscience de la boule menue qui se promenait sous sa peau. Ses doigts se remémoraient la sensation du bébé qui se mouvait. Peut-être sa tête ? Son genou ou son coude ? Peu importe. C'était elle, tout simplement. Il ne savait pas à quoi elle pouvait ressembler, mais juste le fait de connaître son existence le remplissait de bonheur. Est-ce qu'un jour elle l'accompagnerait chez Prevel ? Il visualisa une jolie petite fille, qui possédait le même sourire que Cadine, assise à côté de lui.

Une charrette croisa son chemin et interrompit sa rêverie. Le conducteur était vêtu d'un long manteau avec une capuche qui couvrait le haut de son visage. Quelle étrange idée de s'embarrasser d'un tel accoutrement avec cette chaleur ! On pouvait parfois rencontrer de drôles de gens. À cette pensée, Maho haussa les épaules et poursuivit son escapade en compagnie de son enfant fantasmé.

L'entrée du Saule chuchotant et son verger merveilleux apparurent. Il s'imagina en train de chaparder un de ces fruits fabuleux et offrir son butin à sa jeune accompagnatrice. Quel bonheur quand il verrait la reconnaissance transparaître sur son visage de poupée !

Maho s'étonna que personne ne se trouvât dans le potager. Avaient-ils fini leurs corvées plus tôt aujourd'hui ? Le cuisinier se permit d'installer le cheval dans l'écurie. Toujours personne. Peut-être l'attendaient-ils dans la grange ? Il se saisit de la pile de paniers vides et entreprit de s'y rendre.

Tandis qu'il s'approchait de la porte, il remarqua une multitude de plumes blanches éparpillées sur le sol. C'était inhabituel d'en voir autant. Maho déglutit avec difficulté. Il n'en était pas sûr, mais il lui semblait apercevoir sur certaines des taches de sang.

Non, ce n'est pas possible, je dois me tromper...

Il voulut les observer de plus près pour en avoir le cœur net, mais il n'en eut pas le temps. Les oies surgirent de l'ombre, dans un chaos de battements d'ailes et de cris stridents. Face à leurs assauts brutaux, Maho laissa tomber son fardeau et se réfugia à l'intérieur de la grange. Il s'empressa de bloquer l'entrée en tremblant et tenta de reprendre son souffle en s'agrippant à sa chemise.

C'est étrange... elles m'ont semblé moins nombreuses...

Tandis qu'il reculait de quelques pas en cherchant à retrouver son calme, il trébucha sur un objet au sol. Son cœur manqua un battement : ce n'était pas un objet, mais une jambe. Celle de Prevel.

— Prevel ?

Il s'agenouilla rapidement auprès de son ami. Maho ne put réprimer un cri en découvrant le visage du fermier sévèrement tuméfié et ensanglanté. Le pauvre homme gisait sur la paille, les yeux ouverts et vitreux. La réalité de la situation commença à se frayer un chemin.

— Prevel, tu m'entends ? Par tous les esprits que t'est-il arrivé ?

Aucune réaction. Il monta le ton. Sa voix brisée par l'angoisse résonna dans la grange silencieuse.

— Eh oh ! Tu m'entends ?

Refusant l'inéluctable, il tapota frénétiquement ses joues glacées.

— Allez, reprends-toi, mon vieux !

La tête du fermier retomba mollement, les traits figés. Maho secoua ses épaules avec une brutalité désespérée en hurlant :

— Pas ça ! Par tous les esprits, pas ça ! Réveille-toi ! Prevel, réveille-toi !

L'air de la grange s'alourdit et l'oppressa. Il percevait à peine les voix puissantes qui l'intimaient d'ouvrir, accompagnées de violents tambourinements. Un fracas assourdissant s'ensuivit. Quelqu'un venait de défoncer la porte. Avant même que le malheureux ne comprît ce qui se jouait, deux chevaliers du guet le plaquèrent au sol. L'un d'eux s'exclama, triomphal et railleur :

— Bigre ! En flagrant délit ! T'es pas bien malin, mon gars !

Entre les sanglots et le poids de ses assaillants, Maho suffoquait.

Rohan se trouvait avec eux. Il rugissait, les contournait et tirait sur la manche du cuisinier. Les deux hommes relevèrent ce dernier, complètement sonné, tandis que l'adolescent s'agrippait au dos de son gilet en couinant. Le chevalier brun soupira :

— Pauvre gamin, le choc lui a fait perdre la raison, il n'arrive même plus à s'exprimer.

Le garçon de ferme continuait à empoigner le tissu au point que les deux gardes éprouvèrent de la difficulté à avancer. Celui qui arborait une épaisse moustache blonde se décida à aller le voir.

— Je sais que tu veux te venger de celui qui a tué ton maître, mais c'est à la justice de s'occuper de son sort et je te promets qu'il recevra le châtiment qu'il mérite.

Mais l'adolescent secouait la tête de toutes ses forces, sanglotait et continuait désespérément à pousser ses petits cris.

Pendant que le garde tentait de le calmer, l'autre attacha les mains de Maho. Une sorte de paralysie l'avait saisi, comme s'il était sorti de son corps. Était-on en train de l'arrêter ? La corde qui serrait ses poignets l'alertait que c'était le cas, mais il se montrait incapable de l'assimiler. Il parvenait seulement à répéter en boucle :

— Je ne comprends pas, ce ne peut pas être vrai... je ne comprends pas...

Une part de son esprit souhaitait plutôt hurler : « Ce n'est pas moi ! Croyez-moi ! Ce n'est pas moi ! », mais n'arrivait pas à l'exprimer. Prevel ne pouvait pas être mort. Tout son être refusait cette réalité. Il se laissa ballotter en direction de la charrette.

Le chevalier moustachu abandonna le garçon, s'installa à l'avant et ordonna au cheval d'avancer. Rohan les poursuivait en hurlant à s'en faire exploser les poumons, mais le véhicule continuait sa course, imperturbable.

Le Saule chuchotant s'éloignait en même temps que la petite fille qui avait accompagné les rêveries de Maho. Rêveries qui s'étaient brusquement métamorphosées en cauchemar. Oui, c'était bien ça. Tout cela ne se révélerait qu'un affreux cauchemar. Il ne pouvait en être autrement. Il se réveillerait d'un instant à l'autre. Il devait se réveiller.

Illustration : ValessiaGo

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