Partie II : chapitre 7


Saffré avait bien des soucis en tête, car il savait désormais qu'il lui fallait trouver le moyen de subvenir financièrement à ses besoins pour les jours à venir. Il avait encore quelques sous de côté mais pas de quoi tenir bien longtemps... il lui fallait un nouveau travail. Il prit donc le parti d'aller se promener dans le port pour prendre un peu l'air et flâner par-ci par-là au grès de ses envies.

La journée passa ainsi, le ciel était couvert mais il ne faisait pas froid, le vent faible était comme une délicieuse caresse dans ses cheveux. Il ne rentra pas tard, prit un repas léger et se coucha alors qu'il faisait à peine sombre dehors. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas dormi plus de cinq heures d'affilées, et il avait enfin la possibilité de se remettre d'aplomb. Il ne rouvrit les yeux que le lendemain, plusieurs heures après le levé du soleil. Il se vêtit de sa plus belle chemise, d'un noir soyeux, attacha ses cheveux d'un ruban du même tissus, s'assura d'un rapide coup d'œil dans le miroir qu'il était à son avantage et sortit d'un pas décidé. 

Dans le couloir, il croisa la domestique qui piqua un fard en l'apercevant, mais il ne la regarda même pas. Son visage affichait une expression sévère et ferme, sa posture droite et fière cherchait à impressionner ; l'objectif du jour était de trouver un nouveau moyen de subsistance. Il s'élança dans les ruelles et marcha rapidement, même s'il n'avait aucune idée de l'endroit où il devait chercher. Au bout de plusieurs minutes, il tomba nez à nez avec une énorme bâtisse blanche de style colonial, et comme il voyait que la cour était bondée de divers carrosses et que les domestiques s'affairaient autour de demoiselles en robes, il prit le parti d'aller offrir ses services. L'homme qui semblait prendre les décisions et régissait ce remue-ménage était un individu plutôt grand et très fin. Il portait un ensemble noir très habillé et donnait ses ordres aux différents domestiques. Il répétait des « Monsieur a dit » et des « Madame veut » à tout bout de champ, et il était donc évident qu'il s'agissait de quelqu'un de haut placé dans la hiérarchie des gens de maison. Saffré se dirigea donc vers lui, d'un air qui se voulait assuré mais qui n'était que le masque de son appréhension.

« - Bonjour Monsieur. Pardonnez mon intrusion, et même si je crains de vous importuner, permettez-moi tout de même de me présenter. Je me nomme Edouard Anvain, et je cherche une bonne maison où tirer profit de mes compétences...

- Et quelles sont-elles ? répondit l'autre sans même lui adresser un regard.

- Je sais parfaitement lire et écrire , j'ai reçu une formation au métier d'arme, j'ai déjà travaillé dans le commerce des tissus, et la conversation mondaine ne m'effraie pas.

- Monsieur a besoin d'un secrétaire. Laissez-moi vous conduire à lui. Il jugera ainsi par lui-même. »

Saffré avait instinctivement changé son nom, et il n'était pas mécontent de l'effet qu'il avait produit, car certes l'autre ne daignait pas le regarder, mais il le conduisait néanmoins devant le maître des lieux, un homme fortuné sans aucun doute. Son interlocuteur tourna les talons et s'engouffra dans le corridor, laissant Saffré sur le seuil de la porte. Il hésita quelques secondes puis rattrapa l'autre et le suivit jusqu'à ce qu'il s'arrête net devant une porte garnie de moulures d'un vert pâle. Il fit de nouveau volte-face et chuchota :

« Attendez quelques instants que je demande à Monsieur de vous recevoir. Vous vous adresserez à lui en parlant fort : l'ouïe lui fait parfois défaut. Appelez-le Monsieur de Courtraix, et ne parlez que pour répondre à ses questions. Il déteste les gens bavards. »

Avant de le laisser répondre, il frappa à la porte, pénétra dans la pièce en refermant derrière lui. A peine deux minutes s'écoulèrent qu'il reparaissait déjà, laissant la porte ouverte et faisant signe à Saffré d'entrer. Le jeune homme respira profondément pour maîtriser la bouffée d'appréhension qui nouait sa gorge, puis entra d'un pas décidé. Aussitôt, il se souvint des paroles du domestique, et ne prononça donc pas un mot, attendant qu'on l'invite à parler. Un homme d'une cinquantaine d'années était assis derrière un grand bureau de bois laqué plutôt sommaire, mais les plumes et les papiers étaient éparpillés sur le plateau en abondance. Pendant un instant, Saffré crut revoir son père et cette apparition le rebuta de telle sorte qu'il fit un léger bon en arrière ; puis, se ressaisissant, il avança jusqu'au bureau. Là, l'autre releva la tête, ajusta ses petites lunettes rondes, et s'adressa enfin à lui :

« - Mon garçon, on m'a dit que tu pouvais me servir de secrétaire. Il y a quelques jours, celui qui tenait ce poste m'a quitté pour une autre maison, je cherche à le remplacer rapidement parce que, vois-tu, ici les papiers s'accumulent et je n'arrive pas à faire face. J'ai besoin de quelqu'un pour traiter tout ce courrier à ma place. Tu sais lire et écrire ?

- Oui, Monsieur de Courtraix.

- Bien. Nous allons voir ça. Voici une lettre que j'ai reçue ce matin, il me faut une copie au plus vite. Installe-toi au bureau, et mets-toi au travail. Si je suis satisfait, tu pourras rester et nous parlerons de tes gages.

- Entendu, Monsieur de Courtraix. »

Aussitôt, Saffré pris place devant le petit bureau d'angle que le monsieur lui désignait, et recopia la lettre de sa plus belle écriture tout en visant la rapidité. Au bout de quelques minutes, il prit son travail à deux mains, l'admira en le portant à la hauteur de ses yeux, et alla la remettre à Monsieur de Courtraix. L'homme ajusta de nouveau ses lunettes, jeta un regard pointilleux sur la lettre, la lut en diagonale puis acquiesça. Immédiatement et sans un mot, il tendit un paquet de papiers où figurait, sur la feuille du dessus, une petite note disant : « à trier selon la provenance ». Le jeune homme commença alors à répartir les papiers en divers paquets. Il passa ainsi le reste de la journée noyé au milieu de lettres et de notes personnelles puis, lorsque vint la fin d'après-midi, Monsieur de Courtraix, petit homme rond à la grande perruque de cérémonie, lui permit de prendre congé en lui demandant de se représenter le lendemain matin. Il lui expliqua qu'il s'apprêtait à partir en voyage, d'où le grand ménage qu'il devait faire dans ses papiers avant son départ. Il voulait donc conserver ce nouveau secrétaire pendant une semaine, jusqu'à son départ. 

Saffré s'inclina respectueusement puis sortit. Ce travail lui convenait : enfin ses membres endoloris étaient au repos, seuls ses yeux avaient souffert du labeur. Pourtant, ce n'était qu'un travail pour un court terme, une semaine seulement. S'il ne partait pas avec Alexandre Rocheau, il devrait rapidement trouver un autre emploi ou serait contraint d'errer dans le port sans le sous. De toute façon, il ne se voyait pas secrétaire indéfiniment... l'idée de voyager paraissait tellement plus séduisante !

Il se coucha l'esprit tranquillisé, puisque les jours à venir étaient assurés pour le moment. Il n'avait plus qu'à prendre sa décision concernant la proposition d'Alexandre, mais il avait encore le temps de la réflexion. 

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