Partie II : chapitre 5
Le lendemain, la journée lui parut interminable. L'équipe de Raymond dû utiliser les allèges pour décharger l'imposante marchandise d'un galion espagnol. Saffré aurait adoré s'en approcher et monter à bord, mais il faisait malheureusement partie du groupe qui restait au port pour accueillir la cargaison des allèges et la stocker à terre. Rien qu'en voyant le nombre de caisses remplies de pierreries et d'épices, il imaginait le galion comme un monstre tout droit sorti de la flotte de Neptune en personne, un animal énorme regorgeant de richesses. Il dû se contenter de son imagination car il ne put à aucun moment s'en approcher...
Lorsqu'enfin arriva la soirée, Saffré se sentit comme ragaillardi par l'idée de rejoindre Alexandre pour sa leçon d'épée mais aussi pour lui soumettre son désir de découvrir l'art de la navigation. L'équipe des gars du port se sépara, certains rentraient pour retrouver femmes et enfants, d'autres – plus nombreux que les précédents – rejoignaient la taverne. Saffré, quant à lui, déclinait l'invitation du Gros-bûcheron une fois de plus, prétextant avoir besoin de repos. La distance qu'il prenait vis-à-vis de ses compagnons leur déplaisait et il savait que malgré lui, il les vexait et mettait en péril la bonne entente du groupe. Pourtant, son travail au quai l'insupportait de plus en plus et il ne voyait en cette occupation que le moyen de gagner sa vie.
Saffré était maintenant seul au bord de l'eau, l'obscurité accompagnait un silence angoissant et le jeune homme se demandait bien par quelle folie il se trouvait là. C'est alors que ses craintes se matérialisèrent car il sentit le souffle chaud d'un homme dans son dos et, avant d'avoir le temps de réagir, une lame de métal froid se posa sur son cou. Il resta immobile pendant quelques secondes, le temps d'engourdir la vigilance de son agresseur, puis Saffré lui asséna un violent coup de coude dans les côtes. L'autre en lâcha son arme en poussant un grognement qu'il accompagna d'un juron. Saffré avait roulé au sol pour ramasser l'épée tombée, mais en entendant le son de la voix de l'importun, il comprit tout.
« - Alexandre ? Rah ! J'aurais dû m'en douter ! Quelle sorte d'homme se montre à un rendez-vous avec de telles manières ?
- Bonsoir Saffré ! Je crois que tu m'as cassé une côte ! souffla le Capitaine Rocheau d'une voix rauque, recroquevillé en deux, les bras repliés sur le torse, mais avec un ton jovial.
- C'est que... je...
- T'excuse pas ! Je suis bien content de voir que mes enseignements portent leurs fruits ! La dernière fois que je t'avais attaqué par surprise, tu étais resté bien bête... comme un pauvre petit garçon apeuré parce qu'il est désarmé ! Ce soir tu as réagi avec rapidité, précision, efficacité ! D'ailleurs, je voudrais bien que tu me rendes mon arme maintenant... expliqua Alexandre qui s'était redressé et qui souriait de toutes ses dents, amusé par la scène. Saffré lui tendit son épée et en la saisissant, son interlocuteur ajouta :
- Tu vois , j'ai transformé le petit garçon en homme ! Enfin... quand je dis petit garçon... je devrais peut être plutôt te comparer à une femmelette ! Pauvre petite créature sans défense ! se moquait-il avec de drôles de grimaces.
- Moi ? Un enfant ou une femmelette ? Soit ! Si tu y tiens je serai celui-là ! répliqua Saffré en poussant énergiquement Alexandre qui perdit l'équilibre et tomba à l'eau. Celui-ci ne comprit ce qui lui arrivait que quelques secondes après et toujours dans l'eau, il éclata d'un rire franc devant la moue enfantine mimée par Saffré.
- Toi alors !? tu ne cesseras jamais de me surprendre ! Aide-moi donc à remonter ! Voilà une leçon qui commence fort, qu'en dis-tu ?
- Eh bien ! j'en dis que désormais vous savez ce qu'il en coûte de m'insulter ! Que vous soyez le roi en personne, le Capitaine Rocheau, ou le dernier des mendiants, sachez que c'est ainsi que je réponds à qui m'insulte ! s'exclama Saffré avec un air de petit prince hautain, avant de laisser échapper un fou rire à son tour. Puis il ajouta, tout en aidant Alexandre :
- Dans tous les cas, ne vaut-il mieux pas être un enfant ou une femmelette plutôt qu'un homme trempé ? »
C'est dans cette ambiance de franche camaraderie que les deux hommes surgirent à bord du Marasme. A peine arrivés sur le pont, ils empoignèrent chacun un sabre et commencèrent à croiser le fer avec conviction. Les impacts étaient violents, tout deux bondissaient et leurs pirouettes faisaient de cet entraînement un spectacle formidable. En effet, Saffré ne se contentait plus de lutter avec sa lame, mais il tirait bénéfice de tout ce qui l'entourait, n'hésitant pas à envoyer cageots et barils au visage d'Alexandre, qui lui répondait de la même sorte. A chaque nouvelle invention de l'un ou de l'autre, un fou rire les réunissait. Le style de Saffré avait déjà beaucoup évolué, l'austérité et la droiture n'étaient plus de rigueur et loin d'être un cours théorique, la leçon devenait séance expérimentale. C'est rompus et trempés de sueur que les deux hommes s'assirent à même le sol, adossés au milieu des cordages, exténués et à bout de souffle. Ils entrechoquèrent deux chopes de grog et se désaltérèrent en silence. Le moment semblait opportun pour soumettre une requête...
« - Belle nuit en vérité, n'est-ce pas ? hasarda Saffré en levant les yeux vers le ciel.
- Oui, le vent est doux, la mère tranquille, c'est une nuit idéale pour naviguer... répondit Alexandre, songeur.
- Vous utilisez les étoiles pour vous diriger en mer ?
- Ça m'arrive oui... mais ces pratiques sont surtout la spécialité des peuplades nègres.
- Vous pourriez m'apprendre ? lâcha-t-il enfin d'un souffle.
- La navigation ?!
- Oui, l'art de guider cette merveille ! expliqua-t-il en désignant Le Marasme d'un geste ample.
- Saffré... tu m'étonnes encore... non seulement je t'apprends à te battre, et voilà que je vais t'enseigner la navigation... Mais que vais-je faire de toi ? un corsaire ? un... pirate ?
- Oh non ! Rien de la sorte ! Je veux juste apprendre. Evidemment, je suis prêt à vous verser des compensations financières pour le temps que vous m'accordez et...
- Entendu, nous verrons cela demain. Pour l'heure, tu dois te reposer. Tu ne tiendras pas longtemps à ce rythme-là. »
Ravi à l'idée de pénétrer un peu plus le monde de la mer et de découvrir l'intimité de la Belle d'Alexandre, Saffré rêvait déjà au lendemain. Mais tandis que les deux hommes ramaient en cadence vers le port, Alexandre s'arrêta brusquement.
« - Nos routes se séparent ici pour ce soir.
- Je ne comprends pas. Le port est encore à plusieurs mètres.
- Tu vas les parcourir seul cette fois. Eh quoi !? Ne m'as-tu pas demandé de t'enseigner la mer ? Il faut que tu commences par apprendre à nager convenablement. Avant de faire flotter un navire, mieux vaut savoir flotter soi-même. Tous les soirs, nous rallongerons la distance que tu devras parcourir à la nage. Ce soir, la marée est montante, ce sera simple. Tout ira bien tant que tu garderas la tête hors de l'eau ! Ne t'approche pas des récifs sur la gauche. Dépêche-toi maintenant, fillette ! »
Même s'il n'approuvait pas l'exercice et n'était pas sûr de bien savoir nager dans cette eau glacée, Saffré voulait tenir tête à Alexandre et il sauta d'un trait, par orgueil. L'eau lui glaça les os, mais déjà Alexandre rebroussait chemin, l'abandonnant. Le premier instinct de Saffré fut de céder à la panique. Par deux fois il ingurgita de l'eau salée avant de se ressaisir et d'ordonner ses mouvements. Il tenta d'organiser sa pensée, pour réfléchir avec logique : Alexandre n'était pas fou, il connaissait la mer. S'il lui avait demandé de sauter, c'était que la tache était bel et bien réalisable, l'exercice était forcément à sa portée. Saffré comprit alors tout l'intérêt du travail : au fur et à mesure qu'il raisonnait, qu'il organisait sa pensée rationnellement, ses mouvements devenaient plus précis, ils se coordonnaient. La force de son esprit agissait sur sa force physique, et plus il était calme mieux il flottait. Alexandre n'avait pas menti : les courants de la marée montante le ramenaient vers la côte. Lutter contre ces courants était inutile et épuisant, mieux valait laisser la mer le porter et le conduire jusqu'à la rive.
Lorsqu'il put toucher le fond, il lui parut que finalement peu de temps s'était écoulé depuis qu'il avait quitté la barque : une fois la panique surmontée, l'exercice avait été plus facile que prévu. La côte était sableuse, la ville était à quelques pas sur sa droite. En moins d'une demi-heure, il apparaissait sur le seuil de son auberge, trempé et frigorifié, mais revigoré.
Chaque soir, Alexandre augmentait la distance à parcourir à la nage, et Saffré avait pris goût à cet exercice qui le détendait et permettait de parfaire sa musculature. Le Capitaine Rocheau consacrait une heure au maniement des armes et une deuxième à l'enseignement de la navigation. Bientôt, compas et sextant n'eurent plus de secret pour Saffré : il savait calculer les positions en fonction des latitudes et longitudes, s'orienter selon les courants marins, et était désormais capable de tenir le journal de bord. L'utilisation de certains outils nécessitant le soleil, il arriva que les deux hommes se retrouvent non pas le soir mais au petit matin.
Pourtant, les choses ne pouvaient continuer ainsi, car Alexandre savait qu'il ne devait pas rester trop longtemps dans ce port. Son navire était à sec de toile au même endroit depuis plusieurs jours, ce qui le mettait en danger. De plus, cet homme-là gagnait sa vie en mer, et dépensait sa richesse à terre : s'il ne reprenait pas la mer, il serait contraint de jeûner. Alors, un soir, tandis que la leçon de navigation touchait à sa fin, Alexandre parut mal à l'aise en lui tenant ce discours :
« - Ecoute Saffré, je dois te parler. Je vais reprendre la mer, le moment est venu. C'est une décision qui me coûte beaucoup, car je me suis découvert un véritable frère en toi. Pour cette raison, je veux que tu viennes avec moi.
Le jeune homme lui répondit par un silence dû à la surprise... Même s'il savait que le moment du départ d'Alexandre viendrait, il avait refusé d'y penser, ce qui rendait la proposition d'autant plus inattendue et soudaine. Lui aussi avait une profonde affection pour ce capitaine audacieux. Alexandre, face au regard effaré de son élève, continua :
- Bon, je sais que c'est une décision difficile à prendre, que ça te fait peur. Il est vrai qu'une fois en mer, nous ne ferons pas demi-tour. C'est un engagement, un choix. Tu vas devoir te déterminer à travers ce choix. Mais je sais que tu en rêves ! Il est temps de mettre en pratique toutes les connaissances que je t'ai enseignées. Je te propose d'évoluer sur le terrain cette fois. On ne joue plus. Il est temps, tu es prêt. Quand tu vas regagner ta chambre, ce soir, observe les lumières du port et ose me dire que ta vie est là. Saffré, crois-moi, tu n'attends plus personne là-bas, et tu n'attends plus rien de cette belle ville de Honfleur. Tu es fait pour naviguer. Ta place est ici, à bord !
- Je n'en suis pas complètement sûr encore...
- Je sais que c'est effrayant. Si je t'en parle maintenant, c'est pour que tu puisses encore prendre le temps de réfléchir. Je pars dans trois jours. A toi de voir si tu veux en être.
Alexandre leva les yeux vers les étoiles, tapota l'épaule de Saffré qui était toujours assis dans les cordages à ses côtés, puis se mit debout. Il marcha en direction de sa cabine d'un pas lent et fier, et avant d'y entrer, il ajouta :
- On arrête là pour ce soir. Je te laisse rentrer à la nage. Le contact avec l'eau gelée t'aidera sûrement à prendre la décision qui convient. Réfléchis. Tu as trois jours, pas un de plus. Pour l'heure, ton enseignement est terminé. Je ne veux plus te voir à bord tant que tu n'as pas pris la décision d'y rester. La prochaine fois que tu rendras visite à ce navire, ce sera pour ne pas en redescendre avant plusieurs semaines. De toute façon, je ne peux plus rien t'apprendre tant que le Marasme est mis en panne. La prochaine leçon, si tu veux la suivre, aura lieu au large, le vent dans les voiles. Oh ! et... ne reviens pas pour me dire que tu restes à terre, ça ne m'intéresserait pas de l'entendre. Si tu refuses ma proposition, ne me fais pas l'affront de revenir à bord. Je préfère te dire adieu ce soir, ayant encore l'espoir de t'emmener. Alors adieu, Saffré. Bonne nuit. Dans trois jours, tu viendras... j'en suis persuadé. »
Alexandre disparut alors dans sa cabine, sans se retourner. Saffré enjamba donc le bastingage avec rage et plongea. Au contact de l'eau, il frissonna, ses muscles tressaillirent et brisèrent la lisse surface noire de la mer. L'eau était calme et bien que Saffré n'ait jamais nagé sur une telle distance, il n'était pas inquiet le moins du monde car il s'en savait capable. Par des gestes puissants, il se hissait vers le port tout en entendant le sang battre dans ses tempes. Une fois sur le rivage, au moins une demi-heure après avoir quitté le navire, sa colère n'était toujours pas dissipée : il était animé d'une rancœur folle, incontrôlable, et éprouvait le besoin de détruire quelque chose pour apaiser sa fureur par la violence, pour évacuer son trouble.
Comment ? Alexandre partait donc... le laissant seul face à son destin, face à une décision qu'il était incapable de prendre. Partir à l'aventure en mer... Voilà bien la concrétisation de son rêve mais... Comment pouvait-il choisir de participer aux activités illégales voire criminelles de cet homme-là ? Si Vladimir avait été un véritable père pour lui, Alexandre était devenu un frère. Pourtant, Saffré ne pouvait accepter cette offre qui contredisait son éducation, sa droiture et bafouait toutes les valeurs auxquelles il croyait... Mais Alexandre n'était-il pas lui-même un homme d'honneur ? Maintenant que Saffré le connaissait mieux, il lui semblait bien qu'Alexandre défendait lui aussi une idéologie , un mode de vie, une vision du monde. Ce n'était pas un simple malfrat. Le juger ainsi aurait été le sous-estimer. Cet homme-là n'était pas une brute aveugle, il avait de l'éducation ou du moins un certain raffinement, une capacité à penser le monde pour le façonner à sa manière et le rendre meilleur à ses yeux. Saffré ne pouvait voir en lui un animal violent et barbare. Il avait confiance en ce capitaine libre qu'il admirait. Alexandre ne travaillait pour personne... n'était-il donc personne ? Non, il travaillait pour lui-même et était donc bien quelqu'un : un homme capable de se déterminer, de forger sa propre identité au-delà de toute contrainte sociale ou éthique. Il créait ses propres lois là où les règles existantes l'offusquaient, là où il ne les approuvait pas. On ne peut suivre que les lois que l'on comprend et reconnaît comme nécessaires, que l'on s'approprie. Or les lois en vigueurs, les règles de ses semblables, n'étaient pas siennes. Il les récusait donc pour appliquer les principes qu'il jugeait personnellement comme défendables. Il devenait alors un modèle pour Saffré, l'effigie de l'homme qui s'est trouvé. Donc, Saffré devait se résoudre à voler autrui ? A semer le désordre en mer ?
Cette nuit-là, il ne dormit pas.
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