CHAPITRE IV : UNE CAISSE DE RIACHANETT
Depuis la fin de la matinée, le couple ne s'était pas adressé la parole. Lors du service de midi, chaque fois que Cadine entrait chercher les plats ou rapporter de la vaisselle, Maho se cachait dans le garde-manger pour en ressortir les mains vides dès qu'elle retournait en salle. Le pauvre Arwel prenait de plein fouet cette ambiance étouffante. Il tentait tant bien que mal de réchauffer l'atmosphère avec des traits d'esprit et des compliments maladroits, glissés par-ci par-là, mais n'obtenait qu'un vent glacial en réaction.
Le service du soir se déroula selon le même scénario.
— Monsieur Maho, vous allez finir par attraper froid à force d'aller et venir dans le garde-manger... Je vous en supplie, réconciliez-vous avec madame Cadine !
Le commis ne reçut en guise de réponse qu'un grommellement inaudible. Quand la porte de la cuisine s'ouvrit, le chef s'apprêta à retourner dans son refuge glacé, mais s'arrêta dans sa lancée, saisi d'effroi. La personne qui venait d'entrer dans la pièce n'était pas Cadine.
— Bonsoir, mon gendre ! Une fois de plus, l'ambiance d'aujourd'hui est grandiose ! Ne te préoccupe pas de moi, je ne fais que passer. On commence à être en panne de Riachanett... s'exclama son beau-père avec grandiloquence.
Maho et Arwel se regardèrent avec inquiétude. Déjà ? Cela ne faisait qu'un peu moins d'une heure que le service avait débuté...
Le cinquantenaire se dirigea vers la trappe, qui se situait dans un coin de la cuisine, et descendit les marches. Il réapparut avec une caisse de bouteilles, referma la cave avec le pied et sortit en sifflotant.
Maho se saisit rageusement d'une grappe d'oignon et en extirpa trois qu'il éplucha, ou plutôt, dont il arracha la peau. Il les éminça avec tant de hargne, que tous les ingrédients posés sur la table sautèrent au rythme des coups de couteau. Impossible de verrouiller l'accès à l'alcool en plein service. Concentré à se défouler sur les condiments, il ne sembla pas remarquer Cadine qui pénétra dans la pièce. Elle tenait à bout de bras une pile d'assiettes et serrait entre ses dents des pages griffonnées du carnet de commandes.
Sans même lever la tête, il ordonna :
— Arwel, dépêche-toi de décharger Cadine.
Tandis que le commis s'exécutait, le cuisinier s'approcha également de son épouse. Elle afficha sa surprise de ne pas le voir s'enfuir de nouveau dans le garde-manger. Il extirpa abruptement la liasse de notes de sa bouche, y jeta un coup d'œil et grogna « très bien, ce sera fait » avant d'enchaîner froidement :
— Pourquoi est-ce ma femme, enceinte jusqu'au cou, qui débarrasse les tables, et non pas son père, encore assez costaud pour monter de la cave une caisse de Riachanett ?
— Maho, s'il te plaît...
On entendit soudain, venant de la salle du restaurant, un air de violon. Ça y est, il avait sorti son instrument. La voix de Gireg retentit, encourageant la clientèle à chanter en chœur. L'aubergiste parvenait à entraîner les gens dans ses fantaisies, ce qui permettait de sauver les apparences. En effet, peu de personnes voyaient en lui un alcoolique, mais plutôt un bon vivant. Pour Maho, cette nuance possédait un goût amer.
Le cuisinier soupira, reprit son ouvrage et se renferma dans son mutisme, tandis que Cadine sortit de la pièce tristement. La soirée continua ainsi, sauf que cette fois, au lieu de partir dans le garde-manger quand sa femme entrait, Maho se contentait de travailler en silence sans lui lancer un regard.
Alors que le commis et son patron s'activaient dans une ambiance pesante, un bruit de vaisselles brisées les extirpa de leur torpeur. Maho se rua dans la salle du restaurant et trouva Gireg hilare, affalé au sol au milieu des assiettes cassées. Cadine essayait tant bien que mal de le relever au milieu des derniers clients qui observaient la scène, amusés.
Le cuisinier se précipita pour prêter assistance à sa femme. Tandis qu'il attrapait son beau-père par les épaules, il sentit entre ses doigts une humidité poisseuse. S'était-il blessé ? Des taches rouges ornaient effectivement la chemise du soûlard. C'est alors qu'il remarqua qu'un liquide pourpre ruisselait le long de la main de la jeune aubergiste. Au-dessus de son poignet, une coupure assez profonde saignait. Cette fois, c'en était trop. Il empoigna Gireg par les extrémités de son col et lui hurla :
— Qu'est-ce que vous avez encore fabriqué ?
C'est alors que l'ivrogne retrouva toute sa force et le plaqua au sol en maintenant son bras contre sa gorge. Le jeune homme suffoqua.
— Je te prierais, petit, de ne pas me manquer de respect, je peux vous foutre dehors en un claquement de doigts, ne l'oublie jamais.
— Papa ! Arrête papa ! Tu vas le tuer ! s'époumona la jeune femme tandis qu'elle essayait désespérément de tirer son père.
C'est à ce moment que les quelques clients présents se décidèrent enfin à intervenir pour les assister. Ce coup de sang avait dû faire appel à ses dernières forces, car Gireg s'écroula à moitié endormi. Deux grands gaillards le relevèrent et l'aidèrent à regagner sa chambre. À peine libéré, le jeune homme se précipita vers son épouse, se saisit d'une serviette et la plaqua sur sa blessure. Le visage blême, elle balbutia avec terreur :
— Maho, j'ai des sensations bizarres dans mon ventre ! J'ai peur, Maho ! On dirait que mon ventre se resserre !
— Arwel ! Cours chercher l'édivre ! Vite ! hurla le chef de cuisine.
Puis, il murmura à Cadine :
— Je suis là, je ne te laisserai pas...
Tout en maintenant le linge sur sa blessure, il l'enlaça, tandis qu'elle sanglotait contre son épaule.
Maho se retrouva à nouveau contraint d'observer les lueurs violettes qui émanaient des mains d'Iomaire, autour du ventre de sa femme. Mais cette fois, s'ajoutait l'anxiété de ce qu'il allait annoncer. Quand enfin la lumière cessa, le magicien inspira profondément :
— Votre petite fille va bien. Tu as eu des contractions à cause du stress, je suis parvenu à les calmer. Mais je veux que tu te reposes complètement, au moins durant les prochaines quarante-huit heures, d'accord ?
— Nous fermerons le restaurant de l'auberge et Arwel s'occupera de l'entretien des chambres, proposa Maho.
— Et la comptabilité ? s'inquiéta Cadine.
— Je t'autorise les comptes et la paperasse, concéda l'édivre, à la seule condition que tu restes allongée le plus souvent possible. Tu pourras t'asseoir de temps en temps, mais pas longtemps. Au moindre tiraillement, tu montes immédiatement te reposer et n'hésitez pas à m'envoyer Arwel si vous éprouvez la petite inquiétude.
— D'accord, je me reposerai, abdiqua la jeune femme.
— Bien ! s'exclama le vieux magicien, maintenant montre-moi cette blessure.
Maho souleva la serviette ensanglantée, qu'il avait maintenue jusqu'à présent sur l'entaille.
— Oh ! Mais tu ne t'es pas ratée ! Comment est-ce arrivé ?
— Mon père a dansé sur une table. Il a perdu l'équilibre et s'est écroulé sur la pile d'assiettes que je tenais.
— La blessure est sérieuse, mais tu ne t'en sors pas trop mal, il aurait pu tomber sur toi...
À l'évocation de la scène, Maho serra les poings.
Le magicien posa sa main sur la coupure, ferma les yeux et récita :
— Tsèlz ad nizprar, latalnas-tuz
Cette fois, ce fut une lueur émeraude qui apparut. Maho réprima une grimace. Cadine lança un regard vers son époux et esquissa un sourire entendu qu'il lui rendit.
— Est-ce que ça te fait mal ? lui chuchota-t-il à l'oreille.
— Pas du tout, c'est chaud et ça chatouille un peu, le rassura-t-elle sur le même ton.
Quand l'édivre ouvrit les yeux et retira sa main, la blessure était refermée. Il sortit de sa besace une fiole, en imbiba un linge propre, puis nettoya la plaie.
— C'est de l'aldaczole, vous continuerez d'en appliquer pour finir la cicatrisation. Changez le bandage chaque jour, jusqu'à ce que ça ait complètement disparu.
C'est alors qu'on entendit craquer l'escalier en bois, sous le poids des pas de Gireg, qui apparut, l'air penaud. Son petit somme lui avait vraisemblablement fait reprendre une partie de ses esprits. C'est ce moment que l'édivre choisit pour se retirer.
— Allez, la nuit a été longue pour tout le monde.
— Je vous avais pourtant demandé de m'envoyer un de vos apprentis, le taquina Cadine
— Et il me semble t'avoir déjà expliqué qu'il en était hors de question. Je te l'annonce d'ores et déjà, cette enfant, ce sera moi qui la ferai naître. Quant à vous, monsieur Robasan...
Il sortit de sa besace une aumônière qu'il tendit à Gireg.
— Voici de la sagremote, vous vous la préparerez en infusion demain, quand vous vous lèverez. Ça ne vous soignera pas, mais ça soulagera votre gueule de bois.
L'aubergiste ne prit pas le remède que lui proposait le magicien et grogna :
— Je ne suis pas malade, merci bien.
L'édivre posa la bourse d'herbes sur la table, près de l'entrée.
— Oh que si ! Mais tant que vous n'en aurez pas conscience, personne ne pourra rien pour vous.
Sur ces mots, il sortit.
Gireg se gratta nerveusement la tête et se tourna vers le jeune couple.
— Je voulais vous demander pardon pour tout à l'heure. Je n'avais pas remarqué que je t'avais blessée, Cadine. Quant à toi, Maho, je n'aurais pas dû m'emporter contre toi. Si quelqu'un avait fait couler la moindre goutte de sang à ma Bleza, je te prie de croire qu'il ne serait pas rentré chez lui en entier, même si ça avait été son propre père ! Alors, tu vois, je te comprends. En fait, j'étais tellement heureux d'apprendre que j'allais devenir le grand-père d'une petite fille que, je présume, je me suis un peu laissé aller. Et n'allez pas avaler ce que dit ce vieux fou d'édivre ! Je peux me reprendre ! Je vous le jure ! J'ai de la chance de vous avoir tous les deux, je voudrais que jamais rien de mal ne vous arrive ! Bleza ne l'aurait pas souhaité non plus, vous pouvez en être certain. Oh ! Bleza, elle me manque tellement !
Puis le vieil aubergiste se mit à sangloter à chaudes larmes.
— C'est bon, papa va te coucher, tu tiens à peine debout... lui murmura sa fille.
— Non ! Je ne me coucherai pas sans m'assurer que vous m'avez pardonné ! continua-t-il en pleurant plus fort.
— Mais bien sûr que nous te pardonnons, retourne te coucher maintenant.
— C'est bien vrai, vous me pardonnez tous les deux ? demanda-t-il en dirigeant un regard larmoyant vers Maho.
Le corps du cuisinier se crispa. Il savait pertinemment qu'ils ne retrouveraient pas la paix s'il ne cédait pas. Aussi le tranquillisa-t-il à son tour.
— Évidemment. Votre fille a raison, allez vous coucher.
Quand il se décida enfin à retourner dans sa chambre en leur assurant en boucle qu'il ne valait pas grand-chose sans eux, Maho soupira. Il se sentait sali par sa propre hypocrisie. Cadine et lui savaient pertinemment que son beau-père recommencerait jusqu'à ce qu'une cirrhose l'emportât. Son imprévisibilité devenait ingérable pour le couple. La plupart du temps, il se montrait jovial et rieur puis dormait toute la journée. Mais parfois, ils subissaient ses crises de colère, des menaces et des insultes suivies d'excuses larmoyantes. Fort heureusement, son comportement de ce soir s'avérait exceptionnel. D'habitude, il leur réservait ses démonstrations violentes seulement quand ils se trouvaient entre eux, rarement devant les clients.
À part cette maudite auberge, ils ne possédaient rien. Allaient-ils revoir le Gireg du temps où Bleza était toujours en vie ? Le jeune homme se demandait par moment si cette personne avait réellement existé. Alors, dans l'attente de cette chimère, ils prenaient sur eux, encore et encore.
Cadine attrapa les mains de son époux.
— J'ai été injuste avec toi ce matin, je me rends compte de la somme d'efforts que tu déploies chaque fois. Je ne peux pas exiger que tu arrêtes d'avoir peur du jour au lendemain. Je... je...
Elle n'arriva pas à finir sa phrase, car elle se mit à sangloter bruyamment. Maho perdit contenance :
— Non, non, c'est moi qui n'aurais pas dû surréagir, je n'aurais jamais dû te répondre de cette façon ! Je... Oh, s'il te plaît Cadine je ne sais pas comment me comporter quand tu pleures comme ça !
— Prends-moi dans tes bras, grand bêta !
Le cuisinier éclata de rire et s'exécuta tandis que la jeune aubergiste pouffait entre deux sanglots. Puis ils desserrèrent leur étreinte et s'embrassèrent.
— Que s'est-il passé au marché, ce matin ? interrogea subitement Cadine.
— Pourquoi est-ce que tu me demandes ça ? répondit Maho interloqué.
— Nous ne nous serions jamais disputés si quelque chose ne t'avait pas contrarié.
Décidément, elle le connaissait trop bien.
Illustration : ValessiaGo
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