Partie II : chapitre 4


Saffré hésitait. Certes, il était fier de la confiance qu'Alexandre plaçait en lui en l'invitant à bord de son sloop. Pourtant, il savait qu'en acceptant il prenait des risques inconsidérés. Alexandre avait tué un homme qui allait le dénoncer aux soldats, mais d'autres personnes avaient peut-être découvert le secret, et l'armée du Roi pouvait alors aborder le navire clandestin, emprisonner tous les occupants, les pendre haut et court... Saffré risquait donc, en se mêlant à ces gens, d'être assimilé à eux et être traité comme un hors-la-loi alors qu'il était étranger à leurs affaires... Et même si personne ne venait à découvrir le sloop, rien ne garantissait la bonne foi d'Alexandre qui pourrait très bien ne jamais laisser Saffré regagner la terre ferme. Peut-être avait-il l'intention de se débarrasser en pleine mer de celui qui en savait trop...

Tout de même, en acceptant les leçons, Saffré avait déjà pris sa décision : il s'était engagé et ne reviendrait plus sur son choix. Tout en réfléchissant, il avait pris place à bord du canot et ramait à présent en direction du large. Les quelques hommes de loi qui surveillaient le port fermaient les yeux, trop habitués aux allées et venues nocturnes pour empêcher le commerce de la nuit et, qui sait, peut-être en profitaient-ils eux même pour s'acheter des denrées à moindre coût. Bientôt, Saffré aperçut la masse sombre du sloop d'Alexandre, celui dont il avait déchargé la marchandise quelques jours auparavant. Alexandre l'avait laissé à sec de toile, dans une crique isolée aux parois très dangereuses de sortes que personne ne s'approchait de l'endroit. Il avait pris soin de ne pas encastrer complètement le navire dans cet orifice naturel, afin que la profondeur soit idéale et la fuite facile en cas d'embuscade.

Enfin, Saffré distingua clairement le bâtiment, sa figure de proue représentait une fine sirène aux allures divines. Il la contournèrent et amarrèrent le canot par bâbord. Un homme leur envoya une échelle de corde. Saffré sentit son cœur s'affoler. Comme un enfant, ses mains tremblaient sous l'effet de l'excitation. Il longea les sabords lors de son ascension, et imagina les bouches rugissantes et crachant le feu des canons qui somnolaient sûrement à l'intérieur. Jamais il n'avait imaginé qu'un premier contact avec ce navire serait si émouvant. 

Alexandre l'aida à se hisser à bord :

« - Ah ! Nous y voilà ! Je te présente ma compagne, un superbe sloop, Le Marasme. Oh ! Et j'allais oublier ! Voici Le Poudreux ! dit-il en désignant l'homme qui leur avait envoyé l'échelle. On le nomme ainsi puisqu'il est chef-canonnier. La poudre, il doit en rêver la nuit ! »

Ce fut le seul membre d'équipage que Saffré rencontra ce soir-là, et l'obscurité l'empêcha de détailler l'individu, qui s'éclipsa aussitôt vers les entrailles du navire, comme si le contact avec l'air libre l'indisposait. Il n'avait émis qu'un murmure rauque à l'adresse de Saffré.

Alexandre lui envoya directement un sabre que le jeune homme saisit en plein vol, à la hauteur de son visage. Ils tournèrent pendant quelques minutes, se demandant lequel des deux lancerait l'offensive. Sachant qu'il ne viendrait probablement pas à bout de la patience d'Alexandre, Saffré se décida et tenta une touche en tierce, mais son adversaire, d'un geste vif et précis, para en demi-cercle, sans même avancer ou reculer. Aussitôt, il agrémenta son geste d'une première explication.

« Bien. C'est bien. Pourtant, tu es beaucoup trop prévisible. Prends ton temps et fais-moi douter ! Ne sois pas si franc, si direct. Tu dois m'obliger à m'interroger. N'hésite pas à provoquer et dérouter ton adversaire par des mouvements parasites dont le seul but sera de faire diversion en égarant son attention tout en troublant sa vigilance. Tu connais probablement quelques attaques au fer, comme le battement par exemple... Oh ! et autre chose de primordial ! Laisse ton adversaire venir à toi. La plupart du temps, celui qui attaque en premier agit avec rage et colère, il se laisse envahir par des émotions qui brouillent sa logique quand il se jette sur sa lame. Laisse-le et prend du recul sur la situation pour toujours te dominer. En revanche, une fois le combat engagé, sois le personnage principal et ne te contente jamais du second rôle. Il s'agit d'apprendre à valser, Saffré ! Mène la danse et laisse la musique t'emporter. On reprend... laisse moi attaquer en premier cette fois. »

Saffré commença alors par un arrêt pour repousser l'attaque simple directe d'Alexandre puis il entreprit une attaque progressive. Pourtant, le capitaine du Marasme eu vite fait de s'en défaire avec une attaque sur préparation. De nouveau, il expliqua :

« -Tu avais élaboré une stratégie en attaque progressive, n'est-ce pas ? Mais tu t'es borné à la mener à son terme sans prendre en considération mes réactions. Résultat : moi je m'adapte, je saisis ma chance dès que j'aperçois une faille. Ne cherche pas le panache et l'élégance de tout un ballet préparé à l'avance, mais trouve l'efficacité d'une danse en rythme que tu inventes au fur et à mesure que la mélodie évolue. Quand tu auras acquis une efficacité sans faille, tu pourras te concentrer sur la beauté de l'art. Ton esprit est trop sage, cesse donc de vouloir te battre en gentilhomme et laisse parler ta créativité propre, façonne tes propres règles, tes propres pas de danse !

- Mais je me bats toujours à la loyale ! protesta Saffré.

- C'est pour cette raison que je prends le dessus ! Laisse ton esprit exprimer sa perfidie, ne t'impose pas de barrières ! Quel est le but ? Se conduire en gentilhomme, ou gagner et sauver sa vie ? Hier encore, Grémand était ton maître... sache que tout ce qu'il pourra t'enseigner, c'est le respecte des règles et les astuces d'un combat à la loyale. Moi je veux t'apprendre à faire confiance à ta lame. Tu dois la sentir vibrer entre tes doigts, laisse-la vivre... A trop vouloir la contrôler, tu risques bien de la contrarier ! Élabore des stratégies puis laisse ton fer guider le combat. Confie ton sort à ta lame, laisse-là te dominer et elle te laissera la contrôler... Ton arme va devenir ta meilleure amie, ta compagne... J'ai trois femmes, tu sais : Le Marasme, la mer, et ma lame. Grémand te dira que dans un duel, il faut tout contrôler, tout prévoir... Moi je veux t'apprendre à t'adapter. Dans un duel comme dans la vie, il y a toujours des imprévus. Ta survie dépend de ta capacité à les gérer. A toi de t'adapter si tu veux vivre. Tout échec vient d'une situation imprévue, et parfois imprévisible, par laquelle on s'est laissé surprendre. Regarde, quand tu t'es lancé dans ton attaque progressive, tu avais prévu toutes les actions que tu allais enchaîner, et tu avais certainement imaginé mes réactions. Pourtant, j'ai réagis différemment. Et ça, tu ne pouvais pas forcément le prévoir. Mais ma réaction doit engendrer immédiatement une autre réaction de ta part. Tu dois t'adapter à l'imprévisible, et tu réussiras parce que c'est cette réaction là que j'ai eu – et pas une autre – mais en même temps parce que tu avais prévu autant de réactions différentes que possible. Pour résumer, si tu veux réussir, tu ne dois pas te fier seulement à l'improvisation, et pas seulement à tes prévisions. Trouve le juste équilibre et tu useras des deux à la fois. On reprend maintenant. »

Pour le moment, Saffré ne pouvait pas comprendre l'impact de ces paroles et leur signification profonde, les propos d'Alexandre lui semblaient encore confus et contradictoires. Pourtant, il ne tarderait pas à sentir que sa destinée obéirait à ses ordres : à lui de prendre ses décisions en fonction du contexte dans lequel il devrait choisir. 

Pendant plusieurs minutes encore, Alexandre Rocheau donnait sa leçon au jeune homme qui finit par demander qu'on le ramène au port afin qu'il puisse dormir avant l'aube. Alexandre réalisa alors avec étonnement que la nuit était très avancée, son élève avait besoin de repos pour reprendre le travail le lendemain. Ils remontèrent dans le canot, et si le trajet avait duré quelques instants de plus, Saffré se serait sûrement endormi sur sa rame. Ils se quittèrent en échangeant deux ou trois mots brefs, selon lesquels Alexandre viendrait chercher Saffré le soir suivant dans les mêmes circonstances que cette nuit-là. 

Lorsqu'il se retourna vers la mer, il distingua la masse sombre du canot qui ramenait Alexandre à son sloop. Le ciel était d'un bleu profond presque noir, tellement dégagé que les étoiles scintillaient ostensiblement, mais la mer paraissait bien plus sombre et effrayante même. On avait l'impression que tomber dans cette eau reviendrait à tomber dans le néant des ténèbres infinies. Et alors, Saffré sentit vibrer en lui la corde de la fascination qu'il avait déjà ressentie lorsqu'il avait découvert la mer pour la première fois à Saint-Malo, puis lorsqu'il l'avait contemplée du haut des remparts. Cet instant-là fut comme une nouvelle révélation : Comment avait-il pu oublier ce sentiment qui le pénétrait quand il regardait la mer ? Il en avait pleinement conscience à présent : il voulait découvrir la mer, l'apprendre et la comprendre. Il s'était laissé berner par le quotidien et en avait oublié son âme vagabonde. Sa décision était prise, il demanderait à Alexandre Rocheau de lui enseigner les rudiments de la navigation en plus du maniement des armes. Mais pour l'heure il avait besoin de repos, même si l'excitation le rendait insensible aux charmes de Morphée.

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