Partie II : chapitre 9
La main toute endolorie pour avoir trop écrit, et la tête lourde pour avoir trop additionné les rentrées d'argent dues au commerce avec les Indes de Monsieur de Courtraix, Saffré se traînait jusqu'à sa chambre. Il s'arrêta un moment dans la salle principale et demanda un bol de bouillon. Il le but en deux gorgées à peine et essuya l'assiette ébréchée avec son morceau de pain. Puis, puisant dans ses dernières ressources, il enjamba les marches par trois jusqu'à son lit. Il s'y laissa tomber à plat ventre et ferma les yeux.
Il n'avait plus qu'une journée. Une seule. L'heure était venue de préparer ses bagages... juste au cas où... après tout, il n'était pas sûr de partir, mais pas sûr pour autant de rester. Il devait préparer son sac afin d'être prêt lorsque sa décision serait prise. Une fois qu'il serait fixé, pas question de faire marche arrière. Tout devait donc être prêt pour ne pas lui laisser le temps des ultimes hésitations. Même s'il ne voulait pas prendre de décision précipitée, il savait que ce délai qu'il s'accordait n'était que la façade de la raison car au fond de lui, il voulait tenter l'aventure. Mais jusqu'au dernier moment, il ne devait se fermer aucune porte.
Alors qu'il s'était relevé et enfournait sa dernière chemise dans son sac, on frappa à la porte. Instinctivement, son cœur se serra sans qu'il ne sache bien pourquoi. Simplement l'étonnement de recevoir une visite ici, à cette heure-là. Pendant quelques instants, il hésita, restant figé debout derrière son lit. Puis de nouveau on frappa. Il se dirigea alors vers la porte, d'un pas feutré. Il posa son oreille sur le bois rugueux juste au dessus de la poignée. Rien, pas un bruit. Sûrement une domestique qui a oublié quelque chose ou se trompe de chambre... Rassuré par cette pensée, il ouvrit la porte d'un grand geste.
Son léger sourire s'évanouit, et son visage se décomposa. Il recula, hébété, et regarda instinctivement autour de lui pour chercher une issue. Il fixa son regard sur la fenêtre, mais renonça immédiatement à cette folie du désespoir.
« - Non, non, ne t'inquiète pas, je suis seule !
- Elise... mais... nos parents, tu...
- Ils sont dans la ville mais je suis venue te prévenir, seule. »
Il vida ses poumons en une profonde expiration de soulagement et ouvrit grand les bras. Sa sœur vint tout naturellement s'y loger et versa quelques larmes qui mouillèrent la chemise du jeune homme. Ils échangèrent plusieurs mots d'affection timides et discrets puis Elise recula et prit un air sérieux, si ce n'était soucieux.
« - Ils viendront demain matin, à la première heure. Ils sont venus te chercher. Ils ne repartiront pas sans toi, s'il le faut c'est ton cadavre qu'ils emporteront.
Saffré baissa les yeux, soudainement écrasé par l'idée d'avoir échoué.
- Tu as pris de gros risques en venant ici ce soir. Tu es sure qu'ils ne t'ont pas suivie ? Personne ?
- Non, j'ai pu quitter ma chambre discrètement et personne ne m'a vue sortir de l'auberge. Rassure-toi. Mais... que vas-tu faire à présent ?
- Je ne sais pas, je vais improviser... Je suis fatigué, tu sais.
- Tu dois partir loin cette fois-ci, tu dois disparaître pour de bon. Ils ont engagé un certain Monsieur de Voluret et il suit la moindre de tes traces. Tu dois filer au plus vite : dans quelques heures ils seront ici, ça ne te laisse pas beaucoup d'avance sur eux. Tu dois faire vite. Tu as des amis pour te cacher, si besoin ? Tu sais où aller ?
- Ne t'occupe pas de moi.... Murmura-t-il avec un sourire plein d'affection. Tu m'as déjà beaucoup aidé en venant me prévenir cette nuit. Mais maintenant ce qui m'inquiète, c'est que tu dois rentrer. En pleine nuit, seule dans le port... Je ne peux pas te laisser partir comme ça. Je vais t'accompagner.
- Hors de question ! Tu viendrais me reconduire à ma chambre, au nez et à la barbe de nos parents et de ce chien de Voluret ? Tu n'y penses pas ! Tu ne changeras donc jamais, jeune écervelé ! repartit-elle en lui tapotant le dos tout en souriant d'un air moqueur.
- Mais si tu te fais prendre ? Enchaîna Saffré sans se départir de son sérieux.
- J'inventerai une excuse, n'importe quoi qui m'aurait poussée à sortir.
- Ils ne sont pas sots : tu sors le soir et le lendemain je ne suis plus dans ma chambre...
- Saffré, personne ne me verra. Et de toute façon tu n'as pas le choix.
- Et les ivrognes du port ? Si tu faisais de mauvaises rencontres ?
- Notre auberge n'est pas loin, c'est bien là ton problème. J'ai réussi à venir jusqu'ici toute seule. Alors arrête de t'inquiéter et pars rapidement de ton coté. Je dois rentrer maintenant. Promets-moi de faire attention. Je ne sais pas où tu vas, mais s'il te plait, ne m'oublie jamais : tu me manques beaucoup, ma vie est bien triste sans toi.
- Je te garderai toujours avec moi, c'est promis. Tu vas tellement me manquer. Mais après tout, nous n'avions pas prévu de nous revoir ce soir alors peut être que nos adieux ne seront, cette fois encore, que provisoires.
- Oui, qui sait... Sois prudent, et n'oublie pas que la porte de ma maison ne te sera jamais fermée.
- Merci. Fais bien attention en rentrant. Tiens, prends ce pistolet. Ne discute pas, fais-moi plaisir. Il n'y a qu'une balle dedans alors utilise-la seulement en dernier recours. Garde-le toujours près de toi, maintenant que tu n'auras plus ton grand frère pour veillez sur toi. »
Ils échangèrent un sourire complice, les embrassades s'éternisèrent, mêlées de larmes et de recommandations affectives. Puis enfin, Elise sortit, aussi discrète qu'un fantôme. Ombre appartenant au passé de Saffré, silhouette chérie qu'il laissait définitivement derrière lui et qui ne cesserait jamais de le hanter, il en était sûr à présent. Alors, reprenant ses esprits, il se raidit, posa une main sur le dossier de sa chaise comme pour puiser des forces nouvelles à travers cet appui ferme.
Ainsi donc, ses parents avaient dépensé une fortune pour le retrouver et le ramener de force. Rien à faire, il était leur prisonnier. Les belles paroles jadis prononcées pas ses parents lui revenaient en foules, toutes plus détestables les unes que les autres car finalement, rien ne comptait autant que leur prestige, leur honneur... Leur fils en lui-même n'avait jamais eu la moindre importance, il n'était que l'outil de leur gloire.
Saffré savait maintenant que le monde sucré et doré dans lequel il avait été éduqué n'était qu'un paradis artificiel, une illusion aveuglante, un mensonge aliénant, où tous les échanges qu'il avait eus avec ses semblables n'étaient qu'hypocrisie répugnante. Après tout, les plus beaux châteaux ne sont-ils pas élevés dans les marécages ? On cachait une vérité pestilentielle par des tromperies parfumées, toute flatterie n'était qu'une arme à double tranchant redoutable, puisque sa lame avait baigné dans le poison de nos âmes souillées. Il était consumé par cette soif du vrai, de l'authentique, et il ferait éclater le faux, il libérerait les vérités, toutes les vérités, même les plus laides, surtout les plus laides car elles étaient sans doute les plus authentiques, les plus profondément enfouies et déguisées. Si l'Homme se cache sous ses dentelles d'un blanc immaculé, s'il fait naître des châteaux grandioses aux jardins somptueux, c'est pour recouvrir et dissimuler les marais empestant la décomposition ; et s'il aime son enfant, c'est pour ne pas l'égorger, cet être jeune et insouciant qu'il méprise tant par jalousie.
L'Homme se fait nommer Homme pour cacher son identité de bête, et il se voile si bien la face qu'il finit par croire à sa bonté et à sa grandeur d'âme. Mais pourquoi fait-il le bien, si ce n'est pour se garantir de la mauvaise conscience et s'assurer une place près de son dieu qui le terrorise ? Il ne fait le bien que par intérêt, pour sauver sa misérable personne, mais s'il pouvait rencontrer son dieu et le tuer pour prendre son trône, il y a bien longtemps que l'Homme aurait apaisé sa soif de puissance. L'Homme n'est un Homme que par défaut : parce qu'il ne veut pas se reconnaître bête, et parce qu'il aspire à être dieu.
Son sac empoigné, il décida de quitter sa chambre par la fenêtre pour que personne ne puisse dire à quelle heure il avait décampé. Il ne voulait pas croiser un membre du personnel. Heureusement, le toit de l'écurie de l'auberge n'était qu'à trois ou quatre mètres sous sa fenêtre : Il enjamba donc le rebord, se suspendit et se laissa tomber dans un fracas de planches ébranlées. Il s'immobilisa un instant, le temps que la nuit redevienne calme. Il souffla de lassitude, ayant l'impression d'un retour au point de départ, de revivre une scène familière. Il rampa jusqu'au bord du toit et se laissa tomber au milieu de la réserve de paille et de foin. Arrivé sur la rue pavée, il marcha d'un pas rapide mais silencieux vers le port. Il n'avait même pas réfléchi pour trouver plusieurs solutions, rejoindre Alexandre lui était apparu comme une évidence. Il ne connaissait personne d'autre ayant les moyens de l'emmener loin dans les plus brefs délais.
Mais il bouillonnait intérieurement. Son départ n'aurait pas dû se passer comme cela. Une fois encore, ses parents avaient détruit tout ce qu'il avait tenté de construire. Lui qui voulait prendre, pour une fois, sa propre décision, faire son propre choix... Voilà qu'il décidait d'embarquer à bord du Marasme sous la contrainte, simplement pour la fuite. Il ne s'agissait pas de son choix, c'était devenu une nécessité. Son acte perdait tout son sens. Après tout, aurait-il pris la mer si ses parents n'avaient pas fait irruption ? Il n'en était pas sûr. Il se demanda si une fois dans sa vie il pourrait choisir lui-même l'orientation de son existence ou si, toujours, il prendrait ses décisions sous la contrainte. Refusant de sombrer dans ces idées castratrices, il se persuada qu'il aurait pris la mer de toute façon.
Cependant, arrivé au port, c'était bel et bien l'impasse pour lui. Comment atteindre le navire d'Alexandre pendant la nuit ? Il courut jusqu'à la plage où il avait l'habitude d'arriver lorsqu'il rentrait à la nage, sachant que le Marasme était tout prêt et pourtant hors d'atteinte. Il n'avait jamais nagé de la côte vers le large, et les courants lui seraient contraires, puisque la marée était montante. Il serait épuisé avant d'être à mi-parcours. Voler une barque ? Pourquoi pas... Mais il devrait ramer seul dans l'obscurité sans être aperçu par les gens du port. Impossible donc de prendre une barque au port. Il devait en trouver une sur cette plage... c'était perdu d'avance...
Cependant, il réfléchit un instant et une évidence lui apparut enfin : Alexandre lui avait donné rendez-vous le lendemain... et Saffré devait le rejoindre sur le Marasme par ses propres moyens... donc... Alexandre avait forcément prévu de quoi prendre le large... Mais Saffré avait un jour d'avance.... Le Capitaine Rocheau était-il si prévoyant ou allait-il attendre le dernier moment ? C'était de toute façon le dernier espoir de Saffré, et il scruta donc l'obscurité à la recherche d'une barque sur le sable ou à la dérive au bord de l'eau. Le temps passait et il ne trouvait rien. Comment prévenir Alexandre ? Impossible de lui envoyer des signaux de lumière : son navire était dissimulé, les gens à bord ne voyaient pas la côte honfleuraise. Alors quoi ? Il fallait arpenter la côte dans l'espoir de trouver une embarcation de fortune, ou prendre le risque de nager. Il marcha et marcha sur plusieurs mètres. Puis, ne voyant presque plus les lumières du port, il se résigna à faire demi tour sans abandonner ses recherches pour autant.
Alors qu'il était plongé dans ses pensées les plus noires, il se prit les pieds dans le sable et tomba à la renverse. Au sol, il s'assit et commença à démêler la corde qui avait retenu son pied prisonnier. Il tira dessus, et comprit qu'elle menait vers les terres, jusque dans la végétation côtière. « ça y est, j'ai trouvé le cadeau d'Alexandre ! » pensa-t-il. Et de fait, il trouva une barque cachée dans les herbes et buissons denses. « Décidément, lui et moi sommes fait pour nous entendre ! C'est peut-être le seul être humain que j'arrive à comprendre ! »
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