Partie II : chapitre 6


Le lendemain, c'est avec une mine défaite et des yeux éteints qu'il alla rejoindre l'équipe du port. Bien sûr, son expression de profonde détresse n'échappa pas à Raymond qui tenta de glaner des informations. Mais Saffré restait de marbre et plus les questions s'accumulaient, plus il se terrait dans le silence. Passablement énervé, Raymond finit par grommeler d'une voix ferme :

« - Bon, que les choses soient claires : au final, on se moque tous de ta vie privée alors je ne veux même pas savoir ce qui cloche chez toi ce matin. Qu'une fille du port t'ait refusé ses faveurs ou que ta grand-mère soit passée de l'autre côté, aucune importance ! Tant que tu ne faiblis pas devant la besogne... Alors je te conseille de te mettre efficacement à la tâche et de ne pas semer la mauvaise humeur au sein du groupe. Si tu ne fais pas preuve de bonne volonté, sache que ce soir tu ne toucheras pas ta part. Est-ce bien clair, Saffré ?

- Parfaitement monsieur. Mes histoires ne regardent que moi et je me réjouis de voir que vous ne me ferez pas l'affront de vous obstiner dans vos questions abusives, là où je ne demande qu'à travailler en paix. »

Le jeune homme se détourna alors et se remit à l'ouvrage, Raymond restant bouche-bée. Ayant tant essayé de le faire parler sans succès, il ne s'était pas préparé à une si longue réplique et elle lui arrivait en pleine figure avec une violence intolérable. Il rattrapa Saffré en quelques enjambées et le saisit par le bras, l'obligeant à se retourner.

« - Ne prends pas cet air méprisant avec moi, pauvre gamin ! Tu oublies qu'ici, c'est moi qui donne les ordres. Je fais la loi et je fixe les règles. Alors je ne tolérerai pas que tu me parles sur ce ton. Tu me respecteras de toi-même ou je t'apprendrai à me respecter. Personne n'est irremplaçable ici. Tes airs de princesse m'exaspèrent, alors excuse-toi maintenant, devant les autres. Je veux te voir soumis et docile. Je veux te voir ramper. Demande-moi de te pardonner, et j'aurai peut-être la gentillesse de te laisser reprendre le travail.

- La gentillesse ? Oh ! Mais une telle magnanimité vous honore, monsieur ! Et moi, pauvre petite créature dépendante, j'osais attaquer votre toute puissance !?

- Ça suffit, Saffré. Excuse-toi. Maintenant. Tu risques de le regretter. Il faut apprendre à reconnaître l'autorité de ceux qui sont au-dessus de toi. Montre que tu es un homme. Excuse-toi.

- Je suis un homme. Un homme libre. Et non votre outils de travail. Je ne laisse personne se placer en maître et me donner des leçons. Je ne me rabaisserai pas devant vous. Selon quel principe devrais-je le faire ? Je ne me prosterne devant personne, monsieur, je suis mon seul maître, je ne reconnais que les lois que je me dicte. Les seules personnes que je respecte et auxquelles j'obéis sont celles qui ont su obtenir mon admiration. Vous n'êtes pas de ces gens-là.

- Disparais. Si tu t'obstines encore, sache que je me ferai un plaisir de t'enseigner les bonnes manières. Tu n'es qu'un animal à dresser... Va, retourne à ta chambre et repose-toi. Visiblement, tu n'es pas dans ton état normal. Reviens demain avec un air désolé, un joli petit discours pour demander pardon et rappeler que tu n'es qu'un idiot, et peut-être que j'accepterai de revoir ta sale tête dans mon équipe. »

En serrant les dents pour ravaler sa rage, Saffré fit demi-tour et se dirigea vers les ruelles du port pour regagner son auberge, sous le regard consterné des autres qui le suivirent des yeux, incrédules, les bras pendants. Mais le jeune homme entendit la puissante voix de Raymond les rappeler à l'ordre, d'un ton qui trahissait sa fureur. Il s'éloigna d'un pas rapide et ininterrompu. Arrivé à son auberge, en quelques minutes, il pénétra dans sa chambre et s'étendit à plat ventre sur le lit. La pièce n'avait pas encore été remise en ordre par les employées, ce qui signifiait qu'il ne tarderait pas à être dérangé par la petite domestique brune qui s'occupait du logis. 

Pour la première fois depuis son altercation avec Raymond, il prit conscience de la situation : voilà qu'il venait de tourner le dos à l'homme qui lui permettait de se nourrir et de se loger. Il était seul et sans ressource. Maintenant, il comprenait sa stupidité et le caractère subversif de son impétuosité. Il dû probablement s'assoupir quelques minutes car il rouvrit les yeux et sursauta en entendant frapper à sa porte. Il n'eût pas le temps de répondre que déjà la domestique ouvrait la porte, et poussait un petit cri de surprise.

« - Oh monsieur ! Pardonnez mon impolitesse, je pensais que vous étiez absent, car d'habitude à cette heure, la chambre est vide, j'étais persuadée de...

- Oui, oui je sais, je ne devrais pas être ici. Je suis rentré me reposer, mais entrez il n'y a pas de quoi vous alarmer.

- C'est que... je vais vous laisser vous reposer au calme, je repasserai plus tard.

- Non, non ce n'est pas nécessaire. Faites donc votre travail. Ma journée a mal commencé mais depuis que vous êtes apparue sur le seuil de ma porte, on dirait que tout s'arrange. Votre présence est, je vous l'assure, des plus apaisantes... »

Tout en disant ces paroles, il venait vers elle. Le jeune fille serra les serviettes propres qu'elle tenait contre sa poitrine, et lorsqu'il se trouva tout près d'elle, elle eut un petit mouvement de recul, apeurée. Mais il poursuivait :

« - Des plus apaisantes et... réconfortantes... Vous savez aujourd'hui cette ville me semble bien vaste et dépeuplée... Je n'ai jamais été aussi seul... Si seulement il se trouvait quelqu'un pour se tenir là, près de moi, pour me parler et me consoler...

- Je suis sure que Monsieur connaît de charmantes personnes qui se feront une joie de lui tenir compagnie. Je dois poursuivre mon travail, il y a plusieurs chambres que je dois remettre en ordre et...

- Non, s'il vous plait... s'il vous plait, ne me laissez pas seul. Restez à me tenir compagnie encore un peu... encore un peu... un peu...

Il caressait maintenant son visage délicatement, tenant son fin menton entre son pouce et son index, tout en répétant ces paroles à voix basse. Elle sentait alors son souffle chaud dans son cou, et cette voix masculine devenait rauque, sa respiration haletante. Elle lâcha les serviettes comprimées entre sa poitrine et le torse de Saffré, qui profita de cet espace libéré pour l'attirer contre lui. Sous ses caresses, il la faisait reculer pas à pas jusqu'à ce qu'elle se trouve dos au mur, puis il promena ses lèvres dans son cou. Aussitôt, elle sentit une douce chaleur irradier ses entrailles et ferma les yeux, comme happée par un néant, des abîmes profondes dans lesquelles elle perdait connaissance. Elle frémit au contact de la chemise de Saffré glissant sur ses chevilles. Elle comprit enfin qu'elle ne touchait plus sol, ses jambes entourant les hanches du jeune homme. La paroi irrégulière du mur écorchait son dos mais elle n'en avait pas conscience. Ses mains effleuraient les épaules de Saffré, puis remontaient le long de son cou pour enfin se perdre dans ses cheveux, dédale sombre de velours et de pétales de roses noires. 

Elle sentit son corps se déchirer et les larmes vinrent à ses yeux mais elle les ravala, et la douce peau de son dos laissa des lambeaux de chair ensanglantée sur les rugosités du mur au fur et à mesure des impulsions données par Saffré. Lorsqu'enfin l'étreinte du jeune homme se relâcha, elle glissa au sol, incapable de tenir debout. Il s'éloigna, lui tourna le dos, retrouva ses vêtements et se dirigea vers la table où il avait laissé le linge de la veille. Sans revenir vers elle, il lui jeta les serviettes utilisées, puis les draps, et lorsque tout ce qu'elle était venu chercher fut en tas à ses pieds, il revint vers elle. Elle était toujours au sol, sa tête dodelinait car elle peinait à retrouver ses esprits. Il s'accroupit, saisit alors son menton, releva son visage et chercha à croiser son regard. Lorsque leurs yeux se trouvèrent, il murmura :

« Prenez le linge et sortez. Il me semble que vous avez du travail. Bonne journée. »

Il se relevait et s'éloignait déjà. Ces paroles la ramenèrent à la réalité, elle le fixa avec stupéfaction. D'un geste mécanique, sa main se tendit vers le linge devant elle, pour le rapprocher et le chiffonner sur ses genoux. Avec peine, elle se leva alors qu'un fin filet de sang coulait le long de ses cuisses. Une fois debout, elle essaya de parler mais aucun mot distinct ne sortait de sa gorge sèche. Elle resta ainsi plusieurs secondes, et lorsque Saffré se retourna, il constata qu'elle n'était pas encore sortie.

« Eh bien ! dois-je aller chercher le propriétaire de l'auberge pour qu'il vous montre le chemin ? Passez cette porte et vous serez dans le couloir. Je crois qu'ensuite vous trouverez la chambre suivante, où l'on vous attend pour changer le linge.

- Mais monsieur, vous... je... enfin, je ne comprends pas, nous...

- Nous ? Nous quoi ? Réveillez-vous ma chère, vous avez du travail et je souhaite quant à moi qu'on me laisse en paix. Vous ne devriez pas importuner ainsi les clients ou je serais contraint d'en parler au propriétaire.

- Les importuner ? Mais... vous vous moquez...

- Bon, dehors maintenant. Je n'ai pas toute la journée. Laissez-moi seul. Merci. »

Elle ravala ses sanglots et sortit sans ajouter mot. A peine avait-elle passé la porte que Saffré oubliât son existence. 

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