Partie III : chapitre 4
Alors qu'il comprenait qu'Alexandre l'avait désigné comme successeur, le cœur de Louvigné se gonfla d'une immense fierté. Mais très vite, les craintes l'envahirent : il ne savait pas s'il serait capable de rallier l'équipage au complet.
- Pair, Impair, ne dîtes rien aux autres. L'heure n'est pas encore venue, Alexandre est en vie. Personne ne doit savoir. La fièvre le fait délirer, ne prenons pas de décision hâtive.
- Tu sais très bien qu'il le pensait. Il était lucide, insista Impair. Mais nous garderons le secret tant qu'il respire, compte sur nous.
Tout au long de la journée, Louvigné alterna entre le travail d'inventaire de la brigantine et l'infirmerie où l'état d'Alexandre ne cessait de s'aggraver. En proie à une fièvre tenace, il n'avait plus eu aucun instant de pleine conscience. Mais la journée réservait encore quelques surprises à Louvigné. Tandis qu'il descendait à fond de cale pour évaluer les réserves d'eau et de nourriture, un mouvement attira son attention dans l'obscurité. Une silhouette bougeait dans l'ombre. Même en plissant les yeux, il ne parvenait pas à en dessiner les contours :
- Qui est là ? Répondez !
- Je suis un esclave, monsieur. Je ne peux pas me lever pour me présenter, répondit une voix grave à l'accent africain.
- Qu'on m'apporte une lampe ! hurla Louvigné. Immédiatement !
Le Poudreux l'avait entendu et redescendait déjà, lanterne à la main. Louvigné s'en saisit avec brusquerie, impatient d'éclairer le visage de son passager clandestin. Il découvrit un homme à peine vêtu, dont l'impressionnante carrure était recroquevillée à même le pont, pieds et poings entravés de chaines. Ainsi attaché, il pouvait à peine bouger et devait rester assis.
- Le Poudreux, fouille la cabine du capitaine et déniche-moi les clés de ces fers. Demande à Goémon de descendre un bol de bouillon.
Le vieillard s'exécuta immédiatement, et laissa Louvigné seul avec le prisonnier.
- Comment t'appelles-tu ? Pourquoi es-tu enchaîné ?
- On m'appelle Diédou, articula l'homme dont la diction lente révélait qu'il n'était pas habitué à la langue française. Le Capitaine m'a acheté il y a plusieurs semaine. Il me conduit en France, pour que je sois l'esclave de sa fille, pour veiller à sa sécurité. C'est le cadeau qu'elle lui a demandé de lui rapporter de son voyage. Je suis comme un chiot qu'on offre pour un anniversaire. Enfin, c'est ce qu'ils croient. Car j'ai décidé que je vais plutôt étriper le capitaine, et je serai ensuite pendu.
- Pardonne-moi de contrer tes plans, mon ami, mais j'ai étripé moi-même le capitaine ce matin. Tu n'auras pas à veiller sur sa fille. Une fois ces fers enlevés, tu seras un homme libre. Nous te déposerons dans le premier port où nous mouillerons, et tu pourras choisir ta route.
- Monsieur, vous avez tué mon maître. Je partais pour la potence et vous m'avez sauvé. Je ne jouirai de ma liberté que le jour où je vous aurai rendu la pareille. D'ici là, je vous accompagnerai partout où le vent vous portera. Dîtes-moi votre nom, pour que je défende son honneur par tous les océans.
Enfin, Le Poudreux apportait une petite clé rouillée. Louvigné la fit tourner lui-même dans la serrure qui céda en crissant. Diédou se massa vigoureusement les poignets et les chevilles, ne cillant même pas lorsqu'il passait sur les entailles que le fer avait gravé dans sa peau d'ébène.
- Louvigné. C'est mon nom.
Alors que l'esclave se relevait, Le Poudreux esquissa un écart, surpris par sa carrure : il mesurait au moins deux têtes de plus que Louvigné, lui-même plutôt grand. Ses muscles impressionnant roulaient sous sa peau au moindre de ses gestes. Il aurait sans nul doute pu broyer n'importe quel crâne humain à mains nues. Pour ajouter encore à la crainte que provoquait les veines saillantes de son cou de taureau, il arborait fièrement des tatouages et mutilations en tous genre qui descendaient de son front en passant le long de ses mâchoires carrées, pour se déployer ensuite sur ses pectoraux. Nul doute qu'avec cette stature, il pouvait terrifier n'importe quel soldat aguerri. On aurait dit la divinité d'une peuplade barbare en chair et en os. Malgré tout, Louvigné ne recula pas. Il avait décelé dans son regard une humanité touchante, et la lueur qui avait éclairé ses yeux au moment où il avait prononcé le mot "Honneur" résonnait suffisamment en lui-même pour qu'il devine avec certitude que cet homme-là ne le décevrait pas.
- Alors, Louvigné, annonça le colosse en lui tendant la main, à partir de ce jour je sais que si les dieux m'ont fait noir, c'est pour que je devienne ton ombre.
- Pas mon ombre. Mon frère, répondit Louvigné pour qui ce mot recelait plus que jamais une valeur inestimable.
- Je serai ton frère, accepta-t-il en empoignant l'avant-bras du jeune homme. Mais n'attend pas de moi que je te fasse la conversation. Je frappe mieux que je ne parle. Je ne suis pas bavard, et j'ai prononcé suffisamment de mot à cette heure pour le reste de l'année. En revanche, des coups, j'en ai à revendre, précisa-t-il alors que ses larges lèvres se fendaient d'un sourire amusé.
Comme la soupe demandée ne descendait toujours pas à fond de cale, les trois hommes remontèrent sur le pont. Là, tous étaient en train de faire connaissance. Seul le second de l'oncle de Louvigné ne prenait pas part aux conversation. Il semblait contrarié et insultait qui avait le malheur de l'approcher. Il était temps de clarifier la situation. Louvigné demanda aux hommes de son oncle de s'aligner contre le bastingage, pour faire face aux hommes d'Alexandre. Seul Galmier ne fût pas prévenu de l'opération et resta cloîtré sur le Marasme. Louvigné expliqua le marché : ceux qui souhaitaient faire fortune et se joindre à eux étaient les bienvenus, pourvu qu'ils fassent vœux d'allégeance. Pour les autres, ils seraient déposés à terre. Cette sentence bien trop clémente souleva une vague de contestation parmi les hommes d'Alexandre. Mais Louvigné ne lâcha pas : si l'on voulait être rejoint par des hommes motivés et fidèles, il fallait que ce soit un choix et non une échappatoire à la torture. Diédou observait son protégé instaurer son autorité avec amusement : cet homme-là n'était pas un sot, c'était un pirate sensé et sa sagesse était la promesse de grandes choses. A moins que ce ne soit qu'un freluquet craignant de s'évanouir à la vue du sang... Après tout, le colosse n'avait pas encore eut la démonstration de ses talents de bretteur.
Finalement, malgré la promesse d'être libérés sur la terre ferme, la majeure partie de l'équipage vaincu préféra intégrer l'équipage du sloop. Ils savaient que s'ils rentraient en ayant perdu leur navire et leur capitaine, leur carrière au sein de l'armée était compromise. Il valait mieux tenter sa chance en piraterie, suivre cet intrépide jeune homme dans la tempête, le temps d'amasser les richesses nécessaires pour s'installer dans le nouveau monde, si dieu leur prêtait vie assez longtemps.
Pourtant, le second du défunt capitaine n'était pas de cet avis. Il avait servi dans l'armée de sa majesté depuis de nombreuses années, et il ne trahirait pas la couronne pour ses profits personnels. Pas même pour suivre un jeune homme prometteur et beau parleur. Louvigné ordonna qu'on l'attache, avec ses quelques fidèles, au mat de la brigantine, où ils resteraient jusqu'à ce qu'on les jette à terre.
La soirée fût animée le temps de répartir les pièces d'or entre membres de l'équipage, en excluant bien sûr les nouvelles recrues, de bonne guerre. Ensuite, la nuit tomba dans le calme, chacun attendant des nouvelles d'Alexandre. Les deux navires dérivaient, flanc contre flanc, toujours à sec de toile. Louvigné interrogea l'équipage vaincu pour comprendre ce qui était arrivé au reste de leurs compagnon : il apprit qu'après une halte en Afrique pour échanger du tissus contre quelques esclaves, la brigantine avait mis le cap sur les Amériques, d'où elle devait rapporter des lettres importantes au Roi, et vendre la marchandise humaine au passage. Une fois les esclaves revendus là-bas à prix d'or, on aurait dilapidé une bonne partie de la fortune en jeux, alcool, et compagnie féminine. Le reste était destiné à l'armateur nantais qui possédait le navire et à la couronne qui prélevait sa taxe. Malheureusement, après de longs jours passés en mer, plusieurs hommes avaient péri dans une épidémie de fièvre, apportée à bord par l'un des esclaves. Comprenant qu'il ne devait plus viser les Antilles dans ces conditions, l'oncle de Louvigné avait donné l'ordre de jeter les morts, les malades et tous les esclaves par dessus bord, et de mettre le cap sur Nantes. Seul Diédou avait été épargné, car étant destiné à la famille du capitaine, il avait bénéficié d'un traitement de faveur et n'avait pas été en contact avec les autres esclaves. Le capitaine espérait rentrer en France, mais à cela s'était ajouté un échange de tirs avec un navire espagnol qu'ils avaient coulé, essuyant de sévères pertes. L'équipage ainsi réduit des trois quarts, avait croisé la route d'Alexandre Rocheau avant même d'apercevoir les côtes.
Sous couvert de servir le roi, l'oncle de Louvigné ne valait donc pas mieux qu'un vulgaire négrier. Il s'apparentait plus à un mercenaire qu'à un véritable soldat. A la lumière de cette histoire, Louvigné comprenait mieux que jamais la haine de Diédou, qui avait vu ses semblables jetés à l'eau en plein océan, et sa reconnaissance à la mort du capitaine.
Au beau milieu de la nuit, alors que le pont de la brigantine était silencieux depuis plusieurs heures déjà, Impair vint réveiller Louvigné. Il s'était endormi dans la cabine de son oncle, à même le bureau, le nez dans les cartes.
- Louvigné, je suis désolé de te déranger, mais... le médecin dit que le capitaine Rocheau nous quitte.
Il ne répondit pas mais bondit hors de la cabine comme un fauve blessé, chancelant sous le poids d'un demi-sommeil et d'un complet accablement. Le soleil allait se lever à l'horizon d'une minute à l'autre. L'air matinal chassa les dernières bribes de sommeil de son visage, et Louvigné ne put s'empêcher de contempler la vue un instant avec émotion. Le léger bruissement des vagues léchant la coque du navire calma ses nerfs et régula sa respiration jusque-là saccadée. Tous ses sens maintenant en alerte, il pouvait le sentir jusque dans ses tripes : son mentor ne verrait pas le coucher du soleil ce soir.
- Diédou, suis-moi, demanda-t-il d'une voix douce au géant africain qui s'était endormi sur le pont, devant la porte de sa cabine.
Ils entrèrent dans l'infirmerie avec appréhension. L'air était vicié, la chaleur étouffante. Tout ici transpirait l'agonie, suintait l'infection. Le mal qui rongeait le capitaine était palpable, il envahissait l'atmosphère de la pièce. La respiration d'Alexandre sifflait, ronflait, bourdonnait, si douloureuse... Il n'avait plus la force de parler.
- Alexandre, mon ami, il faut que tu voies ça, dehors... murmura-t-il avec douceur.
D'un geste du menton, il autorisa Diédou à porter le corps brûlant du capitaine au teint déjà verdâtre. Le colosse d'ébène le transporta dans ses bras avec facilité. Alexandre inspira plus profondément lorsqu'il atteignit l'air libre.
- Aide-moi, Diédou, nous devons l'emmener sur le Marasme. Elle est comme une femme qui attend son mari. Je sais qu'il ne voudrait pas la décevoir.
Les deux hommes hissèrent Alexandre sur l'autre pont, puis montèrent sur le gaillard d'arrière. D'ici, allongé à même le pont, Alexandre admira le lever du soleil. Il semblait apaisé. C'était comme si les taches rouges de sa chemise s'étalaient dans le ciel pour dessiner une toile magnifique. Il rassembla ses forces pour sortir une petite boussole de sa poche. Un objet d'orfèvrerie, tout en délicatesse, qu'il tendit à Louvigné.
- Prends, ordonna-t-il de sa voix éraillée d'outre-tombe, je te donne les clés de ma maison, le Marasme est à toi.
- Tu m'as déjà offert une brigantine, mon ami. Le Marasme restera toujours tien. Je te redescendrai dans ta cabine tout à l'heure.
- Alors tout est parfait. Regarde-moi cet horizon...
Louvigné releva les yeux pour admirer les reflets oranges sur la mer. Il sentit le corps d'Alexandre s'alourdir dans ses bras et son torse se figer. C'était magnifique, ce ciel, cette promesse d'éternité. Il contempla la mer un long moment, car pas un nuage n'entachait le paysage. Tout était pur. Tout était parfait.
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