CHAPITRE III : COCHON DE LAIT ET CONSÉQUENCES
Accompagné d'Arwel, Maho cheminait à travers le marché. Chaque commerçant interpellait les passants et vantait la qualité supérieure de ses produits. Les odeurs se mélangeaient, parfois entêtantes, parfois enivrantes.
Peu éloignée de la chaîne de montagnes des Auberciennes et du Valenluire, entourée de campagnes variées, la ville de Saulès se révélait un carrefour intéressant pour pêcheurs et producteurs en tout genre. Les étals, ornés de calaïcates, regorgeaient ainsi de véritables trésors gustatifs.
La calaïcate, une gemme issue des gisements des Auberciennes, avait révolutionné le mode de conservation des aliments. Cette pierre commune se vendait à un prix attractif et servait couramment d'ingrédient pour diverses potions. Un jour, lors d'une expérience ratée à l'académie d'Edenfort, on avait découvert qu'elle possédait la capacité de produire du froid.
Très vite, les ménages s'étaient approvisionnés. L'édivre ou l'un de ses apprentis devait les activer. Ensuite, on pouvait en disposer quelques-unes là où les aliments étaient conservés. Elles pouvaient fonctionner durant des années. Dès qu'elles montraient des signes de faiblesse, on devait de nouveau faire appel à un magicien pour les ranimer. Cette innovation permit aux bouchers et aux poissonniers de proposer des produits de première fraîcheur.
Le Cavalier charmant ne passa pas à côté de cette révolution et s'était très rapidement équipé de pierres réfrigérantes qui trouvèrent leur place dans la cave ainsi que dans le garde-manger. Bien évidemment, Maho avait exprimé sa réticence de posséder un objet imbibé de mana, mais Cadine avait su faire preuve de persuasion et le cuisinier dut en admettre l'utilité. Finalement, il avait pris l'habitude d'en mettre un morceau dans ses paniers lorsqu'il se rendait au marché.
— Monsieur Maho ! Regardez un peu par là !
Arwel attira l'attention de son patron sur un superbe cochon de lait exposé sur un étal. Maho apprécia la beauté de l'animal et, comme chaque fois qu'il croisait un aliment qui suscitait son intérêt, son imagination entra en ébullition.
— C'est une belle bête, n'est-ce pas monsieur Branne ?
Interrompu dans ses rêveries culinaires, le jeune homme leva la tête vers l'éleveur-boucher qui bombait le torse, fier de sa marchandise vedette.
— Cela fait plaisir de vous voir dites donc ! J'ai entendu dire que vous attendiez un heureux événement. Félicitations ! Je me souviens encore de la petite Cadine quand elle accompagnait cette pauvre Bleza au marché — paix à son âme — en s'agrippant à sa jupe ! Et maintenant, v'là-t'y pas qu'elle va devenir maman ! Comme le temps passe, dites donc ! Et comment se porte ce brave Gireg ? Il paraît qu'il met une sacrée ambiance à votre auberge le soir ! Faut dire que c'est un bougrement bon violoniste !
Maho se retint de froncer les sourcils à l'évocation de son beau-père et s'appliqua à sourire poliment.
— Oui, on peut dire qu'il égaye nos soirées...
Mais ce n'est plus le cas, une fois les clients partis, songea-t-il, amer.
— Alors ? Je vous emballe ce beau bébé ?
Avant même que le cuisinier eût le temps d'ouvrir la bouche, un bras se tendit brusquement et lui rasa de près la joue. Le propriétaire de l'étal saisit, ahuri, la bourse qu'on lui présenta.
— Désolé, mon ami, mais cette magnifique créature possède déjà un partenaire.
Un grand blond au sourire charmeur et au regard d'un bleu pétillant se tenait fièrement à côté de lui. Sa chemise était stratégiquement déboutonnée au-dessus de son gilet en lin pour révéler la naissance de ses pectoraux et ses manches assez retroussées pour mettre en valeur sa musculature. Vu qu'il faisait une tête de plus, Maho dut lever les yeux pour apercevoir son visage.
— Que veux-tu, mon vieux ? Premier arrivé, premier servi... poursuivit l'usurpateur.
— Techniquement, nous étions les premiers... fulmina Arwel.
— Certes, mais c'est moi qui ai payé le premier, répliqua le cuisinier de La déesse de miel, et deux fois son prix !
Il ponctua sa répartie d'un clin d'œil et ébouriffa la chevelure rousse du commis. Ce dernier s'écarta vivement. Maho posa sa main sur son épaule pour lui signifier de se calmer, puis se contenta de répondre :
— De toute façon, je ne comptais pas le prendre. Comment vas-tu, Briac ?
— Ben écoute, je pense me trouver dans le même état que toi. Ce concours se révèle une véritable aubaine ! Et puis, as-tu vu le premier prix ? s'exclama le bellâtre.
— Effectivement, cent mille tiares, c'est vraiment une somme... souffla Maho.
Briac haussa les sourcils, puis éclata de rire.
— Pas à moi ! Pas entre passionnés ! Ce qui t'intéresse réellement c'est la seconde partie de la récompense, n'est-ce pas ?
— Mais de quoi parle-t-il ? interrogea Arwel.
— Quoi ? Ton patron ne t'a rien dit ? L'établissement dans lequel travaille le vainqueur empochera les cent mille tiares, mais le cuisinier se verra proposer la prestigieuse fonction de chef royal !
Le commis écarquilla ses grands yeux verts. Maho pouvait y lire la panique qui le submergeait.
— Vraiment ? Cela signifie que si vous gagnez, vous nous quitterez, monsieur ? C'en sera fini de mon apprentissage ? s'inquiéta l'adolescent.
Les poings du cuisinier se serrèrent puis il souffla d'une voix étranglée :
— Nous nous sommes déjà mis d'accord avec Cadine, je refuserai la place.
Briac siffla d'admiration.
— Quel époux dévoué ! Moi je n'hésiterai pas une seconde ; une telle ascension ne se décline pas.
— L'opportunité que la reine goûte à ma cuisine me suffit amplement... assura Maho.
Le beau blond se laissa déconcentrer par deux jolies jeunes femmes qui passèrent près d'eux. Lorsqu'il les salua de la main, le visage rayonnant, elles gloussèrent aussitôt. Satisfait, il reprit :
— Si tu le dis... Bon, ce n'est pas tout, j'ai un cochon de lait à rôtir moi !
Puis il s'adressa au boucher :
— Je compte sur vous pour me livrer cette belle bête à La déesse de miel dans les plus brefs délais, mon cher.
— Je me demande, comment vous faites pour le supporter, monsieur Maho, siffla Arwel tandis que Briac s'éloignait.
— Il est agaçant, mais ce n'est pas un mauvais bougre. Tiens, regarde un peu par là.
Quelques étals plus loin, le cuisinier et son commis dénichèrent deux magnifiques canards qui les inspirèrent tout autant.
— Par tous les esprits, monsieur Maho ! Vous m'avez devancé sur ce coup-là !
Laora, la commise de Briac, apparut, un lourd panier rempli de victuailles au bras. La jeune fille portait une chemise d'homme agrémentée d'un gilet brun assorti à sa culotte qui lui arrivait au mollet. Elle avait noué un simple fichu, duquel dépassaient quelques mèches châtain clair, derrière son chignon. Cette tenue bien trop masculine aux yeux des braves gens lui valait régulièrement quelques remarques auxquelles elle se contentait de répliquer « Ma foi, c'est tout de même bien plus pratique ».
— Nous avons déjà payé, répondit sèchement Arwel.
— Laisse-moi deviner : monsieur Briac vous a encore soufflé l'une de vos trouvailles pour le double de son prix ? Je ne supporte plus ses bêtises ! Heureusement que le marchandage est mon point fort, sinon il ruinerait monsieur Carthail avec ses mauvais tours !
Elle leva ses yeux noirs vers les cheveux en bataille du jeune garçon.
— Regarde-moi ça, il s'est encore amusé à te les ébouriffer ! Tu devrais porter un tricorne, comme ça il ne pourra plus y toucher.
— Pfff, n'importe quoi ! grogna l'adolescent.
— Dommage, lui chuchota-t-elle, ça t'irait bien.
Puis elle tourna les talons en lui lançant une œillade langoureuse. Quant à Arwel, Maho nota que ses oreilles avaient viré au rouge.
Après avoir approvisionné le garde-manger, Maho laissa Arwel préparer les ustensiles pour le prochain service et se rendit dans la salle du restaurant embrasser Cadine.
Assise sur une chaise, elle observait Iomaire, l'édivre de Saulès, agenouillé devant elle, les yeux fermés. Les mains de ce dernier, posées sur son ventre, irradiaient d'une lumière violette. Des gouttes froides coulèrent le long du dos de Maho. Ces manifestations de mana créaient chez lui un profond malaise qu'il avait du mal à contrôler. Aussi évitait-il, autant que possible, d'assister à la moindre démonstration magique. Il devait se retenir de toute son âme pour ne pas se jeter sur le magicien. Un brouhaha insoutenable bourdonnait dans son crâne.
Lâche ma femme ! Ne lui fais pas de mal !
Il inspira profondément. Il devait se calmer. L'édivre auscultait Cadine, rien de plus.
La lueur cessa. Enfin.
Maho tenta de retrouver de la contenance, mais il ne parvint qu'à grimacer un rictus.
Iomaire se redressa et posa sa main sur l'épaule de la jeune aubergiste :
— Tu n'as pas à t'inquiéter, Cadine. Tu attends un bébé en parfaite santé.
Puis il se tourna vers Maho :
— Est-ce que l'heureux papa voudrait connaître le sexe ?
— Quoi ? C'est possible ? balbutia le cuisinier.
— Oui, je l'ai vu très clairement, sourit le magicien.
Comme la jeune femme semblait excitée à cette idée, Maho souffla :
— Si Cadine est d'accord, je le suis aussi.
— Dans ce cas, vous attendez une magnifique petite fille, annonça Iomaire.
Tout devint blanc dans la tête du cuisinier. Une petite fille ? D'ici quelques mois, il tiendrait une petite fille dans ses bras ? Il se précipita pour étreindre son épouse. Jusqu'à présent, ils attendaient un bébé, mais désormais ils deviendraient les parents d'une petite fille. Le savoir la rendait si réelle !
Visiblement tout aussi émue, Cadine remercia l'édivre :
— Vous n'étiez pas obligé de vous déplacer vous-même. Un de vos apprentis aurait fait l'affaire...
Le magicien éclata de rire :
— Hors de question que je laisse une autre personne s'occuper de mon élève préférée !
Puis il soupira :
— Je sais que je te le répète chaque fois que je te vois, mais tu te révèles ma plus grande frustration. Pas un jour ne se passe sans que je regrette ton refus d'étudier à Edenfort. Tu y aurais brillé, j'en suis sûr !
— C'était ma décision, ne vous inquiétez pas, le rassura la jeune aubergiste.
— Tu ne m'enlèveras pas de la tête qu'il s'agit d'un beau gâchis, se lamenta-t-il, et ce n'est pas ton mari qui me contredira.
Maho se contenta d'acquiescer.
L'une des fonctions des édivres consistait à gérer l'instruction des enfants. Chaque ville possédait une école qui accueillait des élèves de six à quatorze ans. Ceux qui présentaient des prédispositions particulières étaient ensuite envoyés dans la prestigieuse académie d'Edenfort. Cadine avait impressionné ses enseignants par sa remarquable intelligence. Iomaire lui avait fait part, à l'époque, de sa volonté de la recommander pour qu'elle passât le concours d'entrée. Mais la jeune fille avait refusé. Sa mère venait de mourir et elle ressentait la responsabilité de rester auprès de son père afin de reprendre, par la suite, l'affaire familiale.
Le magicien revêtit sa cape et lança :
— Allez, les amoureux, portez-vous bien, le devoir m'appelle...
Quand Iomaire quitta l'auberge, Cadine desserra l'étreinte de son époux et lui fit face, le visage fermé :
— Franchement, tu exagères, tu aurais vu ta tête quand tu es entré dans la pièce ! Même avec l'édivre tu te montres méfiant ? Il est comme un membre de ma famille ! le blâma-t-elle.
— Ce n'est pas vis-à-vis de lui que j'ai un problème, se défendit-il.
— Je sais que la magie te terrifie, mais là c'était pour prendre soin de notre santé, à notre bébé et moi...
Une sensation que Maho détesta lui électrisa le corps. Ses poings se serrèrent de nouveau, comme plus tôt dans la journée.
— Et tu penses vraiment que c'est quelque chose que je peux contrôler ? siffla-t-il.
— Écoute, Maho, j'essaie de me montrer compréhensive, mais tu dois aussi te mettre à ma place. Devoir négocier tout le temps avec toi à cause de tes phobies est parfois épuisant. La technologie autour de la magie se développe de plus en plus : d'ici quelques décennies, elle ne sera plus réservée à une élite. Elle se trouvera partout ! Tu dois te faire une raison : si tu ne travailles pas dessus, nous nous trouverons dans une impasse ! Sinon, comment est-ce que tu t'en sortiras ? Tu me quitteras pour vivre en ermite, dans la montagne ou dans la forêt, au milieu des fées et des gnomes ? Bien sûr que non, puisque tu les détestes ! Tu ne pourras aller nulle part ! Tu seras cerné par la magie ! vociféra-t-elle.
— Te quitter ? Tu ne crois pas que tu exagères ? Je passe mon temps à prendre sur moi ! Si tu n'es pas capable de t'en apercevoir, je ne vois pas ce que je fabrique encore ici à discuter avec toi, répondit-il sèchement avant de retourner en cuisine en claquant la porte.
Arwel s'affairait déjà sur la table en chêne. Quand il aperçut le visage de son patron, il demanda :
— Quelque chose ne va pas, monsieur ?
— Tu n'as rien de mieux à faire ? aboya Maho.
Cette réaction inhabituelle surprit le commis qui, tristement, s'en retourna à ses oignons.
Maho se laissa tomber sur une chaise et mit sa tête dans ses mains. Mais que lui arrivait-il ? Ce n'était pas lui, ça ! Bien sûr, il regretta instantanément les dernières paroles qu'il avait lancées à Cadine ainsi que d'avoir rudoyé ce pauvre Arwel. Pourquoi se sentait-il si mal ? La vérité le poignarda en plein cœur.
Ce matin, l'évocation du premier prix par Briac avait réveillé cette amertume qu'il tentait de refouler depuis un mois, le jour où il avait reçu la missive qui annonçait le concours. Il se souvint de l'excitation qu'il avait ressentie quand il avait lu les mots « chef royal ». Immédiatement, il avait imaginé une cuisine immense, avec les meilleurs équipements, les meilleurs produits de tout le pays à sa disposition ainsi que ces banquets somptueux au cours desquels on s'émerveillerait pour ses plats. Il voulait cette place, il la désirait tellement ! Mais Cadine avait sacrifié tellement de choses pour cette auberge, elle qui avait un avenir si prometteur. Non, il ne pouvait pas lui infliger ça. Comment pouvait-elle sous-entendre qu'il pourrait la quitter à cause de ses peurs, alors qu'il l'aimait plus que ses propres rêves ?
La frustration le submergea. Il se leva et se précipita hors de la pièce, par la porte arrière qui menait à la petite écurie. Il aurait aimé se défouler sur n'importe quoi, mais il ne trouva rien. Alors, sous le regard étonné du cheval, le cuisinier fondit en larmes.
*Illustration : ValessiaGo
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