Partie III : chapitre 2


- Tu imagines ? Je suis certain que ses cales regorgent de pierreries et de tissus ! Je n'en dors plus. Louvigné ! Ce sera notre première prise ensemble ! 

Lorsqu'il parlait de ce mystérieux navire marchand, Alexandre était comme possédé. La soif de fortune illuminait son regard d'une lueur fanatique. Il faut dire que Louvigné lui-même avait beaucoup de mal à cacher son excitation, bien qu'une légère angoisse lui tenaillât le ventre.

 Il y avait de cela 3 lunes, Alexandre l'avait réveillé en plein sommeil : un brigantin splendide avait déchiré le voile de la nuit par bâbord. Le temps que Louvigné grimpe sur le pont à sa suite, ledit navire avait disparu à l'horizon. Depuis maintenant 72h, le Marasme poursuivait ce fantôme. D'emblée, Louvigné avait cru Alexandre, bien incapable de douter de la parole de son mentor. Mais au bout de plusieurs heures toutes voiles dehors, sans aucune trace de cette fugace apparition, Galmier avait commencé à répandre une rumeur : le Capitaine Rocheau avait peut-être fait un songe. Lorsque de tels bruits étaient parvenus aux oreilles de Louvigné, il était entré dans une colère noire. Pour défendre l'honneur du Capitaine, il avait saisit un sabre d'abordage et provoqué en duel le fourbe. Alexandre était intervenu avant même que les lames ne dansent, pour stopper cette folie. Louvigné en gardait un souvenir cuisant : le Capitaine était revenu sur ses propos, concédant qu'il avait peut-être était victime d'un mirage, à cause de l'heure tardive. 

Quoi qu'il en soit, il ne pouvait tolérer cette agitation néfaste à bord, et avait décidé de punir les deux fauteurs de trouble. Louvigné avait reçu 5 coups de fouet. Les premiers de sa vie, déchirant son ego à vif, répandant son illustre sang sur un navire crasseux, balayant son orgueil à chaque revers et mordant son âme plus en profondeur que sa chair. Mais il s'était soumis, persuadé que chaque décision d'Alexandre était juste. Pas de combat entre membre de l'équipage, la règle était simple. Il avait serré les dents et supporté le châtiment, se promettant de n'émettre aucun son ni aucune récrimination. Une fois la punition endurée, Alexandre lui avait empoigné le bras et collé son front au sien, d'un geste fraternel. Une telle marque de considération, devant tout l'équipage, avait suffi à réconforter le jeune homme. Son admiration pour Rocheau n'en était que plus grande encore. Par ce seul échange silencieux, il lui avait rendu son rang. Tant et si bien que Louvigné ne fût même pas amer lorsque, deux heures plus tard, le brigantin réapparût enfin à l'horizon. Et depuis, la distance les séparant ne cessait de s'amenuiser, alors que l'excitation à bord croissait. 

Le troisième jour, une pluie tropicale s'abattit sur leurs têtes, contraignant le brigantin à réduire sa voilure. Le sloop, plus équilibré, parvenait à maintenir son allure. 

- Demain, oui, c'est demain, j'en suis certain. Nous l'aurons atteint avant midi. Ils paniquent, ils s'échinent à maintenir de la voilure dans une situation périlleuse. Nous les tenons. Après avoir lutté contre les éléments, la peur grandissant dans leurs tripes, ils ne seront plus en état de lutter. Tu verras. Nos hommes sont prêts, ils se réjouissent tandis que les leurs tremblent. Nous aurons l'avantage. 

- Avez-vous une stratégie, Capitaine ?

- Il est encore un peu tôt. Lorsqu'ils seront à portée de tir, j'aurai une stratégie, affirma Alexandre en entrechoquant sa chope avec celle de Louvigné. 

La nuit suivante fût interminable. La pluie s'était transformée en tempête, et Alexandre craignait de perdre le brigantin à chaque creux de vague. Louvigné, quant à lui, ne parvenait plus à quitter son hamac, car chaque fois qu'il se mettait debout son estomac éructait. La bile lui brûlait la gorge, les vomissements étaient de plus en plus douloureux. 

Au petit matin, le Capitaine lui rendit visite, épuisé.

- Nous avons perdu sa trace trois fois, mais trois fois retrouvée. La tempête ne ronfle plus, le gros temps est derrière nous. Si nous maintenons l'allure, nous l'aurons doublé dans moins de quatre heures. Remets-toi, tu devras être prêt. Je vais dormir deux heures, on se retrouve sur le pont. 

Louvigné parvint à fermer les yeux le temps d'une sieste, et lorsqu'il se hissa sur le pont, il devinait les contours des sabords du monstrueux navire à l'œil nu.

- Capitaine, nos hommes sont prêts à faire feu, annonça Le Poudreux. 

Un seul geste d'Alexandre, et le petit sloop commença à rugir de toutes ses gueules infernales.

Jamais Louvigné n'avait senti pareille puissance sous ses pieds. Un canon qui crache aurait suffi à l'impressionner, mais toute une batterie synchronisée, c'était un concert infernal. Le bastingage du sloop tremblait tels les flancs d'un volcan assoiffés de lave. Les détonations résonnaient dans tous les os, tambourinant dans les cages thoraciques. Les tympans, aussi grands ouverts que les dalots, bourdonnaient sans discontinuer. Les ordres, hurlés par Alexandre Rocheau et repris par Galmier, semblaient suffire à organiser ce tumulte diabolique. Louvigné devait trouver un point d'ancrage dans la réalité, pour ne pas devenir fou. L'hébétude pouvait durer des heures. Mais il secoua sa tête et descendit sur le pont inférieur. Il fallait alimenter ces bouches affamées. Il multiplia les allers et retours, à l'écoute des instructions du Poudreux, pour que les tirs s'enchaînent sans temps morts. 

- Il faut les marteler ! Le bruit ne doit jamais cesser ! On garde la cadence les gars, c'est bien. Ne faiblissez pas. Feu ! Plus on fait de bruit, plus leur détermination chute ! Encore, rechargez. On doit gagner encore quelques secondes. C'est trop long. Pair et Impair, laissez ce boulet ! Tant pis ! Prenez-en un autre. Ne perdez pas de temps ! Feu ! Plus on fait de bruit...

- Plus leur détermination chute ! hurlèrent les hommes d'une seule voix. 

- C'est bien ! Encore, tuez-moi ces chiens ! Je veux qu'ils pissent dans leur froc ! Feu ! 

L'adrénaline courrait dans les veines de Louvigné. Lorsqu'il jetait un œil à travers le dalot, il apercevait la coque endommagée du brigantin. Les dégâts étaient considérables, mais le navire était si grand... Rien ne semblait pouvoir l'abattre. 

Alexandre lui fit signe de remonter.

- Louvigné, regarde attentivement leur mat de misaine, demanda-t-il en lui tendant la longue vue. Il présente plusieurs traces de réparations récentes et sommaires. Je pense que nous ne sommes pas les premiers à les pourchasser. Il ont déjà essuyé des tirs. Mais ils sont encore à flot ; c'est que leur adversaire a été moins chanceux. Réjouissons nous : notre prédécesseur l'a travaillé au corps. Regarde comme ils tardent à répliquer. Je parie qu'ils sont à cours de munition, et peut-être même à cours d'hommes.

Pourtant, le brigantin finit par rugir lui aussi. Une bordée atteignit le Marasme de plein fouet, faisant voler des morceaux de bois aiguisés comme des sabres. Louvigné reçu plusieurs débris, dont l'un se nicha dans sa cuisse. Par chance, le morceaux était fin et souple. Il parvint à le retirer d'un geste vif, et la plaie lui paru superficielle. Il pouvait se déplacer sans boiter. A vrai dire, il ne ressentait aucune douleur. En revanche, plusieurs hommes en contrebas poussèrent des cris de douleur. 

N'y tenant plus, Louvigné s'empara des cordes et vérifia les harpons. Il n'attendait qu'un ordre. Un seul pour agir. Malgré ses acouphènes, il entendit distinctement les mots d'Alexandre. C'était comme si rien autour ne pouvait interférer : suspendu à ses lèvres, il le vit prononcer la sentence.

- Galmier, donnez l'ordre. Passons à l'abordage. 

Alors que Galmier transmettait la consigne, un hourra s'éleva dans les airs. Les cordes fusèrent de part et d'autres du navire, et au bout de quelques essais, les grappins s'accrochèrent au brigantin. Les hommes tiraient comme des bœufs pour approcher les deux bâtiments. En l'espace de quelques minutes, on pu distinguer les visages d'en face et y lire la peur, la douleur, la fatigue. Alexandre n'avait pas menti : ce n'était qu'un reste d'équipage, disparate. On se demandait même comment ce petit groupe d'hommes parvenait encore à manœuvrer ce grand bâtiment. La bordée qu'ils avaient réussi à tirer tenaient à l'exploit. S'il s'était écouté, Louvigné en aurait éprouvé du remord et de la compassion. Mais il préféra muer ces sentiments en un profond respect : une sensation aussi noble, mais moins paralysante.

Il était temps de changer de bâtiment. Louvigné grimpa dans la voilure, s'emmêlant les pieds tant l'excitation l'étreignait. Une fois à bonne hauteur, il se suspendit à l'une des cordes surplombant le vide et les flots, contracta ses muscles pour hisser ses pieds et croiser ses chevilles puis entreprit la traversée, glissant ses mains et ses pieds le long de la corde comme un singe habile. La manœuvre manquait d'élégance, mais pas d'efficacité. Un dernier effort pour escalader le bastingage ennemi, et le voici à bord. Il était temps de sortir le sabre d'abordage arrimé à son flanc, et de montrer ses compétences. Pourtant, à peine avait-il engagé la lutte avec un homme que le souffle lui manquât : ses yeux se posèrent sur le gaillard arrière, où deux silhouettes s'affrontaient. Alexandre était aux prises avec le capitaine du brigantin, et Louvigné connaissait bien cet homme à la carrure imposante : le Capitaine Norbert de la Chevaleraie, son oncle. Un lieutenant craint, qui avait fait la réputation de la famille de Saffré. Contrairement à son père à l'oisiveté légendaire, son oncle avait utilisé son nom pour construire sa légende au service de Sa Majesté. Mais Louvigné ignorait que cet homme respecté sur terre avait désormais rejoint la marine. Il n'eut pas le temps de lui demander des explications, car la lame de son oncle fendit l'air pour transpercer le corps d'Alexandre Rocheau.

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