Partie III : chapitre 5
Louvigné resta ainsi un long moment, à même le pont du gaillard arrière, le buste lourd du Capitaine Rocheau reposant sur ses jambes. Il observait l'horizon sans en détacher son regard, car il savait qu'une fois qu'il aurait posé les yeux sur Alexandre, la réalité le frapperait de plein fouet et il lui faudrait rassembler son courage pour surmonter sa peine et prendre les décisions nécessaires.
Il fut finalement sorti de sa torpeur quelques instants plus tard, alors que le soleil avait poursuivit sa course bien au-dessus de l'horizon, par la voix chevrotante du Poudreux. En contrebas, sur le pont, le vieil homme entonnait un chant pour son fils de cœur.
Sont des hommes de grand courage, ceux qui partiront avec nous
Ils ne craindront pas les coups, ni les naufrages, ni l'abordage,
Du péril seront jaloux, tous ceux qui partiront avec nous.
Ils seront de fiers camarades, ceux qui navigueront à bord.
Bientôt, de nombreuses voix rejoignirent sa complainte pour entonner les paroles suivantes. Louvigné baissa enfin les yeux sur eux : les hommes d'Alexandre s'étaient réunis au complet sur le pont du sloop.
Faisant feu babord, tribord, dans la tornade des caronades.
Vainqueurs rentreront au port, tous ceux qui navigueront à bord.
Chante, chante,
L'ardeur vaillante,
L'air calme et fier
Des enfants de la mer.
Ils reprirent le refrain plusieurs fois, comme pour faire durer cette communion des âmes le plus longtemps possible. Même les marins de la brigantine, restés respectueusement à l'écart sur leur bâtiment, semblaient accablés. Admiratifs, ils écoutaient le chant, le regard baissé et les mains jointes dans le dos, profondément touchés par l'alchimie qui unissait cet équipage dont ils allaient maintenant faire partie.
Alors que les voix s'apaisaient enfin, Louvigné jeta un regard à Diédou, posté derrière lui. Celui-ci comprit immédiatement le message et vint l'aider à soulever le corps du Capitaine. Ils descendirent les quelques marches du gaillard d'arrière afin d'atteindre le pont tandis que l'équipage s'écartait pour les laisser accéder à la cabine du capitaine. Diédou installa la dépouille sur le fauteuil, et Louvigné s'appliqua à lui donner une posture digne. Il appela alors le Poudreux et le médecin qui avait pris soin d'Alexandre pour ses dernières heures.
- Enfilez-lui sa plus belle chemise, et son tricorne.
Il sortit alors, laissant les deux hommes préparer le Capitaine pour sa dernière aventure. Louvigné savait que le Poudreux chérissait Alexandre comme son propre enfant, après toutes ces années à ses côtés, et qu'il avait besoin d'être près de lui pour lui dire au revoir dans l'intimité de sa cabine.
Lorsque Louvigné ressortit à l'air libre, il s'étonna de retrouver l'équipage bien occupé : ils étaient tous en train de rapatrier la cargaison de la brigantine sur le Marasme. Il s'enquit auprès de Pair et Impair de ce remue-ménage.
- C'est Galmier, il a donné l'ordre de vider la brigantine afin de la couler, avec son équipage à bord. Il hurle à qui veut l'entendre qu'il est désormais Capitaine, puisqu'Alexandre est mort. Personne n'ose le contredire, car il a promis d'abandonner sur la brigantine tout pirate qui refuserait d'obéir. Si tu ne te sens pas l'étoffe d'un capitaine, alors obéis vite.
Obéir ? Alors que le corps d'Alexandre était encore chaud, et sa promesse toute récente ? Les battements de son cœur s'accélérèrent brutalement, et son sang ne fit qu'un tour.
- Halte, messieurs ! Le prochain qui ramène une caisse sur le Marasme, je lui arrache le cœur pour le jeter encore palpitant en offrande à Poséidon.
Finissant sa phrase, il s'empara de son sabre d'abordage et le pointa sur Béniste, qui transportait un petit coffre. Celui-ci le laissa tomber au sol et leva les mains en signe d'apaisement.
- Rapportez tout sur l'Estocade, nous déploierons les voiles de cette brigantine dans une heure. Emportez tout ce qui compte pour vous, ne laissez rien sur le Marasme.
- Nous abandonnons le navire ? Louvigné, tu n'y penses pas... s'indigna Goémon, le maître-coq qui tenait une grosse marmite dans chaque main.
- Qu'est-ce qui se passe ici ? Interrogea Galmier, d'une voix menaçante et irritée.
- C'est Louvigné, expliqua Goémon, il nous demande de tout charger sur la brigantine. Il dit que nous partirons bientôt.
- Et depuis quand on obéit à Louvigné, hein ? Bande de chiens, je suis le second d'Alexandre, et par conséquent le capitaine de cet équipage. Le prochain qui met en doute mes ordres, je le...
- Assez, Galmier ! Tu es le second, et tu le resteras, coupa Louvigné.
- Et de quel droit tu décides du rôle des hommes, gamin ? répliqua-t-il.
- Je tiens mon statut d'Alexandre en personne, affirma-t-il d'une voix puissante. Il m'a nommé capitaine, souffla-t-il plus bas, comme s'il parlait pour lui-même.
- Toi ? Alexandre t'aurait nommé Capitaine ! Balivernes ! Je n'y crois pas une seconde, et nous allons t'écorcher vif pour ton impudence, sale opportuniste ! Tu ne tourneras pas le drame que nous venons de vivre à ton avantage.
L'équipage semblait partagé, Galmier et sa fausse affliction parvenaient à les rendre soupçonneux. Heureusement, Le Poudreux et Diédou avaient rejoint le pont et s'étaient postés derrière Louvigné en signe de soutien. La brute noire pouvait dissuader n'importe quel homme de chercher le conflit, tant son regard courroucé était terrifiant. Mais Galmier possédait l'avantage de l'ancienneté : en tant que second, les hommes avaient l'habitude de recevoir ses ordres depuis des années.
- Je ne te demande pas de me croire, Galmier, car ton avis m'importe peu. Je sais ce qu'Alexandre a fait de moi avant de nous quitter, et cela me suffit à me sentir légitime.
- Et nous devrions te croire sur paroles, c'est bien cela ? Insista le Second, un éclat de rire moqueur dans la voix.
- Non, pas sur parole, intervint Pair avant de poursuivre à voix basse : Louvigné, Alexandre t'a offert sa boussole. Il ne s'en séparait jamais. Mais c'est à toi qu'il l'a remise. Montre-leur.
- Pair, ce ne sera pas utile, répondit-il d'une voix assurée. Nos camarades me font confiance.
- Oui, nous devons faire confiance à Louvigné, appuya Impair qui avait tendu l'oreille. Nous étions présent lorsqu'Alexandre a nommé Louvigné capitaine. Il l'a dit par deux fois, puis il lui a confié sa boussole d'or.
- Messieurs, n'insistons pas... Si Galmier refuse d'entendre raison, rappelons-nous simplement qui nous sommes : des pirates ! Il est temps de voter. Que les nouveaux membres de l'équipage se joignent à nous pour décider de l'avenir, proposa-t-il aux marins restés à bord de l'Estocade.
Bien sûr, ces hommes-là étaient tout acquis à Louvigné qui leur offrait une échappatoire en les intégrant à son équipage. Il s'empressèrent de sauter par dessus les bastingages pour se ranger derrière lui.
- C'est inutile de voter, Capitaine, annonça Le Poudreux. Si Alexandre vous a nommé, nous sommes à vos ordres. Il ne vous a pas accepté à bord par hasard, vous étiez prédestiné à devenir Capitaine. Il avait sans doute eu quelques signes du Tout Puissant concernant sa mort prochaine, et vous avait choisi. Pour le nouveau Capitaine, je veux vous entendre ! Pour Louvigné, huzza* !
L'appui du Poudreux suffisait à rallier les plus réticents. Des acclamations lui répondirent, les "huzza" résonnèrent de plus en plus fort, de plus en plus unanimes, écrasant Galmier. Les hommes tapaient du pied sur le pont en un grondement assourdissant, le repoussant jusqu'à la proue. Acculé, il se saisit de son sabre pour maintenir les hommes à distance. Louvigné donna finalement l'ordre de le mettre aux fers. Pair et Impair se chargèrent de l'entraver et ils le descendirent à fond de cale, dans les entrailles de l'Estocade.
Ce petit différend étant résolu, tous s'empressaient d'équiper la brigantine pour mettre les voiles. L'immobilité pesait sur leur moral presque autant que la mort d'Alexandre. Il fallait partir au plus vite. En moins d'une heure, le sloop fut vidé, à l'exception de la cabine du capitaine que Louvigné avait souhaité conserver intacte. Il voulait qu'Alexandre entame sa longue traversée avec tout ses effets personnels. De plus, le capitaine de la Brigantine avait lui-même laissé tout ce qu'il fallait d'outils de navigation dans sa cabine. Louvigné disposait du nécessaire et s'employait déjà à calculer leur position après avoir tant dérivé ces dernières heures. Ses mains tremblaient d'excitation, de peur et de tristesse : un mélange détonnant, qui l'avait décidé à s'isoler au plus vite pour ne pas le montrer aux autres. Désormais, il était capitaine. Ce rôle exigeait une parfaite maîtrise de ses émotions. Il essuya ses yeux humides d'un geste rageur et se remit au travail. Ses mains avaient tremblé pour la dernière fois.
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* "Huzza" est l'acclamation utilisée par les marins, équivalent au "hip hip hip hourra" qui est plus récent. Huzza venait sans doute d'une déformation du terme "hisser" les voiles.
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